PELERINAGE A LORETO – CONFERENCE DU PERE PAUL LAZARUS
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Saverne, 04/02/1990

 

 

Il y a une abondante litterature à ce sujet. Même un Spiritain, le Père ESCHBACH, a publié un gros bouquin là-dessus. D'après la Tradition, ce sont les Anges qui, pour sauver la Maisonnette de la fureur destructri-ce des Turcs, l’ont emportée a travers les airs, a la fin du 13eme siècle. C'est pourquoi Benoît XV a fait de Notre-Dame de Lorette la patronne des aviateurs. Bien des artistes ont illustré ce voyage, humblement ou de façon grandiose, comme la fresque connue de Tiepolo. Le transport se fit en plusieurs étapes avec un premier arrêt en Dalmatie (à Tersatto, selon la plupart des traditions, puis en plusieurs points du Picenum ; finalement les anges (se seraient-ils fatigués ?) placèrent la maison en plein milieu d'un chemin public.

 

Le premier ouvrage qui fixe la Tradition date de 1465-1472, donc de 170 ans après l'événement. Il se réfèrent notamment au témoignage de deux frères, citoyens de Recanati, Paul et François Renalducci, ce dernier, âgé de 120 ans, qui assuraient que le grand-père de leur grand-père fut témoin de l'évènement. Le plus ancien document attestant le pèlerinage date de 1315 : ce sont les actes d'un procès intenté à trente-deux esco­griffes du pays, qui, en 1313, avaient régulièrement dévalisé la chapelle. Ils furent condamnés à une forte amende et au bannissement.

 

Très tÔt on a compare Lorette et Nazareth. Par exemple, on savait que, quand Montaigne parle de briques, c'est faux : on n'utilisait pas de briques a Nazareth. Nazareth était un pauvre village, rappelez-vous l’Evangile. Pour construire, on prenait des pierres, en grés, extraites de la colline. Cela donnait une grotte, devant laquelle on élevait une maisonnette. Celle-la

n'avait donc que trois murs, comme c'est le cas a Lorette. A Lorette, on a évidemment fermé la construction, on l'a surélevée et cette partie est en briques du pays, de même que la couverture actuelle est en tuiles.

 

C'est depuis une trentaine d’années que les recherches scientifiques se sont intensifiées, financées d'ailleurs par la puissante "Congrégation Universelle de la  Sainte Maison" à Lorette, forte de près de dix millions de membres. La dernière étude parue date de 1985 : elle est de Giuseppe Santarelli et a pour titre ‘Le Indicationi Documentali inedite sulla traslazione della Santa Casa di Loreto’ (traduction française). Pour Santarelli, dans le transport de la Sainte Maison, il ne s'agit pas d'Anges du Ciel, mais d'un Ange de la Terre, d'un Grec, Angelo Comnene, descendant d'un empereur de Constantinople, gouverneur de l'Epire ; il avait des propriétés en Galilée.

 

Devant l'avance des Turcs, il aurait, avec ses Croisés, démonté pierre par pierre la Maison (sans les fondations, bien sûr) pour la transporter chez lui en Epire (en Dalmatie, sur la côte yougoslave) en 1291. En 1294, sa fille Marguerite, dite la belle Ithamar, se marie avec Philippe d'Anjou, prince de Tarente, petit neveu de Saint Louis. On a retrouvé la "liste de mariage", la dotation de la mariée, qui comprend 52 articles. C'est le début qui nous intéresse s "Accipit Dominus Philippus a Domino Nicephoro has res dotis nomine pro Margaritha sponsa

 

2. Sanctas petras ex domo Dominae Nostrae Deiparae Virginis ablatas

 

3. Ligneam tabulam appictam ubi Domina Deipara Virgo Puerum Jesum, Dominum ac Servatorem Nostrum in gremio tenet   (c’est le tableau attribué à St Luc).

 

 

Le manuscrit date avec grande vraisemblance de septembre 1294, date du mariage. Et d'après la Tradition la Maison est arrivée dans le Picenum en décembre 1294. Les fouilles récentes ont mis au jour des pièces de monnaie de Guido de la Roche, duc d'Athènes de 1287 à 1308, ainsi que, entre les pierres, des croix de Croisés datées du 13eme siècle. Santarelli note : "Del sacello lauretano e essenziale il messagio e non il miracolo del suo Trasporto". Après avoir indiqué tous les problèmes qui sont encore a résoudre, il conclut : "Il faut distinguer l'authenticité du transport mystérieux et l'authenticité des reliques de la Sainte Maison. La première est appelée à tomber; la seconde, par les indications appor­tées par les documents inédits, confirmée par les sources archéologiques, littéraires et iconographiques, pourra être difficilement mise en doute désormais".

 

On a donc eu raison d'enchâsser cette humble maison dans un véritable écrin, dominé par la coupole, actuellement en réfection, entourée d'une couronne de

13 chapelles, dont celles de la France, avec quatre sacristies, chacune en l'honneur d'un évangéliste. Et la richesse extraordinaire et la variété des ex-voto et des dons offerts au cours des siècles (ici des tapisseries et céramiques) souvent pillés d'ailleurs. Cela explique la foule toujours renouvelée des pèlerins, pèlerins illustres : 12 papes, de Nicolas V à Jean-Paul II, des saints et fondateurs d’ordres(Grignon de Montfort y est resté quinze jours, la petite Thérèse Martin y a passé avant d’entrer au Carmel), des rois, des empereurs (Charles Quint), des chefs militaires, des écrivains comme Montaigne, des philosophes même, comme Descartes.

 

Alors que dans la solitude d'Allemagne du Sud, Descartes cogitait à son système philosophique, il fit le vœu, s'il arrivait a formuler un ensemble cohérent, de faire le pèlerinage de Lorette. Ce fut le "Cogito, ergo sum" et la suite.

 

En 1624, Descartes fit à pied le trajet de Venise a Lorette en 12 bonnes étapes. Un philosophe qui s'engage... A côte de ces pèlerins plus ou moins illustres, il y a l'immense foule des pèlerins anonymes.

 

Les Pères Capucins, qui sont toujours chargés de l'accueil des pèlerins, ont noté en 1780 : 63-000 communions pour le mois de septembre, ce qui fait plus de 2000 en moyenne par jour.

 

Parmi ces pèlerins anonymes figure, fin novembre 1840,  François-Marie-Paul LIBERMANN.

 

Mais avant de lui mettre le bâton a la main et le sac au dos, il nous faut voir comment la Providence l'a conduit sur cette route.

 

 

Vous connaissez suffisamment la vie du Père LIBERMANN pour savoir qu’il a été victime d'une grave crise d'épilepsie la veille de son ordination au sous- diaconat, le vendredi 13 mars 1829. Désormais plus question d'ordination, la bourse est supprimée, l'avenir bouché : LIBERMANN bute sur un mur. Les Sulpiciens eurent le mérite de ne pas simplement le renvoyer, même en l'aidant à se recaser, mais devant sa détermination à ne pas "rentrer dans le monde", à le garder avec eux, dans un statut assez imprécis. Il faut leur rendre hommage pour cet engagement, car on peut se demander quelle communauté oserait le faire aujourd'hui.

 

Monsieur LIBERMANN, qui gardait le costume ecclésiastique, allait passer plus de huit ans avec eux, la plupart du temps, de 1831 à 1837, au Séminaire d'Issy, situé un peu au-delà de la Porte de Versailles. Il avait droit à un régime spécial, plus substantiel que celui de la communauté. Il devint l'adjoint et le commissionnaire de l'économe, y joignant aussi les courses pour les séminaristes, qu’il accompagnait à Paris a l'occasion. Il commençait ainsi sa vie de grand marcheur. Il était en plus chargé de l'entretien du parc, de "brosser les arbres et de tailler la charmille". Il devait entretenir deux chapelles qui s'y trouvaient, la plus grande et la plus belle étant celle de Notre-Dame de Lorette, fidèle réplique, en petit, du sanctuaire italien. C'est là qu'il venait tous les jours, pendant six ans, nettoyer, orner, prier, réunir aussi les Séminaristes fervents. De cette chapelle, il ne reste rien, elle fut détruite en 1871, pendant la guerre civile. D'ailleurs, du Séminaire qu'a connu LIBERMANN il ne reste plus guère que le parc.

 

L'histoire de cette chapelle de Notre-Dame de Lorette est liée a celle de Monsieur OLIER, le fondateur des Sulpiciens. Sa vie offre de curieuses ressemblances avec celle de LIBERMANN. Né en 1608, de bonne famille, il se trouva muni des bénéfices d’une abbaye dès l'âge de seize ans. Il put donc mener une vie sans soucis et en profita, mais fit d'excellentes études. Il les continua à Rome, où il fut atteint d'une grave maladie des yeux. Il fit, à pied, le pèlerinage de Lorette où il trouva la guérison de l'âme et du corps. St Vincent de Paul l'assista à sa première messe. Au moment où avec d'autres prêtres, il envisageait la fondation de ce qui allait devenir la "Compagnie des prêtres de Saint Sulpice pour la formation du Clergé", il fut frappé d'une espèce d’hébétude mentale, qui le conduisit aux portes de l'asile. Guéri, il se fit nommer curé de la paroisse parisienne de Saint-Sulpice, la plus mauvaise de Paris alors. Sa mère, qui le voyait évêque, en fut outrée, le renia et fut suivie par toute la famille. Monsieur OLIER devait mourir à 49 ans.

 

Il exerça une grande influence sur LIBERMANN. Même certaines -disons- exagérations de langage, dont le Père allait se corriger, viennent de lui. LIBERMANN trouvait que les Sulpiciens connaissaient mal leur fondateur, et il exhortait les séminaristes à seconder Monsieur FATLLON qui travaillait alors à rediger le premier travail sérieux sur le Fondateur. Je crois que c'est Monsieur OLIER qui a mis le Père LIBERMANN sur le chemin de Lorette, qui lui a fait faire le pèlerinage en esprit, qui a fait lever en lui le désir -conscient ou inconscient- de se rendre en ce lieu de grâces quand il le pourrait. Peut-être en avait-il même fait le vœu.

 

Quand il quitte Issy pour Rennes en 1837, il est toujours le Juif de petite taille, maigrichon et sobre, mais alerte de corps et d'esprit, grand marcheur

devant l’éternel. Une de ses connaissances note(Perrée, déposition au Procès de béatification, N.D. I, p. 307) : "Son aspect annonçait une certaine vigueur et une force musculaire dont je l'ai vu donner des preuves qui nous étonnaient, comme des marches longues et forcées, des poids considérables soulevés aisément. À Rome, j'avais peine à le suivre dans les pèlerinages lointains, et jamais il ne paraissait fatigue".

 

A notre tour, essayons maintenant de suivre le Père à Rome, où il arrive au début de l’année 1840. Si ses habits sont vieux, ils sont propres. Il porte la soutane sulpicienne avec le rabat noir bordé de blanc, un grand tricorne, qui pouvait servir aussi bien de parapluie que de parasol, des souliers récupérés, mais qu'il cire lui-même, dira Madame PATRIARCA, sa logeuse. Il vient d'enrichir son expérience de Directeur spirituel à l'école de Saint Jean Eudes, comme Maître des Novices chez les Eudistes à Rennes.

 

Surtout il s'est laissé séduire par l'idée d'une Oeuvre à fonder pour l'évangé-lisation des Noirs. L'idée ne vient pas de lui, mais de deux séminaristes qu’il avait connus a Issy, Frédéric LE VAVASSEUR, de l'Ile de la Réunion (alors Bourbon), et Eugène TISSERANT, dont la mère était originaire d'Haïti. LIBERMANN sentit là un appel de Dieu et s'engagea a réaliser, ce qui, chez les deux jeunes gens, restait encore trop une vue généreuse de l'esprit. Pour être sûr de ne pas s’abandonner justement a des vues purement humaines, LIBERMANN décide d'aller à Rome,    "où, dit-il, Notre-Seigneur a mis ses lumières pour le gouvernement de son Eglise".

 

Et pour cela, il ne veut compter sur aucun appui humain. Il est accompagné d’un jeune diacre, Maxime de la BRUNIERE, séminariste brillant, sur lequel LIBERMANN comptait beaucoup pour la future œuvre. De La BRUNIERE était fortuné, et LIBERMANN logea avec lui dans une pension bourgeoise plutôt confortable. Cela dura jusqu’en mars : Maxime de la BRUNIERE n’avait pas la foi dépouillée, ni l'abnégation de son compagnon. Devant les difficultés et les oppositions, il préféra renoncer et entrer aux Missions Etrangères de Paris. Quelques années plus tard, il se fera massacrer Mongolie.

 

Ce départ affecta beaucoup LIBERMANN, mais ne l'abattit pas.Sans recommandation, sans appui, pauvre acolyte, que va-t-il devenir face à l'administration romaine ? Cela commença plutôt mal, on le comprend. LIBERMANN fut sur le point de renoncer, il avait même demandé qu'on lui envoyât l'argent pour le retour, quand à la Propagande, on lui demande non pas d'organiser une œuvre restreinte, mais de fonder une Congrégation, et pour cela de se faire ordonner prêtre. Entre temps, il avait trouvé un logement sous les toits d'une vieille maison. Cela nous semble plus que rudimentaire, mais il s'y trouve a l'aise et ne voudra pas changer. Il semble s'être bien entendu avec son logeur et sa famille. PATRIARCA, ancien sergent-major des armées napoléoniennes, parlait français. LIBERMANN partageait leur table à midi, moyennant un franc par repas. La table des PATRIARCA était assez pauvre sans doute, mais probablement pas  plus que celle du rabbin LIBERMANN de Saverne, car le sacristain, c'était l'une des fonctions de PATRIARCA, n'était pas dans la misère et un franc par repas, en ce temps où la vie était très bon marché à Rome, représente déjà un certain standard.

 

C'est le Père LETOURNEUR, normand et ancien économe, qui le dit, en se basant sur les archives de l'économat du Séminaire français de 1854 à 1856. Certes le Père connut des heures difficiles, des accès de fièvre, mais il ne perdit jamais la paix, ni l'entrain. Il travaillait la plume à la main le matin, quand il ne faisait pas encore trop chaud sous les tuiles ; l’après-midi il s'en allait en pèlerinage aux différents sanctuaires de Rome, proches ou lointains, seul ou comme guide de compatriotes. Il en aura fait des kilomètres a Rome. Il redige la Regle (provisoire) de la future Congrégation, dont il lui faut d’abord préciser le nom, puis l'esprit, le but, le fonctionnement, alors qu'il n'a guère d'expérience en ce domaine, que rien n'existe, qu'il est tout seul à Rome.

 

Entre temps, au plus fort des chaleurs d'août, il se permet une escapade à Ariccia, au sud de Rome, au-delà de Castel Gandolfo, près d'Albano et de son lac. Il y avait là un ermite célèbre : LIBERMANN passa quatre jours auprès de lui. Il en garda un si bon souvenir que lors de son second voyage a Rome, en 1846, il voulut montrer cet ermitage à son compagnon. Il y aura une explication a cette "excursion".

 

La rédaction de la Règle achevée, en attendant que les démarches aboutissent, LIBERMANN profite de sa retraite pour relire l'Evangile de Saint Jean. Il le fait, la plume a la main, sans penser du tout a une publication. Il voulait même détruire ce qu'il avait écrit. Heureusement, il fut amené à en parler à son Directeur spirituel, qui, après avoir lu le texte, le lui interdit fort sagement.

 

"Cette occupation pieuse", comme il dit, de dix semaines donnera un volume de sept cents pages d'aujourd'hui, sans illustrations. "Il faut le faire". C'est rédigé d'un seul jet, presque sans ratures, à partir du seul nouveau Testament. Cela suppose une puissance de travail extraordinaire, la santé nerveuse aussi, avec un style de vie qui sait allier le travail intellectuel, la prière, la détente physique de la marche et de la compagnie de gens simples et sympathiques au moment des repas. Physiquement, LIBERMANN semble en mesure d'entreprendre le long pèlerinage, même durant la mauvaise saison. Mais va-t-il se mettre en route simplement pour satisfaire sa dévotion, par fidélité a Monsieur OLIER, ou pour,disons, tester sa santé ?

 

 

Le document principal qui traite des origines de la Société du Saint Cœur de Marie est de la plume du Père TISSERANT. Il a été rédigé en 1842 sous les yeux du Père LIBERMANN, revu et annoté par lui. Le Père TISSERANT écrit : "Monsieur LIREMIANN,qui avait toujours conservée pour la vie solitaire un attrait très fort et prononcé... se persuada sans peine, à la vue de tant de difficultés ... que 1a solitude devait être son partage ... Dans cette pensée,il résolut d’aller ensevelir le reste de ses jours dans un de ces ermitages que l'on rencontre en Italie ". (d'où ma remarque : c'est l'explication de son voyage a Ariccia, et sans doute de l’une ou l'autre note de son carnet de voyage).

 

J'ai abrége la citation. Mais ce qui me semble important, c’est une longue note, a la troisième personne, mais écrite de la main même du Père LIBERMANN. C'est un passage extrêmement émouvant, où le Père explique le pourquoi de cette résolu-tion. Rarement il a livré des confidences aussi intimes. La note est trop longue pour être citée en entier. En voici la conclusion :

   "Mais il (=lui, LIBERMANN) était pour cela tout à fait dans la paix, quand il voyait ces grandes difficultés, croyant que Notre-Seigneur avait voulu se servir de lui pour commencer l'œuvre du Très Saint Cœur de sa mère et qu'un autre que lui serait charge de la conduire à sa fin. C'est pour cela qu'il voulait se retirer en solitude après avoir composé les règles, au moins en grande partie". (N.D. 11,p. 29-30).

 

TISSERANT va résumer ainsi le but du pèlerinage "La faveur qu'il implorait pour lui-même était de connaître si la Providence divine l'appelait définitivement au désert, ou bien le voulait, en qualité de prêtre, au milieu des nègres ou de ceux qui étaient destinés a devenir les pères dans la foi de ces pauvres délaissés et dans ce dernier cas, il suppliait Celle qui peut tout ce qu'elle veut ... de daigner dissiper les obstacles qui mettaient une barrière, humainement parlant insurmontable aux desseins qu'elle avait formés sur lui". TISSERANT parle ici de barrière, LIBERMANN avait parlé de mur infranchissable (image tout à fait d'actualité.

 

Nous savons que grâce à Notre-Dame de Lorette ce mur allait tomber, que la barrière ne serait pas insurmontable. Il est temps maintenant d’accompagner le Père LIBERMANN dans son pèlerinage.

 

Il en avait certainement eu l’idée dès son arrivée à Rome. Divers projets avaient été faits sans trouver de suite. Il avait invité son voisin de dessous, chez PATRIARCA, un abbé DAMOURETTE, qui écrit : "Il me proposa de faire avec lui le pèlerinage de Notre-Dame de Lorette. Mais la distance de Rome à Lorette est très considérable et je n'aurais pas osé faire ce voyage a pied, malgré mon désir de faire avec ce saint homme un pèlerinage aussi pieux et aussi consolant pour un cœur sacerdotal (N-D 101)II. Son directeur spirituel lui en ayant donné l'autorisation, il va faire le pèlerinage sous sa forme "héroique", seul, a pied, mendiant son pain, couchant la où on le recevrait (carte).

 

Des pèlerins a pied, il y en avait encore beaucoup à son époque. Mais des hôtelleries existaient à intervalles réguliers. La route était bonne et carrossable. Pour le passage de Charles-Quint, le Pape avait fait faire d'importants travaux de voirie. Montaigne note que dans la plaine du côté de Foligno, on avait rectifié et élargi la route, à la grande colère des paysans, qui grognaient, non pas tant a cause des bonnes terres qu'ils perdaient, mais du dédommagement insuffisant qu'on leur accordait. A l'heure des autoroutes et du TGV cela n'a pas changé. Montaigne avait fait la route en voiture, en deux-chevaux de l'époque, avec un vetturin' comme conducteur. Il avait mis quatre jours et demi en notant les haltes de midi et les arrêts pour la nuit.

Nous retrouvons ces noms avec les distances parcourues dans le petit carnet ou le Père a consigné ses étapes. Montaigne voyageait en gentilhomme et en homme de lettres, désireux de faire de la belle littérature, et sa litteérature est intéressante à lire. LIBERMANN, bien sûr ne le connaissait pas.

 

Il connaissait sans doute un autre pèlerin, plus proche de lui dans le temps, Saint Benoit-Joseph LABRE, le saint clochard, car clochard il était, avec tout ce que cela évoque. A la fin de sa vie, il s'était établi a Rome, où il allait rester très populaire (mort en 1783). Onze fois, il a fait le pèlerinage de Lorette, en clochard bien sûr. Il mettait au moins onze jours, car, comme la chèvre de Monsieur Seguin, il aimait gambader en dehors des sentiers battus. Il a expliqué pourquoi il ne logeait pas dans les hôtelleries des pauvres : on y rencontrait de tout, des pèlerins, bien sûr, mais aussi des charretiers, des laquais, des marchands ambulants et autres gens du voyage, souvent avinés le soir, braillards, mauvais coucheurs, c'est le cas de le dire. On entendait plus de jurons que de Je-vous-salue-Marie. LIBERMANN devait être au courant de cela ou alors il s'en rendra compte très vite.

 

Il emporte aussi ses papiers et même un peu d'argent, pour ne pas se faire arrêter comme vagabond lors d'un contrôle de la maréchaussée pontificale, car il n’y avait pas seulement des relais, il y avait aussi des postes de gendarmerie et une espèce de police montée.

 

L'abbé DUPONT rapporte que, dans une lettre malheureusement perdue, LIBERMANN écrit : "Mon extérieur est si misérable que plusieurs fois je fus, dans mes voyages, pris pour un malfaiteur, et sur le point, comme tel, d’être jeté en prison". Admettons, même si, quand il s’agit de son extérieur, son humilité lui en fait rajouter. En tout cas, il ne fut jamais arrêté. Le voilà donc sur le départ, dans son costume ecclésiastique un peu défraîchi, avec son manteau qui va donner lieu à un incident burlesque, son tricorne, son bâton de pèlerin et le sac ou la besace contenant l'indispensable.

 

Vous avez eu le temps de vous imprégner de cette carte ; elle est moderne, mais recouvre dans l'ensemble les Etats Pontificaux. La route de Lorette est soulignée ; il manque un petit bout en haut. Un guide de l'époque donne comme distance 176 mi1les. Le mille dont il s'agit est le mille romain, celui que connaissaient déjà les légionnaires de Jules César. Il s'agit de mille pas ; le pas romain correspond à un double pas pour nous, la distance entre le point d'appui successif du même pied, donc environ 1,50 m. Le mille vaut 1,5 km environ. Cela faisait de Rome a Lorette près de 270 km, un peu plus aujourd'hui. Le Père LIBERMANN en a fait bien plus, surtout au retour, nous verrons comment. A raison de 30 km et plus par jour, il faut donc huit a neuf jours, le double du temps mis en voiture.

 

Le Père est parti de Rome le 13 novembre s c'était l'anniversaire de sa conversion ; c’était le jour où a Paris le Pere LAVAL se consacrait a l'apostolat des Noirs (cela il ne le savait pas). Pour l'aller, son carnet ne donne des renseignements précis qu'à partir de Foligno. Mais on peut supposer qu’il a fait les mêmes étapes qu'au retour : Baccano, Borghette, Narni, Spoleto, Foligno, Casenove, la Muccia, pour le reste, on verra...

 

 

Nous, pèlerins pressés de novembre 1989, nous partons de notre Maison généralice, au Monte Mario. La vue est prise depuis la terrasse située à côté de la chambre du Père Général. Vous voyez que le successeur du Père LIBERMANN domine le Vatican, au moins géographiquement et de loin. Le Père François NICOLAS, assistant général a exploré la première étape, a pied, s'il vous plait, à ses risques et périls, car pour un piéton, les routes italiennes sont au moins aussi dangereuses de nos jours qu'il     y a deux cents ans.

 

 

Il faut suivre l'antique via Cassia, ainsi que c'est inscrit sur cette maison de cantonniers, fraîchement repeinte ; nous sommes exactement à 30 km de Rome.

 

Maintenant le photographe malin remonte dans le temps pour retrouver la vieille auberge, avec le pauvre pèlerin agenouillé au milieu de la route et le riche cavalier. Remarquez le clocheton muni de sa croix. Le photographe revient au 5 novembre 1989 : il se trouve toujours au même endroit, mais le décor a un peu change. Rapprochons-nous encore. A peu de choses près, c'est le même bâtiment ; en réalité l’intérieur est devenu un motel de luxe. Le restaurant peut servir trois a quatre cents repas (des couverts avec quatre verres !) Un employé nous dit (nous prenant sans doute pour d'éventuels clients) : « Voyez donc l'ancienne chapelle »(transformée en salle à manger intime). Elle se trouve en-dessous du

clocheton et la vieille fresque est restée. Un rayon de soleil opportun me permet de la photographier furtivement. Peut-être le Père LIBERMANN l'a-t-il contemplée assis­tant à la messe le matin, car il s'ingéniait à assister à la messe chaque matin. Si le premier jour, il a été à l'auberge, c'est plutôt en face. Voilà qui a moins belle allure. Le bâtiment doit être ancien, car comme le motel, il porte le blason des Etats Pontificaux ce qui nous fait remonter avant 1870.

 

Peut-être faut-il placer là l'épisode du manteau, l'incident le plus connu de ce pèlerinage, celui sur lequel on a le plus brodé. Si la soutane du pèlerin devait être convenable, le manteau était fort rapiécé. Pendant la nuit, un mauvais plaisant va y fixer quelques morceaux d'étoffe de couleur variée. Le matin, il fait encore sombre, LIBERMANN ne s'en est pas rendu compte tout de suite, plongé qu'il était dans son oraison. Devant les réactions qu'il provoquait sur son passage, il a dû remettre de l'ordre dans son vêtement, du moins aussi bien qu'il le pût. Le manteau, lui, n'a pas survécu au pèlerinage.

 

Jusqu'à Foligno, les autostrades et voies rapides ont bouleversé la voirie ancienne. On peut tout au plus saluer un bourg ou une ville perchée sur sa colline. Et nous arrivons, au-delà de Foligno (150.000 habitants aujourd’hui) a l'entrée des Apennins. Mon guide, le père Maurice GOBEIL, canadien, avait repéré cet endroit, La Strettura. LIBERMANN parle de La Struttura, mais ce n'est pas ici. Je salue le Père HËYRAUD, notre chauffeur. La nouvelle route ne passe plus par le village.

 

 

Avant Pale, la contrée devient sauvage, et je place là l'histoire des deux brigands. Des brigands il y en a toujours eu et ce n'est pas fini. Donc LIBERMANN voit tout a coup devant lui deux hommes à la mine patibulaire, comme on dit. Que faire ? Le pèlerin va vers eux d'un pas qu'il essaye de rendre naturel ; il engage la conversation, leur demandant, dans son italien approximatif, des renseignements sur le pays. Les deux malandrins sont surpris et se demandent ce qu'ils vont faire de ce menu fretin. Mais à grand fracas une carriole survient et les deux déguerpissent. LIBERMANN est sauvé peut-être a-t-il profité de l'occasion pour faire du charrette-stop sur un mille ou deux.

 

Du côté de Casenove (casenuove), le père parle d’une maison qui a l'air d'une auberge. C'est sans doute ici. Le rez-de-chaussée est inoccupé. Vous voyez deux plaques de marbre, dont les inscriptions sont presque illisibles.

 

Le Père HEYRAUD a pu déchiffrer qu'un saint Léonard avait passé la nuit ici (St Léonard de Port Maurice,célèbre missionnaire franciscain, qui s’appelait d'ailleurs Casanuova. Entre autres faits mémorables, il avait converti un bandit fameux. Mais, envoyé en Corse pour y mettre de l’ordre, il échoua dans sa mission. On n'a pas mieux fait jusqu'à présent).

 

La maison en face a belle allure; c’était pour les pèlerins huppés. Il s'agit bien de Casenove ; vous voyez la bicoque au fond. Avec un peu de chance vous

arrivez même a lire, à gauche, quelle distance nous sépare de Rome. Dans l'autre direction, on voit mieux ce qui nous reste à parcourir jusqu'à Lorette. On devine l'ancien chemin a droite. La route monte jusqu'à plus de 800 m. pour

redescendre ensuite, a travers une campagne qui semble riche, vers Colfiorito, puis à Serravalle del Chienti (Chienti est le nom de la rivière), dont voici l'entrée. La vallée, comme le nom l'indique, est extrêmement étroite. Une anecdote qui nous montre que nous sommes en montagne : en septembre 1860, les zouaves pontificaux campent en-dessous de Spolète, quand ils apprennent

l'invasion de la Marche par les Piémontais. Ils se mettent en route le 13 au matin. Il fait tellement chaud dans la montée vers Spoleto, qu'il y eut une dizaine d'insola­tions, mais le lendemain soir, à Serravalle,   on doit bivouaquer sous la neige. (Le 17 ils sont à 3 km de Lorette et le 18 ils se font battre a Castelfidardo).

 

Le carnet de LIBERMANN est quelque fois diffi­cile à comprendre ; il parle ici de Stochi, qui ne figure sur aucune carte. On a voulu y voir Sorti, mais c'est loin

dans la montagne et difficile d'accès. Peut-être est-ce une note pour signaler l'existence d’un ermitage.

 

Nous continuons en direction de La Muccia. Le pèlerin y a passé certainement au retour, venant de Macerata, Tolentino et Valcimara. C'était un relais important.                          A l'aller, le Père quitte la route directe et oblique vers le nord,        sans donner d'explications. Nous le suivons. Cela nous permet d’admirer ce magnifique castel, puis de découvrir Camerino, tellement large sur sa colline    qu'il faut deux dias pour la voir dans son entier. Il faut dire que c'est le siège d'un archevêché et d'une université. Plus loin, après une autre petite ville, Castelraimondo, LIBERMANN note "quelques maisons sur le bord de la route". Elles sont là, celle pour les gens bien à gauche, avec le clocheton (mais personne pour nous faire voir la chapelle). En face, c'est moins reluisant. Même l'antenne de télévision n'est pas droite !

                       

Jetons encore un regard sur San Severino ; c'est aussi le siège d'un évêché (dans ce pays, il y a des évêchés pour 25.000 chrétiens. Lorette est proche,

et l’Adriatique. La brume qui se lève met fin aux activités du photographe. Au bas de la première feuille, le Père fait une remarque :   "en revenant de Lorette,

après Passo di Treja, se trouve, sur le chemin a droite qui conduit a Treja, "Sainte Véronique". En revenant de Lorette, le Père n'a  pas suivi ce chemin, mais celui de Macerata. Alors ? Nous avons cherché, pendant une bonne demi- heure, et poussé jusqu’à Treja, "une jolie villette, disait Montaigne,   dans une belle assiette". Mais de Sainte Véronique, point. Peut-être avons-nous mal cherché. Mais peut-être     s’agit-il encore d'un ermitage alors existant, que le Père note sur ses tablettes pour mémoire.

 

Le voici donc arrivé a Lorette, sans doute pour la fête de la Présentation. Il va y rester jusqu'au lundi 30 novembre.

 

Nous avons suivi la route de notre pèlerin. Mais comment lui l'a-t-il parcourue? Comment a-t-il ensuite passé ces huit jours auprès du sanctuaire vénéré ? Il a été d'une discrétion absolue à ce sujet. Nous pouvons nous en faire une idée d'après un opuscule qu'il a rédigé a l'intention des "bandes de piété" des séminaristes d'Issy. "Des pèlerinages lointains sous forme de règlement". Il comprend trente-neuf articles, certains assez longs. Il faut y ajouter un complément de quatre pages, destiné spécialement au pèlerinage de Chartres. Ces textes se trouvent a la fin du volume "Ecrits Spirituels du Vénérable LIBERMANN". La messe, l'oraison, le Rosaire, les Psaumes, la lecture de l'Ecriture Sainte forment la trame de ses journées. Au 26, il dit : "En entrant dans les villes et les villages, on ira droit a l'église pour visiter le Très Saint Sacrement ; on y fera sa visite lorsqu'on en trouvera les portes ouvertes ; sinon on adorera Notre-Seigneur en esprit et en affection en s'agenouillant devant la porte".

 

Mon reportage photographique est donc incomplet, il aurait fallu montrer l'une ou l'autre de ces églises, généralement anciennes et fort belles. Au n° suivant, il est dit : "tous les matins et tous les soirs, on fera une visite d'un quart d’heure ; ce sera dans la première église qu'on trouvera ouverte". Le Père ajoute aussi une série de cinq défauts à éviter. En voici le premier : "Il faut éviter un sérieux trop grand et la contention d'esprit que la continuité des exercices pourrait engendrer. Il ne faut pas trop s’appliquer à ces choses, mais se conserver dans une douce liberté devant Dieu et dans une sainte gaieté et tranquillité intérieures".

 

Ce qu'il a dit pour Notre-Dame de Chartres, il va le réaliser à Lorette : "Aller dans les intentions de notre Bonne Mère, qui a bien voulu nous appeler à elle pour faire ses affaires, lui remettre le soin des nôtres, pour coopérer a sa charité immense pour la sanctification des âmes, par l'abandon que nous lui ferons de toutes nos prières et bonnes œuvres, nous unissant à elle comme de bons enfants, pour ne plus faire qu'un avec elle... Marie n'est pas ingrate, elle n'oublie pas ceux qui s'oublieront entièrement pour elle".

 

Le Cardinal PITRA a de fort belles pages sur le séjour à Lorette. Il parle du bonheur de LIBERMANN à s'agenouiller à l'endroit même ou le Verbe s'est fait chair, de l'émotion du Juif converti, qui retrouve là une partie de la terre des ancêtres. Il venait aussi confier à Notre-Dame cette Oeuvre qu'il portait en lui, cette Congrégation missionnaire qu'on lui demandait de fonder et qu’il avait dédié a son Saint Cœur,en même temps que son ordination sacerdotale. Il venait lui demander d'unir ces deux choses, ou de les séparer à jamais ; de renvoyer a d'autres prêtres plus dignes que lui la glorification de son Cœur maternel par un nouvel apostolat ou d'écarter les ombres qui obscurcissaient sa voie... d'expliquer enfin l'attrait si puissant qui semblait l'appeler a la contemplation, au désert.

 

Notre-Dame de Lorette répondit à sa confiance. Il sut, à ne plus pouvoir douter désormais, que tôt ou tard les dernières difficultés s'aplaniraient et qu'il serait prêtre (cf PITRA, I.III, Ch. XI). Le Père Marcellin COLLIN, (qui fut premier assistant de la Congrégation, témoigne au procès apostolique : "C'est dans son voyage que le Serviteur de Dieu eut, à Rome et à Lorette, l'intime conviction qu'il serait entièrement guéri et pourrait avancer aux Ordres sacres et lorsque j'ai voulu entrer dans les détails de cette persuasion, je n'ai jamais pu avoir de réponse (N.D.II, p.223). D'autres ont fait la même remarque.

 

LIBERMANN passa donc huit à neuf jours à Lorette, résidant sans doute dans une dépendance de couvent destinée aux pèlerins pauvres. La plupart du temps il était dans la petite Maison de Nazareth, y passant peut-être une nuit ou deux : on accordait assez facilement ce privilège. La ville ne devait guère l'intéresser ; on peut d'ailleurs en faire le tour en moins d'une heure.

 

Après une dernière matinée passée auprès de Marie pour unir son Fiat au sien, il reprend la route dans l'après-midi du lundi 30 novembre. Un indice qui indique qu'il est maintenant sûr de lui, c'est son carnet de route, qui devient précis, aussi bien dans l'indication des lieux traversés, des haltes, des distances et même des dates. Il suit d'ailleurs l'itinéraire normal. Mais à Foligno, il tourne à droite et prend la direction d'Assise. St François est son patron, il a une grande dévotion pour lui. Il va d'ailleurs se faire inscrire au Tiers Ordre. Mais remarquez le tracé de la route suivie : en haut en noir, en bas en rouge. Cela demandera une explication.

 

Le jeudi 3 décembre, LIBERMANN part de Casenove, passe  a Foligno et arrive dans la soirée à  Notre-Dame des Anges. La basilique rappelle un peu celle de Lorette

et, comme elle, abrite un petit édifice, qui est l'ancienne chapelle de Notre-Dame des Anges, dite de la Portioncule (si je ne me trompe, un lieu-dit). C 'est la troisième des petites chapelles restaurées par St François,                   c'est la

qu'il comprit sa vocation, qu'il se retrouvait avec ses frères, c'est là qu'il mourut. En voici l'intérieur. Le Père y fait ses dèvotions et passe la nuit sans doute chez les Franciscains.

 

Le lendemain matin, il se rend a Assise toute proche. Sans tarder il rejoint la basilique de Saint­ François. Il va rester a Assise pendant quatre jours,

jusqu'au mardi 8 décembre. Il a donc tout loisir de visiter les grands sanctuaires franciscains : San Damiano, la première des chapelles restaurées par François, qui fut donnée ensuite a Sainte Claire. Sainte Claire y passa toute sa vie, dans une extrême pauvreté volontaire. Le réfectoire en témoigne, ainsi que l'intérieur de la chapelle. Il y a une belle église, dédiée à Sainte Claire.

Plus loin dans la montagne se trouve l'ermitage des Carceri.

                                                               ,

Dans l'après-midi du 8 décembre, LIBERMANN revient à Foligno ou il passe la nuit. Mais au lieu de continuer vers Rome le lendemain, voilà qu'il entreprend un grand tour, qui, par Montefalco et Bevagna le ramène à la Portioncule, dans la seule journée du mercredi. D'après ses indications, cela représente 32 milles, soit une cinquantaine de kilomètres. Or nous sommes a la saison ou les jours sont le plus courts. Il est donc à peu près certain qu’il a fait le trajet en voiture (effectivement,sur le total de son pèlerinage, il a fait 33 milles en voiture). Au revers de la deuxième feuille du carnet, se trouve cette note et c'est le seul

détail donné par la Père pour tout le pèlerinage : "Montefalco : B. Claire, bien conservé son corps souple et pliable. Crucifix et fouet de chair trouve dans son

cœur; son cœur conservé... Le Père est donc allé vénérer ce jour une Claire, qui n'est pas celle d'Assise, mais celle de Montefalco. D'abord recluse (ermite) puis moniale, puis abbesse du Monastère de la Ste Croix de Montefalco (elle y meurt en 1308, et ne sera canonisée que le 8 décembre 1881), Claire de la Croix fut une grande mystique, avec une ardente dévotion pour la Croix (d'où la présence de la croix dans son cœur). Connaissant admirablement les Saintes Ecritures, elle exerça une grande influence en son temps et était en relations, écrites ou orales, même avec les Cardinaux de Rome. On comprend que LIBERMANN a voulu profiter d'une occasion pour honorer et prier cette sainte... et fêter Notre-Dame de Lorette le lendemain, 10 décembre, à la Portioncule.

 

Mais cet extra l'a mis en retard et la fatigue commence à se faire sentir. Le vendredi 11, sans doute dans la longue montée vers Spoleto "La Montagneuse", les forces le trahissent. Alors il lance un appel confiant à la Bonne Mère, et voici qu'il avance gaillardement, comme si son bâton l'entraînait et il arrive sans peine au sommet de la côte. Il dépasse Spoleto en direction de La Strettura et n'arrive pas à trouver un abri pour la nuit. Finalement de pauvres gens l'accueillent. Ici se situe le "miracle". Le Père lui-même en a parlé ; on en a un certain nombre de relations et autant de variantes. En bref, dans la maison, il y avait un enfant -fille ou garçon ?- qui hurlait de douleur, ne pouvait rien avaler, qu’aucun remède ne soulageait. Avec son calme habituel, LIBERMANN exhorte les pauvres gens a la confiance. "J'ai là, dit-il, des graines et des feuilles que j'ai cueillies près de la tombe de la sainte (note : sans doute Claire de Montefalco ou Angèle de Foligno. Faites-en une tisane". On s’empresse et on apporte un verre plein de liquide. "Inutile de faire avaler tout cela a l'enfant". Il trempe un doigt dans la tisane et mouille les lèvres du malade. Aussitôt ses cris et ses convulsions cessent et il repose, calme. Vous devinez les réactions de la famille : "C'est votre foi, c'est la puissance de la Sainte qui a guéri l'enfant, ce n'est pas moi" ; il le redira toujours. Le lendemain il s'esquive de grand matin, "laissant dans la chambre le prix ordinaire de son souper et du logement qu'on lui avait accordés". Ce détail est donné par le Père JEROME dans un manuscrit inédit (Origine, Commencement de la Congrégation du Saint Cœur de Marie, in N.D.Compl.p.24). LIBERMANN avait bien une petite réserve financière !

 

Finalement le Père revint a Rome dans la soirée du mardi 15 décembre. Fatigué ? sans doute. Les vêtements l'étaient sûrement ; ils n'avaient pas résisté aux épreuves de la route. Le 13 juillet 1853,le Père LANNURIEN,le fondateur du Séminaire français de Rome, interwievait Madame PATRIARCA, qui lui dit entre autres : "Quand il rentra chez nous, il était quasi tout nu ; les souliers

étaient déchirés, ses habits en guenilles et en lambeaux". La brave dame aura du travail pour quelques jours. Mais le èere, dès le lendemain, écrit une longue

lettre à un Monsieur DUPONT,qui avait besoin d'être remonté(plus de huit pages,      imprimées !). Du pèlerinage il n'est question que dans le P.S., dans lequel le Père lui dit qu'il a pensé a lui "dans la petite maison de Marie à Lorette".

               

De bonnes nouvelles lui avaient rendu joie et entrain, effacé toute fatigue. La réponse de Marie à son pèlerin,      c'était cette lettre de son frère lui disant

qu'on l'attendait a Strasbourg pour l'ordination au sous-diaconat, cette autre lettre de l’archevêché de Paris, l'informant que tout était en règle pour cette ordination, cette troisième d'Eugène TISSERANT lui disant qu'il allait être ordonne prêtre et partirait pour Ile Maurice avec le Père LAVAL ;une quatrième enfin du bon Monsieur PINAULT qui lui renvoie les 500 francs refusés en juin,500 francs qui suppriment tout problème financier pour le retour. Il reste donc à LIBERMANN à mettre de l’ordre dans ses affaires, à terminer la rédaction de la Règle,à faire les visites indispensables, à préparer et à fêter Noël avec les PATRIARCA et dans la basilique Sainte Marie-Majeure où l’on conserve la crèche. Il sera prêt ainsi à rentrer en France au début de janvier, après une année passée à Rome.

 

Une lettre adressée à l'Abbe CARRON, le ler janvier 1841, me fournira la conclusion.

 

LIBERNANN écrit : "Pour un pauvre homme comme moi, la meilleure chose à faire serait de se cacher dans quelque coin du monde, pour y être négligé et oublié de tous, pour n'avoir plus aucun rapport avec personne, pour passer ainsi cette misérable vie dans la retraite, attendant le grand jour de Notre-Seigneur. Ce serait là mon plus grand désir. Mais cela ne parait pas être la volonté de Notre-Seigneur. J'en suis peiné et attristé, mais il faut marcher, le Maitre le veut ainsi (N D 119 148-149)". "I1 faut marcher, le Maître le veut" : voilà la phrase clè. Pendant des années, LIBERMANN a buté sur un mur, sur des barrières fermées. Mais il ne s'est jamais résigné à abandonner ; il a marché dans l'obscurité, dans la souffrance, dans la foi indéracinable du Juif et du converti. Notre-Dame de Lorette lui a montré la volonté du Maître ; il doit apporter à toute une partie de l'humanité les bienfaits de la Rédemption, la Bonne Nouvelle du Salut. Pour cela il aura la Croix à porter. Il l'accepte avec amour. Il marchera, sans faiblir, jusqu'à la mort.

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