DANS L'ANGOISSE

"La violence de l'ennemi, à mon égard, a un peu diminué. Je vous assure cependant que je ne sais pas encore trop où j'en suis. Que le très saint nom de notre bien-aimé Maitre soit béni, loué et adoré! Nous ne sommes rien, et lui il est tout en nous et en toutes choses; c'est à lui qu'il appartient de faire en nous et de nous ce que bon lui semblera. Je vous assure, mon très cher, qu'il ne fait pas bon être au-dessus des autres. Il y avait des moments où je croyais que notre bon Seigneur et Maitre allait m'abandonner. Continuez, mon très cher, de le prier pour qu'il n'en soit rien, car je ne suis pas encore délivré de cette inquiétude. Je m'abandonne et je m'en remets à la divine et adorable disposition du Père céleste, pour qu'il fasse en toutes choses et en moi en particulier, tout ce que bon lui semblera. A la vie et à la mort, dans le temps et dans l'éternité, tout pour lui et en lui seul. Que lui seul, avec sa très sainte volonté, vive et règne en tout et partout. Je vous avoue cependant qu'avec tout cela l'idée d'être rejeté du sein de notre bon Maitre me fait frémir; il n'en sera rien, mon cher, n'est-ce pas? J'ai pris la résolution de ne plus y penser, et de le laisser faire de moi et en moi tout ce qui sera de son bon plaisir. Vive Jésus tout seul! Mort et oubli total à toute créature et à moi le premier!" (à un séminariste, Rennes, 1Edéc.1837, LS I 352)

DE LA VIE CACHEE DE JESUS EN NOUS.
La vie de Jésus cachée en nous est une vie admirable, mais une vie qui exige notre destruction intérieure complète; car si notre oeil a encore un regard vers notre intérieur, comment Jésus trouvera-t-il encore de quoi se cacher en nous? Non, mon bien-aimé frère, ne regardons plus, n'ayons plus d'yeux, ou plutôt mettons l'oeil de notre âme entre les mains de Jésus, pour n'avoir de vue que par lui et en lui, et pour ne pas voir du tout s'il ne veut pas que nous voyions. Oh! le bienheureux aveuglement, par lequel notre âme ne voit plus, n'entend plus, ne sent plus, ne vit plus, parce que Jésus la tient entre ses mains et devient toutes choses en elle!" (à un séminariste, Rennes, 03.02.1838, LS I 409-411).

VIVEZ DE LA FOI

"Que le divin Enfant réside dans votre âme et y mène la vie admirablement cachée qu'il menait dans la petite maison de Nazareth. Je sais bien que vous gémiriez souvent si Jésus se cachait à vos yeux, comme il se cachait aux yeux des habitants de Nazareth. Mais n'importe: s'il lui plait de se cacher, que cela vous coûte ou non, il vous faut absolument en passer par là. Contentez-vous qu'il vive dans le fond de votre âme, et qu'il y vive de cette vie cachée à vos sens. Vivez de la foi, mon très cher, et ne vous inquiétez pas du reste. Et si vous vivez selon la très pure foi, vous n'éprouverez pas la présence de Jésus en vous d'une manière claire et assurée par le moyen des sens. Car dès que vos sens en sont convaincus, ce n'est plus la foi. Voilà pourquoi il vaut beaucoup mieux pour vous que vous n'ayez pas le sentiment de la présence du divin Enfant dans votre âme, afin que vous la possédiez dans la pureté céleste de votre foi.
Les avantages de cette foi sont immenses; d'abord, par elle-même, cette vie de foi est plus excellente et plus intérieure que toutes les voies sentimentales. Dieu agit dans nos âmes d'une manière plus pure, plus délicate et plus intime, et partant les fruits qui en résultent sont plus parfaits. On se rend plus agréable à Dieu; on parvient plus vite, plus facilement et plus complètement au parfait renoncement et à la pureté du coeur, chose si importante dans la voie intérieure de la perfection.
De plus, on ne risque pas de tomber dans la vanité, l'amour-propre et les autres défauts qui fourmillent dans notre âme, lorsque nous sommes dans une voie sensible. Quand on est dans cette voie de foi pure et dégagée des sens, on aperçoit une foule de misères en soi. On ne doit cependant pas se troubler, ni se mettre en action pour cela, mais attendre qu'il plaise à Dieu de nous en délivrer. S'il ne juge pas à propos de le faire, on les porte en toute tranquillité, se traînant dans sa bassesse et sa pauvreté devant le souverain Maitre de notre âme. On se contente d'être un pauvre homme devant lui, comptant bien qu'on ne fait rien qui vaille, mais, en même temps, qu'il fera toutes choses en nous.
De cette manière on parvient peu à peu à ne plus agir par son propre mouvement; c'est l'Esprit de Notre-Seigneur qui fait alors tout en nous, et peu à peu nous acquérons une force surnaturelle dans toute notre conduite. Rien ne nous arrête, et nos actions sont des actions de vertu et toutes divines, parce qu'il ne s'y trouve plus rien du nôtre, et que l'Esprit de Notre-Seigneur seul les exécute en nous, ou du moins en très grande partie. Dans les commencements, on ne voit pas tout cela et on se croit tiède et mauvais. Il ne faut toutefois pas s'inquiéter, mais aller toujours son chemin; la lumière ne tardera pas à venir et la forme de Dieu paraitra dans l'âme.
Ne vous laissez donc pas abattre ou décourager s'il vous semble que vous ne faites rien, que vous êtes lâche et tiède, si vous voyez que vous êtes encore sujet à des affections naturelles, à des pensées d'amour-propre, à des tristesses. Tâchez tout simplement d'oublier toutes ces choses, et tournez votre esprit vers Dieu, vous tenant devant lui dans un désir paisible et continuel qu'il fasse de vous et en vous son très saint bon plaisir. Ne cherchez qu'à vous oublier et à marcher devant lui au milieu de votre pauvreté, sans jamais vous regarder vous-même. Allez toujours votre chemin et vivez avec vous-même comme si vous n'existiez point, ne voyant que Dieu en vous, méprisant votre bassesse et pauvreté, étant bien décidé à ne vivre qu'à Dieu et en Dieu, malgré votre misérable nature. Tant que vous vous inquiéterez de ces mouvements de la nature, vous serez occupé de vous-même, et tant que vous serez occupé de vous-même, vous ne ferez pas beaucoup de chemin dans la perfection. Ces mouvements ne cesseront que lorque vous les mépriserez et les oublierez. D'ailleurs je vous assure qu'ils ne sont d'aucune importance ni d'aucune conséquence: moquez-vous-en et ne voyez que Dieu, et cela par pure et simple foi." (à un séminariste, Rennes, 05.02.1838, LS I 413-416)

DANS LA NUIT DE L'AME

"Marchez toujours dans les ténèbres de la croix de Jésus. Pendant que vous aviez sa divine lumière d'une manière sensible, vous vous êtes réjoui en lui; m&is vous avez sans doute commis plusieurs fautes, et vous aviez plusieurs défauts. Vous marchiez cependant, en vous affermissant de plus en plus dans le désir d'être tout à Notre-Seigneur. Et c'est ce que le divin Sauveur recommandait à ses apôtres pendant qu'il le possédaient encore sensi-blement sur la terre. "Marchez à ma lumière pendant qu'il fait jour, leur disait-il, car il viendra une nuit où personne ne pourra opérer." C'est la nuit de la croix, de la privation, des obscurités intérieures où les sens n'ont plus d'action, et sont nuls et morts; c'est le moment, mon très cher, de vivre de la foi, mais d'une foi pleine d'espérance en la bonté divine et en même temps pleine de crainte et de défiance de soi-même, en toute douceur, suavité et paix. Je parle de cette foi vivante qui consiste spécialement et se produit dans les actes intérieurs de l'âme, laquelle ne cesse d'adhérer à Notre-Seigneur et à toutes ses divines paroles, et se reporte en toutes ses oeuvres vers le divin amour, pour lui plaire en tout et partout.
Cette nuit est excellente; car c'est en elle et par elle que nos âmes sont perfectionnées et perdent peu-à-peu leurs défauts dont elles sont couvertes. Tenez-vous donc devant Dieu pour qu'il agisse en vous selon son unique bon plaisir, au milieu de toutes les ténèbres et obscurités intérieures ...
Je vous vois toujours pauvre et misérable, toujours souffrant et malade. Que le bon Dieu et la très sainte Vierge vous consolent et vous fortifient, afin que vous vous sanctifiiez dans cette longue infirmité, et que par elle l'amour parfait de Notre-Seigneur croisse sans cesse en vous, et prenne possession de toute votre âme, car c'est là tout l'homme; tout le reste n'est que vanité et affliction d'esprit. Ne vous inquiétez pas de ne pas pouvoir travailler et acquérir la science, même la science sacrée de la théologie et de la sainte Ecriture; car je vous assure qu'il se mêle là aussi bien de la vanité et de l'amour-propre, et c'est là encore une grande affliction d'esprit pour un très grand nombre.
Que tout en vous soit entièrement subordonné et soumis à la divine volonté et au saint et parfait amour de Jésus. Que ce soit là comme l'âme de tous vos désirs, de toutes vos pensées, de toutes vos paroles, de toutes vos actions, de toute votre conduite en général et en particulier, et de toute votre vie. Prenez garde, mon très cher, et ne vous laissez pas séduire par des apparences; mais tenez-vous sans cesse au solide et inabranlable fondement qui est et sera tou-jours notre très adorable Seigneur Jésus, notre âme lui demeurant unie par les uniques liens de l'amour le plus pur, le plus saint, le plus parfait. Que tout le reste soit animé et conduit par ce saint amour. Soyez saint, et tout sera selon la volonté de Dieu, et par conséquent, tout ira bien... (à un écclésiastique, Rennes, 15 juin 1839, LS II 265-267)

-> document 3 p.9: la conduite pratique que vous devez tenir au milieu de vos craintes, de vos peines et de vos obscurités, LS II 174 -177, 04.01.1839.


Lyon, le 10 décembre 1839

Mon très cher frère et ma très chère soeur,
... Vous allez être surpris de recevoir de moi une lettre datée de Lyon. Il y a là, en effet, quelque chose d'étonnant, et je ne m'y serais pas attendu l'an passé. Donnez votre esprit et votre coeur à N.S., et ne jugez ni n'examinez les choses selon l'esprit du monde, autrement vous aurez une très grande affliction à mon sujet. Mais si vous voyez les choses en Dieu, vous n'aurez aucune peine à vous tranquilliser sur mon compte, et vous finirez par entrer dans une véritable joie intérieure. Je désirerais bien vous dire au juste où en sont les choses, mais le Bon Dieu ne le veut point; il faut donc que je me taise et que vous, vous consentiez de rester dans l'incertitude.
J'ai quitté Rennes pour toujours. C'est une grande imprudence -pour ne pas dire une folie- selon tous ceux qui jugent des choses en hommes de ce monde. J'avais là un avenir certain; j'étais sûr d'avoir de quoi vivre, et d'avoir même une certaine existence honorable. Mais malheur à moi si je cherche à être à mon aise sur la terre, à vivre honoré et estimé. Chers amis, souvenez-vous d'une chose: cette terre passe, la vie que nous y menons ne dure qu'un instant. Quand notre chair est pourrie dans le tombeau, il nous est entièrement indifférent d'avoir mené une vie commode sur la terre; notre éternité n'en sera pas plus heureuse. Je comprends que les heureux de ce monde, ceux qui ne voient que la terre, ceux qui ne veulent que les jouissances sensuelles, cherchent toujours à mener une vie commode et aisée, une vie honorable; mais une âme chrétienne, une âme sacerdotale, une âme dévouée à N.S. et à son unique gloire doit compter la commodité ou le malaise, l'honneur ou le mépris comme des choses nulles et indifférentes. Pourquoi voudrais-je avoir une vie aisée sur la terre, sinon par amour de moi-même? Donnons-nous à l'amour de Jésus et non pas à l'amour de nous-mêmes. Si je suis accablé de tous les maux imaginables pendant tout le temps que j'ai à traîner ma chair de corruption sur cette terre de malheur, qu'est-ce que cela me fait, pourvu que je soies à Dieu et que je le serve selon son saint amour? Et quel état plus favorable que celui des croix, des privations, des peines et des afflictions de tout genre, pour vivre de cette vie d'amour.
J'ai quitté Rennes. Je n'ai plus aucun homme ni aucune créature sur la terre en qui je puisse mettre ma confiance. Je n'ai rien, je ne sais ce que je deviendrai, comment je pourrai seulement vivre et exister; je mènerai une vie méprisable, oubliée, négligée, perdue selon le monde. Je serai désapprouvé par un grand nombre de ceux qui m'aimaient et m'estimaient auparavant; je serai peut-être traité comme un insensé, comme un orgueilleux, méprisé, persécuté même. Et qui me donnera en retour quelque consolation sur la terre? Je suis donc un homme perdu, malheureux pour toute ma vie.
La chair ne fait que raisonner de la sorte, là où elle est la maitresse; mais voulez-vous être des hommes de chair? Si je ne puis plus mettre aucune espé-rance dans la boue et le fumier, dans l'orduree et la pourriture humaine, quel malheur vraiment! Ne faut-il pas faire des lamentations éternelles pour cela? ...
Très chers amis, reconnaissez que nous avons un Père dans le ciel, le très grand et très adorable Seigneur Jésus, et une Mère très grande et très admirable, qui n'abandonneront point ceux qui se livrent à corps perdu pour leur gloire et leur amour. N'ayez donc ni crainte ni défiance; reconnaissez que je suis l'homme le plus heureux de monde, parce que je n'ai plus que Dieu seul, avec Jésus et Marie; je suis déjà dans le ciel, tout en vivant sur la terre. S'il plait à Dieu de me faire mener une vie dure et affligeante, tant mieux; il me donnera sa force et son amour, et c'est tout ce qu'il me faut. Toute mon espérance est en Jésus et en Marie, et ce doit être là aussi toute la vôtre.
Mais voilà bien des mots, et je n'en viens pas au fait; c'est précisément ce qu'il faut. Tout ce que je puis vous dire pour le moment, c'est que vous ne devez en rien vous inquiéter de moi. Regardez-moi comme un homme mort et enterré; priez Dieu pour le bien de mon âme et pour l'accomplissement de sa très sainte volonté...

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