Retour

COMPLÉMENT DES INSTRUCTIONS SUR L'ORAISON[1]

 

211


 

..... 1

CONSÉQUENCES DU PREMIER PRINCIPE.. 1

CONSÉQUENCES DU DEUXIÈME PRINCIPE.. 2

CONSÉQUENCES DU TROISIÈME PRINCIPE.. 4

$ I PREMIER EFFET DU PÉCHÉ : SÉPARATION DE DIEU... 4

$ II DEUXIÈME EFFET DU PÉCHÉ : PERVERSION DES PUISSANCES.. 5

$ III TROISIÈME EFFET DU PÉCHÉ : CORRUPTION DES FACULTÉS SENSIBLES.. 6

1. Indépendance et rébellion.. 6

2. Défauts de tempérament. 9

§ IV QUATRIÈME EFFET DU PÉCHÉ : L'INFLUENCE DU DÉMON.. 16

1. Des tentations. 16

2. Des épreuves. 20

 

 

 

 

 

Dans la troisième instruction sur l'oraison on a établi les trois principes suivants :

1. Dieu nous a créés pour nous unir à lui, pour que nous lui rendions les devoirs qui lui sont dus, et pour nous communiquer sa vie et ses perfections divines.

2. A cet effet il nous a créés à son image et à sa ressemblance en nous donnant trois puissances spirituelles, qui sont en rapport avec les trois personnes divines.

3. Par le péché nous sommes dans un état d'opposition aux desseins de Dieu sur nous.

Or, de chacun de ces principes découlent plusieurs conséquences.

 

CONSÉQUENCES DU PREMIER PRINCIPE

 

212


1. Nécessité de l'oraison. Nous n'avons l'existence que pour que Dieu se communique à nous, établisse en nous sa propre vie et ses perfections, et pour que nous lui rendions les devoirs de religion. Or, rien de tout cela ne peut exister sans que nous nous mettions en rapport avec Dieu, et il n'y a point de rapport avec Dieu sans oraison: Spiritus est Deus, et in spiritu et veritate... (St Jean III)

2. Oraison continuelle et non interrompue : Oportet semper orare... Nous n'avons aucun instant d'existence que pour Dieu, et pour communiquer avec lui.

3. Influence de l'oraison dans les bonnes œuvres et prix des œuvres sans oraison.

4. Bonheur d'un homme d'oraison.

5. Plus nous sommes hommes d'oraison, plus notre âme, avec toutes ses facultés et ses sens, se perfectionne dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel, par l'acquisition des vertus et des perfections divines.

6. Élévation d'âme et pouvoir au-dessus de toute créature résultant de l'esprit d'oraison.

 

 

CONSÉQUENCES DU DEUXIÈME PRINCIPE

 

Du deuxième principe découlent deux conséquences

213


Première conséquence. ‑ Notre âme a deux manières d'opérer : une insensible, quand elle agit uniquement par ses puissances et indépendamment des facultés sensibles, et une autre sensible, lorsqu'elle agit par le moyen des sens. I1 y a bien une troisième sorte d'action en nous, celle des instincts et le premier mouvement de nos appétits, mais ce n'est pas un mouvement de l'âme. Quelquefois, il est vrai, elle suit ces mouvements, mais l'opération qui accompagne ce consentement aux appétits n'appartient plus à l'instinct, c'est une action de l'âme. De là il résulte que l'âme a deux manières de s'unir à Dieu, et, par conséquent, deux manières de faire oraison : l'une insensible, l'autre sensible.

De même, Dieu opère de ces deux manières en nos âmes. L'opération insensible se communique quelquefois aux sens par épanchement, et alors Dieu agit insensiblement et sensiblement, et notre âme aussi agit de deux façons. Lorsque Dieu opère seulement intellectuellement, nous sommes quelquefois sans savoir, sans voir son opération, et alors nous sommes portés à nous inquiéter. I1 faut nous tenir tranquilles, ne pas nous imaginer que Dieu n'agit pas en nous, ni que nos âmes n'opèrent pas dans l'oraison, mais viser vers Dieu, mettre notre confiance en lui, produire cependant quelques actes doucement et paisiblement, nous entretenir dans le désir de lui être agréables, et nous contenter de cette direction continuelle de notre intention. Si nous nous tenons ainsi en repos et confiance devant Dieu, peu à peu notre esprit s'éclaire et discerne l'action intellectuelle de Dieu en nous, et la nôtre pour lui.

214


La première manière est beaucoup plus parfaite que la seconde, et cela pour plusieurs raisons :

1° La partie spirituelle est beaucoup plus parfaite que la sensible, et, par conséquent, ses opérations sont beaucoup plus excellentes.

2° Pour que nos vertus soient parfaites, elles doivent résider dans les parties spirituelles de nos âmes, et même les vertus surnaturelles ne sont véritablement vertus que lorsqu'elles résident là. Ainsi la foi n'est pas foi, si elle n'est que le sentiment ou le raisonnement ; le sentiment et le raisonnement aident seulement à nos facultés spirituelles pour les faire adhérer à Dieu par la foi. I1 en est de même de la charité. Et puisqu'il n'y a ni foi ni charité ni autre vertu que dans nos puissances spirituelles, il résulte donc de là qu'une oraison où notre âme a opéré spirituellement, vaut mieux qu'une autre où elle a mélangé son opération spirituelle par celle des sens. Seulement l'opération des sens est utile et nécessaire même aux commençants, pour déterminer l'âme grossière et habituée aux jouissances des sens à agir et à se porter vers Dieu en quittant les créatures.

215


3° Dans l'ordre établi, Dieu doit se communiquer directement à l'âme : Spiritus est Deus, et in spiritu et veritate oportet adorare. Les communications de l'âme avec Dieu doivent être plutôt spirituelles que sensibles. Il a créé pour cela notre âme spirituelle afin de se communiquer à elle, et, s'il se communique aux sens, ce doit être par une extension de sa divine communication avec les puissances spirituelles de notre âme, ou lorsque notre âme toute répandue dans les sens n'est pas encore capable de se mettre en rapport avec lui et de recevoir ses communications directement. Mais, dans tous les cas, il résulte de là que les opérations spirituelles de notre âme dans l'oraison sont incomparablement plus excellentes que les sensibles.

Deuxième conséquence. ‑ Notre âme éprouve trois besoins, et ces trois besoins produisent en elle trois tendances qui la dirigent vers Dieu, en qui elle doit trouver satisfaction à ces trois besoins, et ces trois tendances forment en elle les trois vertus théologales.

I1 résulte de là : 1° que l'oraison est l'application pratique de notre âme à ces trois vertus, qui renferment toute la perfection, puisque l'oraison n'est rien autre chose que l'application de notre âme à Dieu par ses trois puissances ; de là, grande excellence de l'oraison.

216


2° Si l'oraison consiste dans l'application des trois puissances de notre âme à Dieu par ces trois tendances, il faut donc, pour faire du progrès dans l'oraison, pratiquer un renoncement parfait, qui consiste dans un détachement entier et continuel des trois concupiscences qui nous tiennent attachés à la terre et à nous-mêmes, et qui sont directement opposées aux trois vertus par lesquelles notre âme s'unit à Dieu, car les unes et les autres ne peuvent pas aller ensemble. Il faut que les trois puissances de nos âmes tendent vers Dieu ou vers les créatures : Non potestis duobus dominis servire.

3° L'oraison est un moyen des plus puissants et même peut-être unique pour surmonter nos mauvais penchants, puisqu'elle nous met en rapport avec Dieu, par les trois vertus directement opposées aux trois vices qui renferment en eux tous nos mauvais penchants. I1 faudrait seulement, dans notre oraison, nous appliquer à Dieu davantage par la vertu qui est opposée au vice auquel nous sommes plus sujets, et que nous voulons combattre d'une manière spéciale.

4° Il résulte de là encore que, pour faire véritablement une oraison parfaite, il faut que toutes les facultés spirituelles de notre âme soient appliquées à Dieu. Le fond intérieur de l'âme, ou la puissance motrice ou agissante, commence par s'appliquer et recueillir auprès d'elle les autres puissances, sans cela il n'y a pas d'oraison ; ensuite elle applique son esprit à Dieu, soit simplement, soit en l'unissant à Notre‑Seigneur pour voir en lui, soit par la considération d'un mystère, etc. Cela fait, et l'esprit uni à Dieu et éclairé par sa lumière, elle-même y adhère davantage, et elle applique la volonté pour embrasser cet objet si beau, pour jouir de lui et vivre en lui et par lui. C'est là que se termine la parfaite oraison.

217


Une âme qui serait sans cesse dans cette union à Dieu, parviendrait nécessairement à une très grande perfection et pratiquerait par le fait toutes les vertus, ou plutôt elle les posséderait toutes en elle.

Notre âme n'est qu'une capacité, elle n'a rien par elle et en elle ; c'est en Dieu qu'elle doit se remplir, et cela par l'union de l'oraison. Par conséquent, elle doit plutôt recevoir que prendre. De là, l'état d'oraison parfait consiste en ce que les puissances de notre âme s'unissent à Dieu par une contemplation de silence, de repos et d'attente. Si cela est vrai, sa coopération consiste à consentir aux dons de Dieu et à les recevoir. Elle consisterait aussi à se disposer et à se mettre en état, par la grâce de Dieu, pour s'unir de la sorte à lui, afin de recevoir ses dons.

Je crois que les choses sont ainsi, à moins que je ne me trompe, ce qui est fort possible, car je sais bien que je suis un véritable ignorant.

218


Comme la communication de Dieu avec notre âme est une communication du Créateur avec la créature, il s'en suit que le rapport et l'union d'oraison que notre âme a avec Dieu par la communication de ses dons, doit être un rapport et une union de créature avec son Créateur. De là, pour la parfaite oraison, il faut que ce silence et cette attente de l'âme devant Dieu constituent un état de dépendance, d'anéantissement et d'adoration. Qu'on se représente un pauvre misérable, aveugle, boiteux, accablé de tous les maux et de tous les besoins, il tend la main pour recevoir de quoi satisfaire ses nécessités, et l'on aura une figure extrêmement imparfaite d'une âme dans cette oraison devant Dieu. Elle n'a que son désir et sa tendance vers son Dieu, et elle s'y tient dans une humiliation, un anéantissement, un respect très profonds, et une confiance et un abandon entiers.

Comme nous avons une partie sensible en nous, qui doit recevoir sa communication et sa part des biens incomparables que Dieu donne à une âme, il faut donc le silence et le repos des sens pour que cette communication soit parfaite. Pour cela il faut une grande pureté dans ceux-ci et un grand calme dans les facultés, aussi bien que dans l'imagination.

Il faut en dire autant des instincts ou appétits qu'il faut avoir domptés et sevrés du plaisir qu'ils trouvent dans les créatures, de façon qu'ils aient perdu l'habitude de se jeter sur les objets créés et de s'en repaître, ou que du moins cette habitude soit affaiblie.

219


Notre imagination est pour notre âme comme une main pour rapprocher les objets absents et les lui présenter comme dans un miroir, et comme une servante qui doit lui procurer ce qui peut lui convenir. De là : 1° une âme qui n'est pas établie dans cette parfaite oraison, qui n'a pas l'habitude de cette union divine, et ne saurait par conséquent se mettre en rapport avec Dieu, ‑ ce qui arrive surtout quand cette âme va encore à lui par les sens ‑ peut et doit employer l'imagination pour se représenter Dieu d'une certaine façon, soit dans un mystère de Notre Seigneur, soit d'une autre manière.

2° Il ne faut pas laisser aller l'imagination à toute sa fougue, mais une fois que nos puissances sont en vue de son objet et unies à Dieu par le moyen de l'imagination, il faut arrêter celle‑ci, la tenir en repos et l'appliquer seulement de temps à autre, selon l'utilité qu'elles en peuvent tirer, car alors elle est la servante et non la maîtresse. Et dans l'état où l'âme peut appliquer directement et immédiatement ses puissances à Dieu, elle doit tenir l'imagination en repos et ne pas s'en servir, mais entrer seule avec son Seigneur et son Roi dans le secret de son cabinet, et laisser la servante à la porte.

 

 

 

CONSÉQUENCES DU TROISIÈME PRINCIPE

 

Du fait énoncé dans le troisième principe résultent tous les maux et toutes les difficultés que l'on éprouve dans l'oraison : difficultés très nombreuses et très considérables qui ne sont cependant pas sans remèdes, quelque grandes que soient quelques unes d'entre elles. On veut parler des effets du péché.

 

220


$ I PREMIER EFFET DU PÉCHÉ : SÉPARATION DE DIEU

 

1° De là, nullité complète de l'oraison, incapacité de s'unir à Dieu ; par conséquent, il est inutile de s'appliquer à le chercher par ses propres forces, et on ne trouvera pas là un état d'oraison. On verra plus loin que c'est même nuisible.

2° L'âme touchée par la grâce sent le bonheur d'être unie à Dieu ; alors elle fait des efforts pour s'unir à lui ; en cela elle va trop vite et ne se laisse pas conduire par la grâce qui la touche, mais elle veut aller à toutes forces aussi rapidement et aussi pleinement qu'elle le désire, et selon la manière qu'elle s'imagine que cela doit être.

De là il résulte plusieurs empêchements et défauts dans l'oraison : 1° La contention et l'effort naturel, qui n'est pas véritablement oraison. 2° L'inquiétude, les angoisses, les dépits, le mécontentement de soi-même, la mauvaise humeur. 3° L'activité d'esprit, la promptitude, la précipitation, l'empressement. 4° Le trouble, l'agitation, le désordre dans l'esprit. 5° La raideur, l'âpreté, un autre genre d'activité, de vivacité et de violence qui réside dans la volonté. 6° Quelquefois le découragement et le désespoir. 7° De tous ces défauts il résulte que l'âme sort de son état d'oraison ou de la voie qui lui est nécessaire.

 

 

221


$ II DEUXIÈME EFFET DU PÉCHÉ : PERVERSION DES PUISSANCES

 

Les effets du péché par rapport à la première puissance, l'activité, sont : 1° Présomption, confiance en soi, dans les moyens que l'on prend, estime de son état ; 2° désir des choses grandes et élevées, recherche dans sa manière d'aller à Dieu ; 3° une certaine indépendance intérieure : on se présente devant Dieu sans crainte, sans le respect nécessaire, on ne veut s'assujettir à aucune règle, on veut suivre ses idées ; 4° indifférence on va à l'oraison par manière d'acquit, on n'y met pas son âme.

Dans la deuxième puissance, l'intelligence, le péché a produit :

I. L'ignorance et l'obscurité de l'esprit. 1° Il ne connaît pas Dieu, ne le voit pas et ne sait pas par quelle voie il doit aller à lui ; 2° on ne se connaît pas soi-même pour voir les obstacles qu'il faudrait rompre, ni les moyens à employer pour cela ; 3° l'esprit ne sait pas où il en est par rapport à Dieu, jusqu'à quel point son état intérieur est bon ou mauvais, ce qui produit des incertitudes ; tantôt il s'y prend d'une manière, tantôt d'une autre ; de là, des agitations, des inquiétudes, etc ; 4° il prend les mouvements de la nature comme provenant de la grâce, et ne reconnaît pas ceux qui viennent de Dieu, ce qui cause de très graves désordres, et le rend très infidèle à la grâce divine.

222


2. La Légèreté de l'esprit. 1° I1 ne s'arrête pas et ne se pénètre d'aucun objet qui fixe dans l'oraison, mais il saute d'un objet à l'autre ; 2° il est inconstant, soit dans sa manière de faire son oraison et d'aller à Dieu, soit dans les connaissances intérieures que Dieu lui donne ; 3° il se laisse facilement aller aux distractions et en a beaucoup, parce que cette légèreté leur ouvre la porte ; 4° il aime à s'amuser à des bagatelles, et il se plaît aux choses variées et légères, ce qui lui rend l'oraison difficile ; 5° cette légèreté d'esprit l'empêche aussi d'apporter un esprit préparé à l'oraison ; 6° elle le met toute la journée dans un état de dissipation et le rend incapable d'un état d'oraison habituelle.

3. La dureté, l’opiniâtreté, la raideur, la ténacité de l'esprit, qui veut juger ou examiner toutes choses par soi. I1 est scrutateur, impétueux, actif, violent, précipité, ombrageux, tracassier, pointilleux, inquiet, lent, inappliqué, indifférent, paresseux. Il y a une multitude de défauts qui accablent notre pauvre esprit.

Quant à la perversion de la troisième puissance, la volonté, il faut remarquer ce qui suit :

223


1° Les défauts de l'esprit influent sur la volonté. Celle-ci n'agit qu'autant que les lumières de l'esprit la poussent, c'est-à-dire que l'âme voyant par l'intelligence, en vertu de la foi, l'objet bien aimé qu'elle désire et qu'elle espère, emploie la volonté pour l'embrasser ; et plus elle possède l'objet divin par la foi de son intelligence, plus la volonté l'embrasse. Ainsi l'opération de la volonté répond à l'opération des deux premières puissances, surtout à celle de l'esprit. Et si l'esprit est dans le désordre, il le communique à la volonté à laquelle il n'est guère capable de donner une bonne impulsion.

2° La volonté elle-même a ses défauts : a) elle peut être superficielle dans la manière d'embrasser un objet ; b) elle est faible, nonchalante, lente, pesante ; c) froide, indifférente, longue à se mettre en mouvement ; d) trop ardente, empressée, active, vive, violente ; e) trop pressée, et alors elle prévient la vue de l'esprit et va à l'aveugle et d'une manière étourdie ; f) inconstante, elle va d'un objet à l'autre, etc.

 

 

$ III TROISIÈME EFFET DU PÉCHÉ : CORRUPTION DES FACULTÉS SENSIBLES

 

1. Indépendance et rébellion

 

224


1° L'indépendance et la rébellion de la partie sensible, jointes à sa grande corruption, causent de grandes peines et sont de grands obstacles à l'oraison. Quelle que soit l'excellence des dispositions des puissances spirituelles, elles ont toujours de grandes persécutions à souffrir de la part des facultés inférieures, à cause de leur indocilité et rébellion. C'est même quelquefois un obstacle insurmontable pour les commençants. Les uns n'ont aucun goût pour les choses de Dieu, et l'âme voudrait cependant s'appliquer à lui par l'oraison, mais elle ne peut en venir à bout.

Le second obstacle, c'est l'inclination perverse de ces facultés vers les jouissances des créatures. Cette mauvaise inclination éloigne beaucoup de personnes de cet exercice, soit parce qu'elles ne sont pas capables d'avoir aucune idée de l'utilité de l'oraison ni même de ce que c'est, soit parce qu'elles craignent d'être obligées de se corriger, soit parce qu'elles n'ont pas le courage de s'y mettre. D'autres qui s'y mettent ne font rien, parce que ce penchant des sens vers les créatures et les amusements ne leur permettant pas de s'appliquer à Dieu, éloigne d'eux la divine grâce, et les empêche aussi de se bien préparer ; d'ailleurs il les éloigne de toute disposition véritable de se donner à Dieu.

Ces mauvaises dispositions tiennent les âmes dans la paresse, dans la dissipation, dans l'indifférence des choses divines et dans une multitude d'autres défauts de ce genre, qui sont mortels pour l'oraison.

225


I1 y en a parmi celles-ci qui travaillent à surmonter les difficultés et s'y prennent sérieusement, mais elles ne mettent pas assez de vigueur à dompter les sens, surtout dans le défaut dominant. Elles biaisent, elles raisonnent sur les choses, et n'ont pas assez de ferveur. Aussi les sens les dominent toujours et elles ne font aucun progrès dans l'oraison.

La troisième difficulté, c'est qu'elles posent de grands obstacles par le désir des jouissances spirituelles, quand elles se détachent un peu des créatures, ou du moins quand Dieu les touche dans l'oraison, et qu'elles ont commencé à sentir le goût des choses de Dieu et de l'oraison. Lorsqu'elles sont dans la privation de ces jouissances, elles s'agitent, se tourmentent, se violentent beaucoup ; elles tourmentent aussi beaucoup les puissances spirituelles, les dérangent singulièrement, et les empêchent souvent de se tenir dans l'union à Dieu, et elles tombent dans toutes sortes de défauts qu'on a déjà vus et qu'on verra encore. Lorsqu'elles possèdent ces jouissances, elles tombent dans d'autres fautes qui les empêchent d'avancer : l'amour-propre, la vanité, la satisfaction sensuelle, etc.

226


Tous ces égarements causent des tourments et des persécutions aux puissances spirituelles, et sont pour elles de grands empêchements pour s'unir à Dieu. Dans les commencements, ces persécutions influent sur elles pour les entraîner ; quand elles se fortifient et se détachent, elles les tourmentent, les troublent et les affligent, et de cette manière les dérangent encore, à cause de l'incertitude où elles sont si elles adhèrent à ces mauvais effets qui se produisent dans les sens, et de la crainte qu'elles ont de déplaire à Dieu.

Quand les puissances supérieures se fortifient davantage, elles commencent par ne plus y faire tant d'attention, et il s'établit peu à peu comme une espèce de séparation entre les deux ; les puissances supérieures s'unissent à Dieu par la contemplation, et les sens n'ont plus aucun pouvoir sur elles. Ce n'est pas qu'elles soient en sûreté et que, de temps à autre, elles ne puissent se laisser surprendre et ne soient réellement surprises, mais elles sont séparées et délivrées de ce fardeau.

227


Pendant tout ce travail, cette peine et ces traverses, les sens se purifient. D'abord Dieu les dispose à se prêter à ses vues de miséricorde par la douceur, les jouissances et les contentements. Ces facultés affamées et pleines des ordures des créatures, commencent à voir que c'est en Dieu que réside leur véritable bien. Ce travail fait qu'elles commencent à rompre pendant ce temps avec les créatures et prennent l'habitude d'aller à Dieu. Cela les purifie des désirs grossiers de se satisfaire dans les créatures ; elles sont contentes, elles jouissent de Dieu, elles aiment à ne jouir que de lui, mais elles sont encore attachées à cette jouissance. Elles sont purifiées jusqu'à un certain point, mais cela ne serait rien si elles en restaient là. Elles aiment encore la jouissance pour elle-même, elles ne sont pas encore dans l'ordre et assujetties aux puissances spirituelles. Et les puissances spirituelles n'ont pas encore elles-mêmes le degré de force et de pureté convenable.

Alors Dieu commence, après dispositions préalables, à opérer dans les puissances spirituelles, laissant les facultés sensibles peu à peu de côté, et il les purifie plus complètement par les peines et les privations ; par là il les purifie peu à peu et leur donne la force et la perfection convenables, les assujettit et les soumet aux puissances spirituelles, en les mettant dans une dépendance parfaite. Ce sont là les temps de combats et de peines dont nous venons de parler tout à l'heure.

Cette période est critique, c'est peut-être la plus dangereuse pour les âmes, et toute leur vie en dépend. I1 faut que les facultés sensibles soient dociles, soumises, patientes, au milieu de toutes les peines, les afflictions, les sécheresses, les tentations et les difficultés auxquelles elles sont assujetties plus ou moins longtemps, selon le plus ou le moins de besoin qu'elles ont d'être purifiées, ou selon le plus ou le moins de perfection à laquelle Dieu veut faire parvenir ces âmes.

228


C'est en cet endroit que le grand et très grand nombre d'âmes quittent la vraie voie de leur oraison, par les inquiétudes, les découragements, les fausses persuasions, l'entêtement, la raideur et les autres défauts auxquels elles se laissent aller, par leurs impatiences, leur amour-propre et leur désir de surmonter ces difficultés. Il faut absolument qu'elles renoncent à toutes leurs idées propres, et qu'elles se soumettent à l'épreuve avec une grande humiliation intérieure devant Dieu. Elles ont grand besoin d'un bon directeur en ce moment, et encore plus d'une obéissance parfaite.

Il faut remarquer qu'ordinairement les âmes dont le premier état de purgation des sens, c'est-à-dire des jouissances spirituelles, a été fort et long, se soutiennent parfaitement dans cette seconde purgation, quelque rude que soit cet état en lui-même et quoiqu'il doive leur paraître ; et il leur est réellement beaucoup plus dur qu'à d'autres, qui n'ont pas eu de si grandes jouissances, car la privation est d'autant plus pénible que la jouissance a été plus grande.

Quand l'épreuve est bien dure, alors ordinairement elle n'est pas sans interruption ; surtout Dieu a pitié des âmes faibles et les soutient pour qu'elles ne succombent point. Dieu accorde par intervalle à ces âmes quelque touche très forte qui fortifie les facultés sensibles et les soutient dans ce terrible combat. Il les habitue peu à peu à se sevrer entièrement, et, lorsqu'elles ont le degré de force voulu, il les met dans une privation entière. Au moins on peut dire que la divine bonté suit quelquefois cette marche.

Pendant tout le temps de ces peines des sens, l'âme qui est fidèle entre peu à peu dans une voie contemplative, qui la mène à grands pas à l'union parfaite.

229


Les âmes dont le premier état de purgation des sens a été médiocre ou de peu de durée, ordinairement soutiennent mal la seconde purgation, et, généralement parlant, elles tombent dans les fautes marquées plus haut, et finissent par un de ces trois états : 1° ou elles tombent dans un état de scrupules, d'incertitudes, d'embarras de conscience, dont elles ont bien de la peine à se tirer, et dont elles ne se tirent quelquefois jamais, ou dont elles ne se tirent que pour tomber tout à fait dans le relâchement et la dissipation, ou pour rester dans un état d'indifférence ou dans une espèce d'inutilité et d'incapacité spirituelle ; 2° ou elles se détraquent, quittent ou négligent l'oraison, et se mettent à chercher leur plaisir et leur contentement dans les créatures ou dans leur amour-propre ; 3° ou elles sont dans un état de travail pour aller à Dieu, dans un état d'oraison petit et faible ; elles restent partagées entre Dieu et les créatures, et ne parviennent jamais à une véritable sainteté.

230


Un grand nombre de ceux-ci servent cependant Dieu et travaillent véritablement à sa gloire. Ils se perfectionnent dans leur état et acquièrent beaucoup de mérites, mais il leur reste toujours beaucoup de défauts et d'attaches à eux-mêmes, à leurs propres sens et aux créatures. Ces âmes restent toujours partagées entre Dieu et les créatures, se font toutes sortes d'habitudes imparfaites et de besoins de choses créées. Elles n'ont jamais une générosité complète, elles ne volent pas dans les voies de Dieu, mais elles y marchent ; elles ne font pas leurs actions d'une manière parfaite et pure ; elles en font cependant beaucoup pour l'amour de Dieu, mais par un amour souvent mélangé, et qui pour cela ne laisse pas d'être bon et vrai.

Ces âmes font beaucoup d'actions et se livrent quelquefois des temps considérables à des occupations purement naturelles, qui n'ont aucune autre utilité ni fin que celle de leur faire plaisir. Les actions qui sont nécessaires, comme le boire, le manger, la récréation, etc., elles les font par motif et principe humains, au moins très souvent. Ces personnes se délectent et prennent jouissance dans le plaisir qui se rencontre à faire ce genre d'actions, même lorsqu'elles dirigent leur intention d'une façon surnaturelle. Elles sont quelquefois très bonnes et agréables à Dieu, et très occupées à procurer sa gloire, malgré ces imperfections dans les actions surnaturelles, par exemple, la célébration de la sainte messe, la confession, la prédication, etc., où elles mêlent toujours une foule de défauts et d'imperfections.

231


Il y en a cependant qui mettent un soin très grand à se préparer à ces saintes occupations et à tâcher de s'en acquitter le mieux possible ; mais malgré cela elles y mêlent toutes ces imperfections et défauts. D'autres fois, après des préparations très considérables et très soigneuses, elles tombent dans de grandes fautes dans l'exercice de ces saintes fonctions, quelquefois avant, quelquefois après.

Tous ces défauts viennent de ce que les puissances supérieures ne vont à Dieu que par les sens, qu'elles sont pour ainsi dire dépendantes des facultés sensibles, et que ces dernières ne peuvent jamais obtenir une grande perfection par elles-mêmes ; leur unique perfection consiste à se tenir en repos, en docilité, soumission et dépendance des puissances supérieures, et de n'agir que par leur impulsion. La perfection d'un inférieur est d'obéir et non de commander. Cette conduite de l'âme abandonnée aux puissances inférieures est une conduite aveugle : elle ne saurait acquérir la parfaite prudence. Elle rencontre quelquefois juste, quelquefois non.

232


Il résulte de là que l'âme est dans l'ignorance de ce que Dieu demande d'elle ; elle ignore encore ses dispositions propres et se laisse entraîner dans une foule de pièges et d'illusions. Cette conduite est aussi une conduite passionnée : l'esprit ne voit rien et l'âme est cependant pleine de désirs ; elle pousse et va avec promptitude et activité intérieure ; de plus, elle s'affectionne à toutes sortes de choses auxquelles les sens trouvent un certain plaisir spirituel et parfois un plaisir naturel. Ce plaisir est spirituel dans les âmes bonnes et bien décidées à servir Dieu ; dans celles qui le sont moins, les sens s'affectionnent aux choses qui causent un plaisir naturel, car tout cela est mélangé. Ces affections préviennent même le jugement de l'esprit et achèvent de l'aveugler, au moins de l'empêcher de voir clair. De tout cela résulte encore un autre défaut en ces âmes : elles jugent et agissent souvent par impulsion et prévention.

Agissant en tout par les sens, elles se laissent facilement impressionner par les objets qui leur plaisent, qui sont d'accord avec leurs goûts, ou qui favorisent leur contentement et leur manière d'agir. Lorsque, par un effet de bonne volonté, elles veulent se mettre au dessus de leurs penchants, ‑ ce qu'elles ne font pas toujours ‑ elles ont bien de la difficulté, parce que ces penchants obscurcissent leur esprit, et leur empêchent de discerner clairement les choses. I1 n'y en a peut-être pas une seule qui puisse le faire.

 

2. Défauts de tempérament

 

Outre la rébellion et les peines que les facultés sensibles causent à l'âme, elles en éprouvent elles-mêmes une violente, dont elles ne peuvent se défendre. I1 faut un effort généreux et soutenu des puissances de l'âme, secourues de la grâce, pour surmonter ces difficultés ; ce sont les défauts de tempérament.

233


Par un effet du péché tout est en désordre dans l'homme ; les facultés sensibles veulent dominer les puissances spirituelles, et, à leur tour, les facultés sensibles sont assujetties aux parties subalternes. Les parties inférieures, subalternes et charnelles, sont elles-mêmes dans un état très mauvais, et de là résultent les grands désordres d'un mauvais tempérament.

Les facultés sensibles sont en rapport avec les organes du corps, et ces organes étant défectueux et dans le désordre, font très mauvaise impression sur les facultés sensibles, les lient quelquefois et les embarrassent tellement qu'elles ne peuvent s'en tirer.

Et lorsque ces défauts et ces désordres sont à un certain degré, les puissances spirituelles elles-mêmes sont tellement appesanties, liées et entraînées, qu'elles ont bien de la peine à se tirer de ce mauvais état, sans une grâce spéciale et extraordinaire.

Il arrive parfois que des âmes, avec la meilleure volonté, s'y mettent sérieusement pour vaincre ces défauts ; elles en surmontent le mauvais effet pendant un certain temps, et puis retombent de nouveau pour ne plus en sortir. Et en cela il y a toujours de leur faute : elles faiblissent et ne se soutiennent pas dans leurs résistances.

234


Mais, par cette grâce extraordinaire, elles combattent avec force et avec une grande générosité tous ces mauvais penchants, les surmontent et s'en affranchissent. Pendant tout le temps où la grâce se rend sensible, elles n'éprouvent plus ou presque plus d'atteintes de ce mauvais penchant, et quelques unes qui en sentent toujours les effets, les combattent avec vigueur et en supportent la peine sans se décourager ; mais ces effets ne sont pas forts.

II y en a qui croient être entièrement quittes de ces défauts, et cela vient de ce que les facultés sensibles étant ainsi remplies de jouissances surnaturelles de la grâce, sont délivrées pour le moment de l'impression de la chair, que cette grâce triomphante combat directement. Mais lorsque cette divine grâce cesse de faire son séjour dans les sens, tous ces mauvais penchants se font ressentir, et le tempérament mauvais continue de produire de mauvais effets sur les facultés sensibles. Ces effets sont moins forts qu'auparavant, quoique l'âme les croie quelquefois plus forts par la peine qu'elle éprouve de retomber, ce qui lui grossit les objets, et par l'habitude qu'elle avait acquise du repos, parce que les sens sont devenus plus forts et les défauts plus faibles, par le secours de la grâce.

235


Cependant ce moment est dangereux et décisif, car si l'âme ne triomphe pas alors, elle court risque de retomber et d'avoir plus de peine après à s'en retirer. Quand je dis retomber, cela ne signifie pas faire une ou plusieurs chutes, mais se décourager, se laisser abattre, et ne plus faire d'efforts pour résister à ces penchants mauvais. Une fois que l'habitude s'en forme d'une manière complète et sans résistance, il est bien difficile que la pauvre âme s'en tire, surtout après que cette habitude aura duré un certain temps, sans éprouver de résistance.

Au contraire, si elle travaille sérieusement en ce moment, elle conservera la supériorité qu'elle a acquise, et finira par affaiblir tellement les effets de ce mauvais tempérament, qu'elle n'en sera jamais empêchée d'aller à Dieu et d'opérer sa sanctification.

Et de plus, il arrivera que ce mauvais défaut même servira à sa sanctification. 1° Parce que ce sera pour elle une croix délicieuse, qu'elle portera sans cesse avec elle et qui la fera entrer dans les sentiments et les dispositions d'une âme crucifiée avec Notre Seigneur et pour l'amour de lui. Elle sera obligée de se tenir dans un continuel esprit de sacrifice devant Dieu.

2° Il lui fera pratiquer toutes les vertus attachées aux croix que la divine Bonté impose aux âmes chéries, comme sont : la patience, la douceur, l'humilité, et en particulier les vertus qui sont attaquées par ce mauvais penchant, parce que la pauvre âme ne cesse un instant d'agir contre les mauvais sentiments que ce penchant dépravé veut lui inspirer. A chaque mouvement mauvais elle oppose un acte de vertu contraire, et cela souvent sans y penser parce qu'elle finit par en acquérir l'habitude, et d'ordinaire ces âmes excellent davantage dans la vertu qui leur coûte tant et qui est si gravement combattue.

 

236


3° Il sert grandement à entretenir une âme dans l'humilité devant Dieu et devant les hommes, soit par la répétition des actes, comme il a été dit tout à l'heure, soit par la vue continuelle de sa misère et de son abomination.

4° Il le nourrit dans la crainte de Dieu et la défiance d'elle-même : elle voit un précipice ouvert à ses pieds et craint à tout instant d'y tomber.

5° Il finit par entretenir cette âme dans une union continuelle à Dieu, et dans une grande dépendance, par le recours continuel qu'elle est obligée d'avoir vers lui ; sans cesse elle est obligée d'avoir les yeux tournés vers lui et de se tenir humiliée et anéantie devant sa bonté et miséricorde infinies.

Une grande tentation contre laquelle on a à se défendre en cette circonstance, c'est le découragement. Cette tentation se présente surtout, de quatre façons.

La première est la pensée qu'on aura toute sa vie à combattre, et à cette pensée l'âme entre dans une peine et détresse extraordinaires, en se voyant si malheureuse pour toute sa vie ; elle s'attendrit sur elle-même et s'afflige beaucoup, et cette tentation la jette dans un état de lâcheté et de nonchalance très grande pour la résistance à ce mauvais penchant, et la décourage quelquefois tout à fait.

237


La seconde est la pensée qu'elle ne pourra pas toujours résister et que, tôt ou tard, il faudra céder, et là-dessus elle se laisse abattre et aller à cette même lâcheté ; elle s'amollit dans la résistance ; elle s'oppose très faiblement au mauvais penchant ; bientôt elle se laisse entraîner, et c'est ainsi que peu à peu elle se remet sous le joug.

Une troisième tentation de découragement est la pensée qu'on est vaincu. Une fois qu'on se l'est mise dans la tête, on ne résiste presque plus. Cette pensée vient de ce que les sens sont comme imprégnés de l'impression que fait sur eux le mauvais mouvement organique ; ils se sentent fortement attaqués et parfois il échappe des actions en conformité avec ce mauvais penchant. Ceci arrive surtout quand le démon s'en mêle.

L'âme a la vue obscurcie et se croit perdue ; elle se trouble, se peine et s'inquiète beaucoup, ce qui diminue de beaucoup ses forces et la rend presqu'incapable de se rendre fidèle à la grâce, et d'avoir recours à Dieu. Elle tombe dans le découragement, et se laisse véritablement aller à cette mauvaise inclination. Cette mauvaise tentation empêche l'âme de profiter de cet état, et d'en tirer les cinq fruits dont on a parlé plus haut. Voilà pourquoi elle doit se confier entièrement en Dieu, obéir à son directeur, et entrer dans ces cinq dispositions, afin de se les approprier et de se sanctifier par ce moyen.

238


La quatrième façon dont se produit le découragement, vient de la longueur et de la fréquence des attaques de ce mauvais penchant.

L'âme se lasse de résister et se laisse entraîner. Quel malheur ! elle est quelquefois sur le point de remporter une victoire complète et de prendre le dessus, et elle se laisse abattre par l'ennemi. Cette dernière espèce de découragement vient souvent de ce que n'ayant pas bien généreusement combattu, on a, peu à peu, diminué la force de la grâce, mais ce n'est pas une raison de s'y laisser aller ; au contraire c'en est une pour se remonter et combattre avec plus de force. D'ailleurs, quelquefois cela vient aussi de la ruse du démon, qui produit toutes ces différentes tentations dans les âmes.

On a à se garantir encore contre plusieurs autres tentations, comme celle de s'étourdir et de se dissiper pour oublier les peines que l'on éprouve de ces défauts de tempérament, et cela sous le prétexte de se distraire, comme on verra tout à l'heure.

Comme aussi il faut se garder du dépit que l'on pourrait éprouver quelquefois contre soi-même, en voyant qu'on ne résiste pas mieux. On s'imagine toujours que l'on pourrait résister tellement, que l'on ne sentirait plus ces mauvais effets, et on se fait un crime de ces mêmes mauvais effets que l'on éprouve et dont on ne peut pas se garantir, et au lieu de les combattre et de s'en servir pour sa sanctification, on se fâche contre soi-même. Au lieu de profiter de ces cinq manières expliquées plus haut, on se trouble, on s'agite, et par là on se rend incapable de résister.

239


Au contraire, quelquefois on augmente par là le mal, et quelquefois on prend des moyens mauvais qui nuisent au lieu de produire bon effet. Quelquefois le dépit est contre les autres avec lesquels on est en rapport, et ce dépit vient, soit parce qu'ils ne sont pas d'accord avec nous, et qu'ils n'agissent pas selon notre mauvais défaut de tempérament ; soit de ce que ce défaut a choqué, qu'on n'est pas content ; et cela arrive même lorsque, par un effet de cette mauvaise inclination, on a offensé quelqu'un, et qu'au lieu de se réconcilier, souvent on lui en veut et l'on se dépite contre lui ; soit par envie, quand on voit qu'un autre jouit de la tranquillité.

Une autre tentation, c'est de n'oser s'ouvrir sur son défaut à son directeur, au moins de n'oser y revenir souvent, et lui parler des chutes qu'on aurait faites et des effets variés que l'on aurait sentis. On a grand besoin de communiquer avec son directeur là-dessus.

On pense parfois trop à son mal, on s'attendrit sur son sort, on y attache quelquefois trop d'importance ; souvent il faut le traiter par l'oubli et par une certaine indifférence.

240


Le scrupule fournit aussi quelquefois sujet à tentation. Comme on éprouve sans cesse des attaques de ce mauvais penchant, on se croit très souvent coupable quand on ne l'est pas, et comme quelquefois ces attaques sont graves, on se croit en péché mortel. On se confesse, on reçoit l'absolution, et quelquefois au sortir de là on est assailli de nouveau, quelquefois même pendant la confession ; alors on croit n'avoir pas eu une vraie contrition, on fait la sainte communion en cet état, et on s'imagine avoir commis un sacrilège. I1 faut bien prendre garde à cela, car le scrupule et ces autres peines augmentent le mal, et nous rendent plus sujets du mauvais tempérament qui cause ces maux.

I1 arrive aussi qu'on se croit innocent de tout le mal que l'on fait, l'attribuant à une certaine nécessité, et alors on se laisse aller plus facilement.

Presque toujours, quand on est dans ces peines-là, le démon s'en mêle et les suscite.

On voit bien, par tout cela, que ces mauvaises inclinations qui tiennent au tempérament, sont un grand empêchement pour l'oraison ; le vrai moyen de les vaincre, c'est de travailler à se mettre dans un bon état d'oraison. Les âmes qui les surmontent y font un grand progrès, et c'est là une grande consolation à leurs tourments, car il arrive très souvent que Dieu permet ces choses pour les faire parvenir à une union parfaite avec lui.

241


Ces âmes se sentant ainsi travaillées dans leurs facultés sensibles et entraînées vers la terre, attirées par la grâce divine, s'élèvent sans cesse vers Dieu et se portent vers lui, et par ce moyen elles arrivent peu à peu à la contemplation divine par une séparation entière des sens, tandis que celles qui combattent médiocrement sont appesanties par les sens, qui les tiennent toujours ; elles ne prennent pas leur essor pour s'unir définitivement à Dieu, et elles continuent toujours à examiner, considérer et goûter les choses par les sens.

Les sens les dominent toujours, et comme ils sont enchaînés par le mauvais tempérament et assujettis à ses impressions, ces âmes finissent par être enchaînées et se laissent aller à ces mauvaises impressions. Elles combattront toujours un peu ces inclinations perverses et ne leur céderont pas tout à fait, parce qu'elles ont toujours le désir de plaire à Dieu ; elles travailleront même toujours à faire oraison, mais elles n'iront pas bien haut, et seront toujours entravées.

D'autres seront vaincus, s'abandonneront à toute la force du mauvais penchant, tout en conservant certains principes de piété et de religion, qui les empêchent de tomber dans le dernier excès du péché ; d'autres enfin finiront par tomber dans le dernier excès, mais je crois que cela arrive rarement.

Tout ceci est pour ceux qui résistent ; mais ceux qui s'abandonnent et se laissent aller complètement, sans jamais résister, sont bien plus misérables.

242


On peut les ranger tous en trois classes : 1° Ceux dont les inclinations n'éprouvent aucun obstacle. 2° Ceux que les obstacles arrêtent. 3° Ceux qui ont des principes de religion jusqu'à un certain point. On parle ici des âmes dont l'état d'oraison est nul, et qui n'ont aucune idée de ce que c'est que de vaincre leurs défauts et de corriger leur intérieur pour s'appliquer à Dieu.

Le vice du tempérament fait de très grands ravages en ceux où il ne rencontre aucun obstacle, ni dans la nature ni dans la grâce, c'est-à-dire dans les gens qui rejettent toutes les sollicitations de la grâce divine. C'est là ce qui fait et ce qui a toujours fait les grands scélérats qui ont existé sur la terre ; le plus grand nombre d'entre eux n'ont rien fait que de se laisser entraîner à leur mauvais tempérament, auquel ils auraient pu résister, s'ils avaient voulu. La colère, la vengeance, la cruauté, la haine, l'envie, l'avarice, les immondices de la chair, et une multitude de crimes énormes, viennent très souvent d'un vice de tempérament, et alors, ordinairement, on se porte à un grand excès, à moins qu'on n'éprouve de la résistance.

243


Ce vice ne fait pas de si étranges progrès et ne produit pas des effets si funestes lorsqu'il rencontre de la résistance, et cela suivant le degré de sa force comparé avec le degré de la résistance qu'il éprouve. Dans les hommes sans religion, ce défaut trouve très souvent des obstacles : c'est l'amour-propre, qui est intéressé à ce qu'on n'y soit pas sujet ou au moins à ce qu'on se vainque là-dessus en certaines circonstances. Les autres désirs de la chair font aussi quelquefois une grande opposition : par exemple le désir de faire fortune ou de satisfaire ses passions. Dans ce cas, on se laisse aller toutes les fois que l'obstacle n'existe pas, et le défaut perce toujours considérablement et produit quelquefois de très mauvais effets.

Quelquefois il rencontre des obstacles dans la dissipation et la fougue d'autres passions qui poussent celles-ci avec beaucoup de violence, et leur font par moments surmonter tout presque sans difficulté. Quelquefois c'est par raison humaine, ou par le désir naturel d'être vertueux, etc.. Ces dispositions sont toujours mêlées d'amour-propre et ne réforment pas radicalement, mais elles font éviter de tomber et de se laisser entraîner ; elles arrêtent le mal beaucoup plus que les précédents obstacles. Cependant cela n'arrive pas toujours, et même presque jamais, lorsque le vice de tempérament est considérable.

Il trouve aussi un sérieux obstacle dans les hommes qui ont quelques principes de religion, et qui n'osent pas se laisser aller complètement, par la crainte de l'enfer, de manière qu'ils ne tombent pas dans de grands crimes, tout en restant toujours assujettis jusqu'à un certain point.

 

244


1 Tempérament froid .‑Dans ce tempérament, les facultés sensibles sont peu disposées à recevoir des sensations fortes. Aussi ce tempérament porte moins à se conduire par l'impression du sentiment que par le raisonnement. Cela n'empêche pas qu'on ait ses goûts et ses passions : elles n'agissent pas, il est vrai, avec une grande vivacité de sentiment, mais elles tiennent l'âme captive et on fait le mal en raisonnant.

Il est très difficile à un homme qui a un tempérament froid, de sortir de la voie où il se trouve ; s'il est dans un mauvais pas, on aura de la peine à l'en tirer, mais aussi, s'il est en bonne voie, il y restera. La raison en est que ce tempérament donne une certaine constance et stabilité. La chose est facile à concevoir : l'esprit aussi bien que le cœur , avec ce tempérament, ne reçoivent pas facilement des impressions, et ils restent dans celles qu'ils ont et dans lesquelles ils se nourrissent et se plaisent.

Ce tempérament, s'il est bien formel et complètement froid, est un grand obstacle pour l'avancement dans la vie intérieure et parfaite, à moins d'une grâce extraordinaire.

1° Parce que la grâce ne fait pas si forte impression sur une âme assujettie à ce tempérament, ou si elle se fait sentir fortement, comme cela arrive souvent, elle ne trouve pas dans ces âmes de forte coopération, parce qu'elles sont lentes dans leurs actions.

2° Cette constance naturelle ou cette stabilité dans l'état où elles se trouvent est aussi un grand obstacle.

245


3° Ne voyant pas de mal dans leur état, elles se croient bien et ne tendent guère à aller plus loin. Ces âmes, en effet, se trouvant dans une voie de piété et servant Dieu, ont moins de mauvais penchants que les autres et ne s'y abandonnent pas si facilement, parce qu'elles n'ont pas de sensations vives, ni de désirs, ni d'actions précipitées.

4° Habituées à n'agir qu'après avoir réfléchi et allant en tout par voie de raisonnement, elles entrent, par conséquent, difficilement dans les voies intérieures de l'oraison, qui sont indépendantes du raisonnement.

Ces personnes ont des difficultés pour sortir d'une certaine médiocrité de la vie intérieure. Elles n'ont pas de grandes attaches, mais elles ont de la peine à quitter les choses humaines. Elles ne manifestent pas de grands vices, on y croit même voir certaines vertus négatives, comme la patience, etc., mais ces vertus ne sont pas véritables ; c'est l'effet du tempérament qui, étant froid, rend l'homme réservé et empêche les vices opposés à ces vertus de paraître. Ainsi on est patient sans avoir aucune vertu et quelquefois par vice, car cette prétendue vertu va quelquefois jusqu'à être un véritable vice.

246


Ce défaut est plus ou moins fort aussi et produit des effets plus ou moins mauvais. Lorsqu'il est dans un degré considérable et complet, alors c'est un empêchement presqu'insurmontable pour une âme, à moins d'une grâce extraordinaire, parce qu'il produit une indifférence très grande pour toutes choses. Les plus fortes et les plus terribles vérités de la religion ne font rien sur elle, et les dangers les plus imminents de son salut ne lui feront pas faire un pas de plus. I1 est quelquefois très difficile de trouver les défauts des personnes dont la froideur va à l'excès.

La voie de la perfection de la vie intérieure n'est pas fermée pour elles, elles doivent y viser de tout leur cœur, mais elles doivent y aller par la voie des vertus solides : de l'humilité, de l'obéissance et des privations et mortifications intérieures. Il ne faut pas qu'elles s'inquiètent de ce qu'elles n'ont pas un sentiment fort d'amour de Dieu, ni de ce qu'elles ne voient pas de progrès considérable dans leur oraison. L'avancement de la vie intérieure et de l'oraison doit s'établir en elles par le fondement de ces vertus solides et fondamentales, auxquelles elles doivent s'appliquer fortement et d'une manière suivie.

Pour ce qui est de l'amour de Dieu, ce ne sont pas les transports et les mouvements violents qu'elles doivent chercher ; mais elles doivent tout de même s'appliquer à en produire des actes et pratiquer ce qui est l'effet du divin amour : par exemple, avoir une grande fidélité et une exactitude ponctuelle à faire tout ce que Dieu demande d'elles, comme aussi produire tous les effets de la charité envers le prochain, sans se tourmenter si on ne sent pas cette tendresse sensible.

247


Une âme fidèle à ces choses ne manquera pas de s'avancer beaucoup dans les voies de l'oraison, sans faire précisément son affaire capitale de s'y appliquer comme ferait un autre, bien qu'elle doive y porter ses soins et s'y appliquer sérieusement. Ces âmes risquent de tomber dans une illusion : comme elles n'éprouvent pas quelque chose de sensible dans leur oraison, elles se disent facilement : Oh! la perfection ne consiste pas dans les choses sensibles ; il faut aller à Dieu par la foi, et, sous ce prétexte, elles se laissent entraîner à leur penchant de froideur et ne s'appliquent pas à Dieu sérieusement. Cela vient de l'amour-propre. Il faut qu'elles se tiennent dans la bassesse et l'humilité devant Dieu, et qu'elles ne consolent pas ainsi leur orgueil de ce qu'elles n'éprouvent pas ces choses sensibles vis-à-vis de leur Dieu. Il faut qu'elles soient persuadées que c'est un désavantage pour elles, mais qu'elles cherchent à regagner par ailleurs, pour se rendre agréables à leur Dieu, ce qui leur manque de ce côté.

 

248


2° Tempérament grave. ‑ Ce tempérament est fort approchant du premier, et n'est cependant pas le même. Ceux qui l'ont, sont portés naturellement à agir en tout d'une manière suivie, posée, méthodique et avec poids et mesure. Ils sont ordinairement rangés, des hommes d'ordre dans leur extérieur et, même dans leur intérieur, ils veulent un grand ordre et arrangement. Cela va si loin, qu'ils sont dans une grande obscurité tant que leurs idées ne sont pas classées selon leur goût d'ordre et d'arrangement ; il arrive rarement qu'ils aperçoivent un ensemble et un enchaînement d'idées, avant qu'ils n'aient vu chacune de ces idées dans son entier, et presque dans son développement, rangée, classée et réglée selon l'ordre qu'ils désirent lui donner.

Cette difficulté vient de ce qu'ils ne peuvent rien souffrir qui ne soit rangé et ordonné, si bien que leur esprit ne travaille et ne peut s'appliquer qu'aux choses rangées et nettes. De plus, il est d'abord trop préoccupé d'arrangement et d'ordre pour pouvoir s'appliquer au fond et à l'ensemble de l'objet qui l'occupe. Il y en a où cette espèce de gravité mauvaise va si loin, que tout en eux est composé.

249


I1 y en a qui sont dans le trouble, l'agitation, l'affliction et dans d'autres maux de ce genre, dès qu'il leur manque une chose qui entre dans leur idée d'arrangement, ou qu'ils sont dans l'habitude de faire ou d'avoir. On sent assez combien cela est nuisible. Les hommes de ce tempérament ont ordinairement un naturel sérieux, ils entrent peu dans les goûts d'autrui et ont de la peine à pratiquer la charité et la condescendance en ce point, ne pouvant se plier à des goûts et à des manières d'être et d'agir qui gênent, dérangent leur train de vie, et qui sont opposés à leurs idées d'arrangement. Ils ont une volonté déterminée qui ne plie point facilement pour se ranger et se faire aux besoins des autres, mais ils aiment que tout se fasse à leurs goûts et caprices. Les entreprises les plus importantes sont rejetées si, pour les soutenir, il leur faut rester un temps indéterminé ou un temps considérable hors de leurs habitudes et manières de vivre. Quelquefois ils se font illusion, trouvent toutes sortes de raisons pour éloigner ce fardeau qui leur paraît insupportable. Ce penchant grossit et se fortifie de plus en plus avec l'âge. Lorsque, par nécessité, ils sont obligés de condescendre au bien du prochain et de céder quelque arrangement, ou lorsque, de quelqu'autre manière, leurs idées d'arrangement et leurs habitudes sont choquées, cela les attriste beaucoup : ils deviennent maussades, fâcheux, etc.

Un autre défaut tient à celui-ci : ces personnes aiment à être à leur aise et avoir leurs commodités, non pas précisément par sensualité, mais par esprit d'arrangement et désir d'ordre. On distinguera facilement cela par le genre d'aises et de commodités qu'elles cherchent. Cependant on remarquera que la sensualité y sera pour beaucoup ; mais le fond du mal sera cet esprit d'ordre.

Il faut bien distinguer entre ce défaut et la vertu morale d'abord, qui est l'esprit d'ordre ou la gravité, puis la vertu chrétienne, qui s'appelle de même.

250


Le défaut dont nous parlons ici est purement mécanique, aucunement raisonné ou acquis, bien moins encore fondé sur la grâce. C'est un effet de l'influence du tempérament, et il provient simplement de l'organisation du corps. C'est un effet purement animal, qui gêne l'âme dans ses opération, aggrave les sens, leur donne des impressions fâcheuses, les détourne de Dieu et souvent les tient comme livrés à la puissance de la chair.

La vertu morale qui s'appelle gravité est une habitude de l'esprit, par laquelle il agit posément et avec ordre en toutes choses. I1 se mêle beaucoup de vice dans cette gravité morale et naturelle, et elle est défectueuse par elle-même. I1 s'y mêle de l'amour-propre et elle n'existe presque jamais sans cela ; même il n'est pas rare, et c'est peut-être le cas le plus fréquent, qu'elle soit fondée sur ce vice.

Il s'y en mêle encore d'autres : d'abord cet amour-propre paraît à son extérieur ; de plus, elle est très souvent affectée dans ses manières ; elle est aussi trop sérieuse et ne sait se limiter.

Elle s'acquiert ordinairement, soit par le désir que l'on a d'être grave, pour se faire respecter ou pour autre raison semblable, soit par le genre d'occupations qui produisent une certaine gravité, soit par les fonctions que l'on exerce, ou par les rapports dans lesquels on se trouve et qui exigent de la gravité.

251


Cette gravité ne diffère pas beaucoup de celle du tempérament ; elle produit aussi les mauvais effets marqués plus haut, au moins en partie, parce que ces habitudes, si elles sont véritables et intérieures, deviennent naturelles et assujettissent l'âme. Quelquefois elles ne le sont pas et n'existent que dans l'extérieur, au moins en grande partie.

La gravité qui est surnaturelle est tout autre que les deux précédentes ; elle provient d'un respect et d'une crainte pleins d'amour de Dieu présent. Ce respect est profondément gravé dans l'âme, et la tient dans un certain état de gravité, de modération, de manière qu'elle devient posée, réglée et suivie dans ses opérations ; elle acquiert un esprit d'ordre, sans mécanisme, sans attache et sans perdre la liberté d'esprit. Au contraire, elle est accompagnée d'un grand renoncement, d'un grand dévouement à tous les bons plaisirs de Dieu, d'un grand désir de procurer sa gloire, et d'une grande charité envers le prochain ; au moins elle est parfaitement d'accord avec toutes ces choses.

La gravité du tempérament est nuisible à l'oraison, parce que ceux qui y sont sujets ont toutes sortes de peines et de difficultés dès qu'ils n'ont pas toutes leurs aises : un cheveu sur leur habit, un soulier mal noué, et mille autres niaiseries seront pour eux de véritables tracasseries qui les empêchent de se recueillir. Il faut que tout soit en ordre et en règle et parfaitement rangé, avant qu'ils puissent se mettre en oraison.

252


Un autre défaut, c'est cet esprit d'ordre et d'arrangement qu'ils apportent à l'oraison même, qui devient pour eux un exercice matériel et mécanique, quelquefois un jeu et un arrangement de l'esprit, plutôt qu'un exercice spirituel. Ils s'entretiennent avec Dieu dans ce même esprit d'arrangement qu'ils apportent à ranger leur chambre. Lorsque la grâce intérieure ne s'accommode pas avec leur défaut, elle n'y trouve point accès, et il est rare qu'elle s'y conforme.

Le remède pour ces personnes est dans la mortification des sens ; il faut qu'elles s'habituent à se priver de tout ce qui les accommode et de ce qui les met à leur aise, et qu'elles contrarient leurs goûts. Elles feraient bien de se mettre souvent dans un désordre volontaire, afin de rompre cette manie naturelle d'arrangement. Ce désordre ne doit pas être dans leur esprit mais dans les arrangements extérieurs. Il faut qu'elles contrarient les goûts d'arrangement d'esprit, sans cependant se mettre l'esprit en désordre. Après s'être bien contrariées et bien mortifiées en tout cela et principalement dans leurs aises et commodités, il leur restera toujours un certain esprit d'ordre ordinaire, qui ne les préoccupera ni ne les gênera plus, et dont elles pourront se priver sans peine et sans inquiétude, lorsque les circonstances et la gloire de Dieu l'exigeront. Elles doivent aussi viser fortement à acquérir l'esprit intérieur, et à perdre de vue, à négliger et oublier les choses extérieures, ce qui les fera sortir peu à peu de l'influence de leur tempérament.

Retour à la table Ecrits Libermann

 

§ IV QUATRIÈME EFFET DU PÉCHÉ : L'INFLUENCE DU DÉMON

253


 

Le démon étant toujours maître de notre chair, dans laquelle se trouve le séjour du péché, trouve par là moyen d'attaquer l'âme.

I1 nous attaque de trois manières principales : 1° par les tentations, 2° par les épreuves et 3° par les illusions.

 

1. Des tentations

 

Il y a deux manières par lesquelles nous pouvons être tentés : l'une extrinsèque et l'autre intrinsèque.

Des tentations extrinsèques. ‑ Les tentations viennent pour opérer trois choses différentes : 1° pour mettre des obstacles à notre sanctification et avancement spirituel ; 2° pour décourager et faire commettre des fautes à ceux qui ont déjà fait quelque progrès ; 3° pour empêcher les œuvres que l'on entreprend pour la sanctification des âmes.

254


1° Obstacles que les tentations portent à notre avancement spirituel. ‑ Le démon nous environne d'un grand nombre d'objets et de circonstances auxquels il juge que nous succomberons. Et comme il nous connaît bien, il sait quel est notre caractère, nos faiblesses, nos penchants naturels, nos désirs, nos affections, la tournure de notre esprit, tous nos défauts et tout ce qui peut les favoriser en nous ; il profite de tout cela pour arranger les choses de façon à nous faire tomber. Surtout, il a une plus pleine connaissance des âmes imparfaites en qui l'action de la grâce est faible. Il ne connaît pas l'action de la grâce divine en nous, puisque, étant esprit de ténèbres, il ne saurait avoir connaissance des opérations de la lumière divine ; mais il a une connaissance parfaite de tout ce qu'il y a de ténèbres en nous, et il sait bien en tirer parti. I1 dispose si bien son jeu, qu'il serait impossible ‑ au moins aux âmes dans lesquelles la grâce divine n'est pas puissante‑ de lui échapper si Dieu ne l'empêchait d'agir, ce qui arrive presque toujours, au moins en partie.

Par là on peut voir qu'il y a comme une espèce de providence diabolique, qui nous environne de maux pour nous perdre ; mais nous avons pour nous une Providence miséricordieuse, Providence divine, qui empêche ce malin ennemi de nous nuire comme il le voudrait, qui détruit les mauvais effets qu'il produit, et qui nous fortifie intérieurement par sa grâce, pour nous rendre triomphants de tous les obstacles et de tous les pièges sans nombre que l'ennemi nous oppose ; et par là la divine Bonté fait tourner la malice même de nos ennemis à notre avantage.

255


Ce genre de tentations est dangereux pour les âmes imparfaites et tièdes, qui tiennent encore à la terre et aux choses de la terre, ou qui n'ont pas encore vaincu les principaux et les plus considérables de leurs défauts, parce que le démon les attaque par des circonstances qui les ébranlent dans les choses les plus difficiles pour elles, dans les choses qui leur tiennent à cœur  et qui sont en rapport avec les défauts et les penchants auxquels elles sont encore assujetties. I1 faut ajouter à cela qu'ordinairement, il les travaille au dedans, en même temps qu'il leur présente au dehors ces circonstances. Alors il est extrêmement difficile de lui résister, à moins d'une grâce extraordinaire. Mais quand cette grâce est donnée, tout change de face, et ces âmes si pauvres et si faibles auparavant changent ordinairement du tout au tout.

Dans ces circonstances, le seul moyen de se tirer de ce grand danger, c'est de faire un acte vigoureux par lequel on surmonte d'un seul coup toute la difficulté. Mais si ces âmes traînent en longueur, elles sont en danger, parce qu'étant si faibles et tenues par plusieurs liens sur lesquels joue le démon, dès qu'elles prennent du temps, leurs penchants les dominent peu à peu, leur ferveur diminue. Voilà pourquoi il faut profiter du mouvement de ferveur que le bon Dieu leur donne, pour faire surmonter la tentation du démon, sans leur donner le temps de réfléchir. Cette difficulté une fois vaincue, ces âmes persévèrent presque toujours et avancent ; elles se sentent soulagées et sont contentes d'avoir secoué le joug.

256


Cependant il faut bien examiner avant de leur imposer ce genre de démarches violentes, de peur qu'après cela elles ne retombent plus bas qu'elles n'étaient auparavant.

I1 y a trois choses à voir : 1° si dans ce mouvement de ferveur, elles sont disposées à faire un sacrifice complet du penchant, de l'attache ou de la faiblesse sur lesquelles le démon accumule des tentations extérieures. Si elles ne font le sacrifice qu'à demi et qu'elles veuillent conserver le penchant qui les tient, en même temps qu'elles font cette démarche pour vaincre la tentation, ou si, en faisant cette démarche décisive, elle ménagent encore un retour pour rétrograder en cas de besoin, on ne doit pas conseiller trop vite de rompre brusquement.

2° Si le mouvement qui les rend si pleines de courage, n'est pas un effet de l'imagination, d'étourderie et de légèreté, tandis que, dans le fond elles n'ont pas une véritable touche de la grâce qui les pousse.

3° Si elles ne sont pas d'un caractère léger, changeant ou faible, qui ferait que ces bonnes dispositions ne seraient pas de durée.

257


Toutes ces choses, et d'autres semblables, doivent être examinées, de peur qu'après avoir fait un essai pour se donner à Dieu, ces âmes ne s'en repentent, ne retombent dans leur première faiblesse, et alors leur état deviendrait pire qu'au­paravant, car, de faibles qu'elles étaient, elles prendraient un caractère de malice ; au moins leur faiblesse augmenterait, et elles se décourageraient complètement. I1 vaut mieux laisser ces sortes de personnes dans leur état de faiblesse, les laisser se traîner dans les voies de Dieu, et abandonner leur sort entre les mains de la divine miséricorde.

Pour les âmes fortes et généreuses ; dans lesquelles la grâce est dans l'habitude de dominer, parce qu'elles appartiennent tout à Dieu, ces obstacles que le démon met à leur avancement ne leur font point de mal ; mais au contraire elles avancent davantage. A mesure qu'elles sont fidè­les à la grâce pour résister à ces tentations, à mesure aussi elles progressent dans la vie parfaite.

 

258


2° Découragement et fautes dans lesquels font tomber les tentations. ‑ C'est ordinairement le motif direct des peines et contradictions que le démon suscite aux âmes fidèles, telles que des contrariétés, des résistances, oppositions et répugnances de la part des hommes, des calomnies, etc., etc. I1 arrive ordinairement le contraire de ce que l'ennemi prétend. Ces choses purifient et perfectionnent ces âmes fidèles. Quelques unes cependant tombent et se relâchent dans ces circonstances. Pour que ce malheur ne nous arrive point, il faut veiller sur notre amour-propre et vivre dans une grande humilité d'esprit et de cœur , dans une grande défiance de nous-mêmes ; souffrir avec patience et douceur les peines et contrariétés ; éviter soigneusement toute aigreur et mécontentement contre les personnes par lesquelles ces obstacles nous arrivent ; conserver notre âme dans la paix au milieu de tout cela.

 

3° Empêchements que les tentations mettent à la réussite des choses qu'on entreprend pour la gloire de Dieu. ‑Pour résister à ces tentations, il faut toujours conserver la douceur, la patience dans les obstacles que l'on rencontre ; joindre à cela surtout une grande force et une grande constance dans la poursuite de ces œuvres. Cette force doit être fondée sur la confiance dans le secours de Dieu, dans la pureté de nos désirs pour sa gloire et sur notre amour pour lui. Ainsi, viser toujours avec amour et confiance vers un objet ; savoir céder dans les circonstances fâcheuses qu'on ne peut vaincre ; patienter et attendre les moments de Dieu, en allant toujours le mieux que l'on peut, et conserver toujours la paix et la douceur au milieu des obstacles.

Comment savoir quand c'est le démon qui suscite ces difficultés ? Cette connaissance est inutile et n'influe en rien sur la conduite à tenir.

 

259


Des tentations intrinsèques. ‑ Le démon a toute facilité d'exciter toute espèce de tentations dans notre chair, quand il plaît à Dieu de le lui permettre, parce que cette chair étant le séjour du péché, lui est comme livrée et ne peut lui résister. Aussi le démon a tout pouvoir sur nos instincts ou appétits. Cependant, il y a des âmes saintes. en qui Dieu l'empêche d'agir ainsi sur la chair, mais c'est un privilège. Dans les autres il ne fait pas comme il veut : Dieu lui défend beaucoup, mais il a grand pouvoir. C'est dans cette chair qu'il a fait sa demeure, et de là il produit certaines affections dans les facultés sensibles de notre âme, afin d'entraîner notre âme dans ses derniers retranchements. De cette façon, il s'établit comme un combat en nous : dans son fond, l'âme, que je suppose en état de grâce, est le séjour de l'Esprit Saint qui veut agir et communiquer la sainteté dans tout notre être ; dans la chair, est le séjour du démon qui veut nous imprimer le péché : c'est le combat dont parle saint Paul.

260


Notre âme ne doit et ne peut être oisive dans ce combat ; il faut qu'elle reçoive l'impression de vie que Dieu veut lui donner d'en haut, ou les impressions de mort que le démon veut lui insinuer, du fond de la chair corrompue. Elle agira toujours par suite du principe auquel elle s'abandonnera. Si elle adhère à Dieu, elle reçoit en elle la vie, et son action est sainte ; si elle adhère aux impressions que le démon met dans sa chair, elle repousse Dieu, reçoit en elle le principe de mort, et son action est péché. Si l'âme est infidèle, si elle cède au démon et se laisse vaincre par ses mauvaises impressions, elle augmente le pouvoir de l'ennemi et affaiblit ses propres forces, qui consistent dans les grâces divines qu'elle diminue.

Cette infidélité peut avoir lieu ou par lâcheté, ou par malice, ou par ignorance. Par lâcheté, et alors l'ennemi prend une grande puissance sur l'âme. Dieu se retire peu à peu et rend ses impressions moins fortes et moins fréquentes ; cela est sensible, au moins au bout de quelque temps. L'âme va toujours en descendant et en s'affaiblissant ; ses lumières et ses forces diminuent et elle est tyrannisée par le démon.

Par malice, c'est-à-dire qu'on pourrait résister, mais qu'on ne veut point le faire ; on préfère, de choix délibéré, les penchants mauvais que le démon inspire, aux bons désirs qui viennent de Dieu. En cette malice il y a plusieurs degrés, comme aussi dans la lâcheté ou faiblesse. Celui qui est infidèle par malice se livre au démon et résiste à Dieu d'une manière bien injurieuse.

Par ignorance, et alors la faute ne cause pas un si grand mal. La cause une fois passée, le mauvais effet n'a plus lieu, et il reste beaucoup moins de difficultés à ces âmes, qu'à celles qui étaient infidèles par les deux premières raisons.

261


Si, au contraire, l'âme est fidèle, elle acquiert une grande force : la grâce de Dieu s'étend en elle, elle repousse le démon et lui enlève beaucoup de terrain, elle l'empêche d'agir contre elle avec succès ; il ne peut bientôt plus ou presque plus troubler les sens, et alors l'âme commence à s'établir dans le parfait repos et la liberté des enfants de Dieu. L'ennemi agit encore dans la chair, mais cela n'atteint plus l'âme comme auparavant ; elle a besoin de lui résister toujours et de veiller sur elle, mais elle n'est plus en si grand danger qu'auparavant, parce que la tentation n'est plus si intime ni si pénétrante.

Les moyens que le démon emploie pour nous tenter varient. Il arrive quelquefois qu'il agit directement sur nos sens intérieurs, pour y imprimer de mauvaises dispositions. Cela doit être rare. Dans ce cas , il n'y a pas d'autre remède que d'avoir recours à Dieu avec grande confiance, et faire des actes opposés à l'objet de la tentation.

Il est plus ordinaire qu'il agisse sur l'imagination, en y représentant toutes sortes de fantômes pour nous porter à la colère, à l'impureté, etc., etc., ou en l'excitant, l'aigrissant, la troublant, la harcelant en toutes manières, ou en plusieurs autres façons. En ces circonstances, il faut viser à calmer l'imagination, à apaiser et amortir sa vivacité, ayant toujours recours à Dieu, et détournant doucement notre esprit des objets qu'il jette dans l'imagination. Après avoir élevé ainsi notre esprit et notre cœur vers Dieu, et nous être donnés à lui avec douceur et paix (ce qu'il faut faire fréquemment), le mieux est de distraire notre esprit de la tentation et de l’occuper d’autres choses. Quelquefois, et souvent même, le travail et l’occupation peuvent servir. Cependant dans les aigreurs d’imagination, le repos vaut quelquefois mieux.

262


Souvent aussi il agit sur les organes et s’en sert pour exciter en nous les différentes impressions qu’il peut produire, et par là il opère en même temps sur l’imagination et sur les autres sens intérieurs. Les remèdes à employer dans ce dernier genre de tentation sont, non seulement les moyens surnaturels : la prière, la confiance en Dieu, les actes opposés, la douceur, etc., mais certains moyens humains qu’on peut mettre en usage, comme des remèdes pour soulager les organes du corps, une saignée au bras, des rafraîchissants et autres semblables. Mais il faut prendre bien garde de mettre sa confiance et de se faire une occupation de ces choses-là, comme d’un véritable remède au mal ; ce ne sont que des moyens très accessoires. Le grand remède est toujours renfermé dans les choses intérieures. Il faut même employer rarement les moyens humains, car on court grand risque que le démon ne nous fasse prendre le change, et ne nous fasse tomber ensuite dans d’autres tentations plus dangereuses.

263


Ce qui fait que nous succombons aux tentations de nos ennemis, c’est : 1° notre faiblesse naturelle. Au lieu de sentir notre faiblesse et de recourir à Dieu, nous voulons agir, et c’est ce qui nous fait tomber, car nous sommes absolument et complètement incapables de résister. Nous devons donc mettre toute notre espérance et notre force en Dieu seul et en la très sainte Vierge.

2° La pente que nous avons au mal. Le démon ne nous tentera ordinairement  que par notre endroit faible, par l’endroit qu’il peut plus facilement emporter. Comme nous avons le penchant vers la chose sur laquelle l’ennemi nous tente, il faut un grande grâce et un grand soin de résister, pour nous rendre triomphants de la tentation.

3° Les mauvaises habitudes que notre âme avait contractées avant sa conversion, ce qui lui donne comme une inclination et une facilité de retomber. Il faut opposer à cela une grande vigilance, une fuite rigoureuse des occasions et une grande fidélité aux moindres choses qui favorisent la vertu opposée à l’objet de la tentation.

4° L’ignorance où l’on est des ruses du démon. On se laisse surprendre à tout instant aux pièges qu’il tend sans cesse. Des âmes ayant même un désir sincère de résister au mal, ne prennent pas ombrage d’une multitude de choses qui tendent indirectement et même directement à les faire tomber, et cela d’une manière plus ou moins éloignée.

264


Le remède serait : 1° un grand renoncement et détachement des créatures, car sou vent il trouve moyen de tendre des pièges par d'autres objets que ces âmes recherchent ; en se dégageant de tout, on ne se laissera pas si facilement surprendre ; 2° une grande humilité, renoncement et défiance de soi-même ; 3° un bon directeur, à qui on ouvre tout à fait son âme, et qu'on consulte sur tout ce que l'on fait, suivant ses avis en toute leur étendue et se confiant entièrement en sa parole et direction, même lorsque nous ne savons et ne comprenons pas pourquoi il nous ordonne certaines choses, méprisant nos propres lumières pour ne suivre que les siennes.

Les tentations que le démon suscite dans notre intérieur sont de trois genres : la délectation, l'aversion et l'indifférence.

265


La délectation. Le démon excite ce genre de tentation en présentant à notre esprit un objet qui nous plaît, et cette représentation met en mouvement notre concupiscence vers cet objet, qui est toujours une des trois choses dont parle saint Jean. En même temps qu'il présente cet objet à notre esprit, il excite la concupiscence qui y a rapport et attire notre volonté. I1 se sert beaucoup de notre imagination pour provoquer cette représentation en notre esprit, et même il s'en aide pour donner le branle à notre volonté. Quand il est parvenu à affaiblir notre volonté et à la faire céder à l'inclination de la chair, il a vaincu, et le péché est commis. Avant ce temps, il n'y en a pas encore, seulement il peut y avoir plus ou moins de faute, en ce que notre esprit se laisse influencer et s'arrête à l'objet qui produit cette délectation et qui excite la concupiscence. Ici, il faut distinguer entre l'esprit et l'imagination : l'imagination s'arrête quelquefois à un objet qui excite cette délectation, complètement contre notre désir et malgré une véritable résistance qu'on y oppose ; dans ce cas, l'esprit n'y prend point de part, et il n'y a point de sa faute.

L'aversion et l'indifférence. Ces deux points manquent dans le manuscrit.

 

 

2. Des épreuves

 

Quand une âme commence à se mettre au service de Dieu, elle a à combattre contre la chair et le démon. Elle a tous ses mauvais penchants à vaincre et à surmonter, et le démon, maître de la chair, augmente la peine du combat en excitant et en fortifiant tous les mauvais penchants, employant pour cela toutes sortes de moyens. Mais tous les combats ne sont que contre la chair avec ses trois concupiscences, comme aussi contre ses défauts naturels, qui sont la cause qu'elle n'avance pas.

266


Ces oppositions et résistances qu'elle éprouve s'appellent tentation. Pour l'ordinaire, le démon y est pour quelque chose, mais le fond du mal est en nous-mêmes : ce sont les mauvais penchants et défauts de la chair. L'âme, touchée par la grâce de Dieu, est décidée à se donner à lui, elle fait des efforts pour se vaincre et se renoncer, mais elle n'est pas encore toute à Dieu ; elle a encore de grands ennemis en elle ; son esprit, trop peu éclairé sur les choses divines et sur ses propres défauts, n'est pas encore bien soumis à Notre Seigneur et n'agit pas encore avec cette foi et en cette foi pure, qui donne du prix à ses actions. Sa volonté n'est pas encore entièrement délivrée d'une multitude d'attaches, de faiblesses, de goûts et de dégoûts. La chair a encore trop de vie, et l'âme est encore trop pleine d'amour-propre, sans compter les autres penchants qu'elle a et dont elle ne s'aperçoit point.

Dans ces commencements, Dieu aide beaucoup les âmes généreuses à lui faire le sacrifice d'elles-mêmes et de toutes leurs mauvaises affections et penchants naturels. Mais, lorsque par cette générosité et par le désir sincère, ferme et persévérant de se donner tout à Dieu, elles sont parvenues à triompher contre les premiers efforts du démon et de la chair, alors Dieu, par un effet de sa bonté pour ces âmes, leur envoie un autre genre de peines et d'obstacles, afin de les purifier de plus en plus de ce qui reste en elles d'imparfait, de leur donner sa force et son parfait amour, et d'établir parfaitement son règne en elles. C'est ce qu'on appelle des épreuves.

267


Si elles les supportent avec les dispositions requises, qui sont ordinairement : patience, humilité et amour, alors elles font un très grand progrès et s'établissent dans un grand état de perfection. Voilà ce que veut dire Notre‑Seigneur : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même. Premier combat : les tentations à surmonter, la chair et tous ses défauts à renier, à abattre. Tollat crucem suam, qu'il porte sa croix, voilà le second combat, les épreuves que Dieu envoie à supporter, comme il faut, et alors sequatur me, qu'il me suive ; on entre dans un état de parfaite participation avec Notre Seigneur.

Il faut remarquer que les épreuves surviennent quelquefois aux commençants, soit pour les punir de leurs péchés, d'une manière miséricordieuse, soit pour les arracher de leurs vices ; mais c'est un cas extraordinaire et assez rare. Dieu éprouve ces âmes de deux manières, par action et par permission. Par action, pour fortifier et éprouver leur foi par des obscurités et incertitudes d'esprit. Abraham eut ordre de sortir de son pays pour aller dans celui qu'on lui montrerait. Il nous arrive aussi que la divine bonté nous tient dans de grandes incertitudes, suspensions et obscurités sur les choses divines, sur sa volonté, sur nous et sur notre propre état. I1 faut supporter cette croix avec tranquillité, patience, humilité et amour.

268


Il éprouve notre espérance, en agissant par sa divine Providence, de façon que nous n'ayons aucune garantie ni assurance de rien ; au contraire, quelquefois tout semble désespéré selon nos lumières. Si nous sommes fidèles, notre espérance deviendra très solide et très grande. C'est ainsi qu'il éprouva les Israélites dans le désert, par la manne qu'ils ne reçurent que jour par jour, et dès le commencement. Déjà auparavant, ils avaient été éprouvés devant la mer rouge ; ce fut l'ordre de Dieu qui les y fit arrêter. Pharaon était arrivé, ils étaient perdus sans ressource ; le grand serviteur de Dieu, Moïse, fut en ce moment un prodige d'espérance.

Quand ces angoisses de la mort nous saisissent, il faut nous jeter à corps perdu entre les bras de Dieu, nous abandonner dans une grande paix, le laisser faire et nous reposer sur son secours. « Dieu combattra pour vous, vous n'aurez qu'à vous tenir dans le repos et le silence », dit Moïse aux Israélites.

Il éprouve notre charité par les privations et les peines qu'il nous envoie : privations et peines extérieures, qui sont les maladies, les pertes de biens, de réputation, etc. ; privations et peines intérieures, c'est-à-dire privations de sa grâce sensible, peines et afflictions d'esprit, délaissements de cœur. Quelquefois il porte les âmes à se priver de ce qui leur coûte beaucoup, et en plusieurs autres manières semblables.

Tobie fut éprouvé de toutes ces manières, intérieurement et extérieurement, et il resta fidèle, et c'est ce qui le sanctifia de plus en plus.

269


Dans cette épreuve, notre âme doit s'unir de plus en plus à Dieu et s'attacher à lui par la charité. Plus nous éprouvons de la peine, plus nous devons nous porter vers Dieu, nous soumettre, dans nos privations, avec amour à la divine volonté, aimer cette divine volonté en ce qu'elle nous prive, nous montrer fidèles dans tout ce qui pourrait nous rendre agréables devant lui, par la pratique des vertus et l'accomplissement de toutes ses volontés.

Quelquefois, Dieu nous éprouve par rapport à toutes les trois vertus, et nous soumet à plusieurs de ces épreuves à la fois, et alors, si nous sommes fidèles, nous nous rendrons très agréables devant lui. C'est ce qui arriva à Abraham dans le sacrifice d'Isaac.

Dieu nous éprouve encore sur les autres vertus dans lesquelles nous avons besoin d'être fortifiés, par exemple, sur l'humilité, par des humiliations qui nous arrivent par sa divine Providence et grâce, soit dans notre intérieur, soit d'ailleurs. I1 en est de même des autres vertus.

Toutes ces épreuves sont accompagnées de grandes grâces : ce sont des trésors, surtout si nous sommes bien fidèles.

270


Cependant, elles nous sont très souvent données à cause d'une certaine imperfection ou de certains défauts, qui ne sont pas entièrement éteints en nous. Lorsque ce n'est pas pour cela, elles nous sont ménagées pour augmenter et perfectionner une vertu, qui n'est pas parvenue à son degré convenable. Quelquefois cependant, elles surviennent pour faire produire au dehors les vertus qu'on possède au dedans, et pour glorifier Dieu par les actes des vertus dont on a la possession dans l'âme.

 

 

  Retour à la table Ecrits Libermann



[1] Le « Complément des Instructions sur l’Oraison » est édité dans Écrits Spirituels du Vénérable Libermann, Paris 1891, pp. 211-270.

Arsène Aubert a revu la présentation et ajouté, en marge, la pagination correspondante des Écrits Spirituels…