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DE LA DIRECTION DES AMES

DANS LES VOIES DU SALUT

(E.S. pp. 351-363)

 

 

ARTICLE PREMIER

 

DE L'UTILITÉ DE LA DIRECTION

 

I1 est bien certain que c'est Dieu seul qui sauve les âmes et les conduit à la sainteté. De là quelques-uns pourraient tirer la conclusion que la direction est inutile : ils se tromperaient cependant très fort. I1 est vrai que c'est Dieu seul qui conduit les âmes à la fin qu'il s'est proposée pour chacune d'elles selon le degré de leur fidélité, mais il n'est pas moins vrai que la direction aide à la grâce divine. Il suffit pour cela de dire que la divine Providence a établi cet ordre de choses parmi les hommes, que les uns doivent être aidés par les autres dans le chemin de la sainteté. Cela posé, quoique ce soit Dieu seul qui sanctifie les âmes, il les sanctifie par le moyen de sa Providence ordinaire, par la direction.

 

D'ailleurs, si on considère pratiquement l'état des âmes en général et la conduite de Dieu en elles ; si on se fait une idée de l'acharnement de l'ennemi à les séduire et à les détourner de la bonne voie, on verra bien facilement qu'il est important qu'elles aient des directeurs de conscience et de bons directeurs.

 

D'abord 1° Dieu a établi cet ordre dans sa divine Providence, et il en a donné lui-même le premier l'exemple. La sagesse éternelle est venue sur la terre, et elle a bien voulu soumettre tous ses pas pour sa conduite particulière à la direction de saint Joseph et de la très sainte Vierge. Il a voulu encore que sa très sainte Mère, qu'il avait prévenue de ses grâces et de ses lumières divines dès le premier moment de son existence, fût sous la direction des hommes jusqu'à la fin: saint Joachim et sainte Anne d'abord, ensuite les prêtres dans le temple, puis saint Joseph, Siméon et enfin saint Jean.

 

I1 a établi sa sainte Église et y a mis de suite la direction. Ce n'est pas son Saint-Esprit qui dirigeait directement, bien que ce soit cet Esprit divin qui sanctifie la sainte Église immédiatement. Ce sont des hommes qui sont Rectores Ecclesia, ce sont les apôtres et, après eux, le Souverain Pontife et les évêques, et sous eux les prêtres. Tout est assujetti à ces hommes; c'est à eux à décider, à prononcer sur tout ce qui tient à la conduite et à la sanctification des âmes. '

 

On voit, en outre, dans l'histoire des Saints que le Saint­ Esprit leur a inspiré à tous de se soumettre à ceux qui étaient chargés de les diriger, et ici il ne s'agit pas seulement de ceux à qui ils devaient être soumis dans l'ordre hiérarchique, mais de rapports formels par le mouvement de la divine Providence.

 

2° Si on considère l'état pratique des âmes en général, on verra que la direction est de la plus haute nécessité pour la grande majorité et même pour presque toutes.

 

Il y a très peu de personnes qui connaissent clairement ce que Dieu demande d'elles; il y en a très peu en qui la grâce se fait sentir d'une manière nette et distincte; il y en a peu qui sont assez posées, assez paisibles pour comprendre et concevoir d'une manière claire ce qu'elles doivent faire pour le parfait accomplissement de la sainte volonté de Dieu, pour leur avancement spirituel, pour la fuite des dangers et des tentations.

 

S'il y en a un tout petit nombre qui soient assez morts à leurs passions et assez éclairés de Dieu pour avoir une vue paisible, simple et claire de la divine volonté, ils sont sujets à se tromper bien souvent et à faire de faux pas; ils ont parfois leurs moments d'agitations, d'obscurités, de tentations, et ne peuvent alors rien voir par eux-mêmes. Car ceux même qui, par la grâce de Dieu, sont parvenus à se rendre maîtres de leur âme, et à être dans ce calme de la vie intérieure, qui s'acquiert par la ruine des passions, donne la stabilité dans la simplicité et l'humilité, et fait marcher simplement et humblement devant Dieu, n'ont pas un état si stable que leur âme ne leur échappe quelquefois un moment ; ils ne sont pas infaillibles, et, par conséquent, ils ont toujours besoin d'être dirigés de peur de s'égarer; au moins ils en ont besoin dans les circonstances qui sortent de leur état ordinaire. D'ailleurs, ceux qui sont dans cet état sont dans une grande défiance d'eux-mêmes, et sentent plus que tout autre le besoin de la direction, et ils ne s'en passent que lorsque la divine Providence les met en un tel état qu'ils ne puissent y avoir recours. Ils s'en passent alors avec peine et affliction; cela prouve qu'ils en sentent le besoin. Qu'en sera-t-il des autres ?

 

On peut admettre en principe général que ceux qui disent qu'ils n'ont pas besoin de direction, que l'Esprit doit leur suffire, sont dans une grande illusion.

 

Si on considère la généralité des hommes qui veulent servir Dieu, quelque bons qu'ils soient, on verra évidemment qu'ils ont un besoin absolu d'être dirigés. Les vices, qui sont comme innés dans notre nature, tendent toujours à nous faire dévier. L'amour-propre, la tendance vers ce qui nous relève et qui nous agrandit, le désir de se satisfaire, les défauts naturels et tant d'autres vices dont nous sommes remplis, tendent toujours à obscurcir notre esprit, à déranger notre volonté et à nous tromper sur ce qui est pour notre sanctification. Même si on fait abstraction de ces défauts, les goûts naturels, le caractère et la raison obscurcis depuis le péché, nous font prendre le change, dès qu'il s'agit de choses divines.

 

Il faut la lumière de l'Esprit-Saint pour connaître la volonté divine. Cette lumière n'est pas donnée à tout le monde , et même rarement elle est donnée pour sa propre conduite, parce que rarement l'âme est assez pure et assez dégagée pour être capable de la recevoir.

 

Tous les défauts dont on vient de parler, et surtout l'amour-propre, font qu'on se détourne de cette lumière, qu'on la prévient. Très souvent encore, et même beaucoup trop souvent, l'imagination se substitue à la lumière divine.

 

Il y a très peu d'hommes en qui l'imagination ne trompe l'esprit, dès qu'il s'agit de soi-même, à cause d'un certain retour d'amour-propre. Dans le temps des premiers désirs de se donner à Dieu, on est dans une ignorance absolue sur tout ce qui tient à la sanctification de son âme; on ne sait même pas marcher à tâtons. Dans cet état on est souvent en danger de faire et d'embrasser des choses qui sont tout opposées à la volonté de Dieu, et qui souvent sort la cause de la perte de ces bonnes âmes. Dans le temps des premières ferveurs de la conversion, il n'y a pas de folie qu'une âme ne serait capable de faire si elle était livrée à elle-même : toute sa conduite étant imaginaire et se trouvant dans une extrême effervescence, l'imagination la jette dans de grandes erreurs. Si ces âmes ne sont pas dirigées, souvent elles prennent une direction tellement fausse qu'elles finissent par s'éloigner entièrement de Dieu.

 

Dans le temps où l'âme commence à faire des progrès et qu'un certain état d'oraison s'établit, elle ne peut se passer de directeur, car elle n'entend rien à son état et va à tâtons ; et, quoiqu'elle marche ainsi, elle va si promptement qu'elle risque de s'égarer dangereusement.

 

Quand elle commence à s'établir solidement, elle a encore besoin de direction pour aller avec assurance, pour ne pas se fier en ses propres lumières, pour ne pas tomber dans le relâchement, lorsque tout suit le cours ordinaire, pour ne pas se tromper dans les cas qui sortent de l'ordinaire, et pour se soutenir dans les tentations, quand elles viendront.

 

Les personnes qui sont dans un état extraordinaire ont encore plus besoin d'être guidées, et ne doivent jamais se fier en leurs lumières. Si elles ne sont pas dans la crainte et dans la défiance d'elles-mêmes, elles s'égarent dans toutes les circonstances; il ne se trouve que très peu de cas où Dieu se plaît à conduire lui-même ces âmes sans le secours d'un directeur.

 

Mais on dira : si dans tous ces cas ces personnes n'ont pas les lumières de Dieu pour se conduire et sont sujettes à s'égarer, sont-elles sûres que le directeur les conduira toujours dans la bonne voie ? Ne peut-il pas s'égarer ? d'autant plus qu'il y a peu de directeurs qui soient saints et expérimentés dans les voies intérieures.

 

D'abord le directeur a grâce d'état pour la conduite des âmes. Dieu ayant établi cet ordre dans l'Église, donne ses grâces. En outre, celui qui agit par soumission et obéissance ne s'égarera jamais. Le directeur lui dirait-il une chose qui ne serait pas vraie, qu'en la faisant il agirait toujours selon la volonté divine.

 

Cependant on ne peut se dissimuler qu'un directeur mal entendu fait du mal aux âmes, les empêche d'avancer et les met même parfois dans un état faux ou dangereux. Mais si on devait se diriger soi-même, ce serait pire encore; par conséquent, la conclusion qu'on doit en tirer, n'est pas qu'il faut se passer de directeur, mais qu'il faut bien le choisir et ne pas suivre son goût naturel en cela.

 

De plus, on peut conclure que tout prêtre doit prendre ses mesures pour être fidèle à la grâce divine, afin de devenir un bon directeur, véritable instrument entre les mains de Dieu. Car le mal qu'on commet par une mauvaise direction est très grand, comme aussi le bien qui se fait par la bonne direction est incalculable.

 

Jusqu'ici on n'a vu que la nécessité absolue de la direction; mais si on ajoute à cela le bien qui en résulte, on sentira encore davantage le besoin de se former à ce grand art.

 

Envers les âmes tentées, quelle consolation on leur procure! de quels dangers on les délivre! Un bon directeur reconnaît la tentation, sait employer les moyens pour relever le courage et insinuer le calme dans l'âme, et enfin lui fait prendre la bonne route. En général, envers toutes sortes de personnes, on leur aplanit les voies de Dieu. Les moindres difficultés entravent ; de plus, on prend très souvent le change et on s'arrête pour des riens; on s'amuse à des choses qui ne produisent rien, et on ne s'occupe pas de ce qui est important; on n'est pas assez libre ni assez sûr dans sa marche ; on hésite, on s'embarrasse, un bon directeur débrouille tous ces obstacles, et l'âme rassurée avance.

 

Enfin la direction des âmes, je veux dire la science de la direction est très utile dans le confessionnal et dans les autres rapports qu'on a avec les hommes. Il est impossible d'être bon confesseur sans être bon directeur. Cela sert même auprès des âmes grossières et dans lesquelles il n'y a aucune matière à direction, parce qu'il y a toujours une certaine façon d'agir, qui est utile pour en obtenir ce qui est indispensable et connaître leur intérieur: Mais surtout elle est nécessaire pour le bien des âmes qui se convertissent; un confesseur qui est bon directeur sait tirer profit des bonnes dispositions où il voit le pénitent.

 

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ARTICLE DEUXIÈME

 

EN QUOI CONSISTE LA DIRECTION DES ÂMES

 

La direction est une fonction pastorale. Les âmes sont les brebis du souverain Pasteur, qui les conduit par des pasteurs inférieurs dans lesquels il se manifeste par la grâce qu'il attache à leur direction. Voilà pourquoi il est dit : qui regis Israël, intende, qui deducis velut ovem Joseph. Par là on voit que l'Esprit-Saint fait consister la fonction de pasteur dans la direction.

 

Dans le nouveau Testament tout ce que Notre-Seigneur dit du pastorat, est entièrement applicable à la direction des âmes et ne peut s'appliquer qu'à cela. Notre­ Seigneur, le bon pasteur, marche devant les brebis, il les fait sortir, il les conduit. Le pasteur qui est uni à Notre ­Seigneur fait sortir et entrer les brebis, il leur procure des pâturages, il ne leur donne pas de son propre pâturage, mais il leur en trouve en les conduisant. C'est Dieu lui­-même qui veut nourrir ses brebis, c'est en Notre­ Seigneur qu'elles doivent trouver la nourriture. Cette nourriture leur est communiquée dans les sacrements et dans les communications internes de l'Esprit-Saint : ce sont là les principales sources de la vie des âmes. Notre Seigneur met en elles sa grâce sanctifiante, qui est à proprement parler leur vie. Par cette grâce qui tend à s'augmenter sans cesse et à prendre de l'extension, l'Esprit-Saint habite en elles. Notre Seigneur joint encore des grâces particulières, qui excitent, qui aident et qui perfectionnent les actes et les habitudes saintes de l'âme, vers lesquelles tend sans cesse la grâce sanctifiante, et qui l'augmentent, l'étendent et la fortifient de plus en plus. Ainsi donc plus l'âme est fidèle à ces grâces, plus la grâce sanctifiante augmente, et plus cette grâce sanctifiante augmente, plus l'âme est sainte et parfaite.

 

De là on voit les fonctions de directeur :

1° Cette multiplicité de grâces particulières est comme une direction intérieure donnée à l'âme par l'Esprit-Saint, pour la diriger dans le sens de la grâce sanctifiante, afin de l'augmenter et de l'étendre.

La direction extérieure a donc deux choses à faire : viser sans cesse à favoriser la tendance de cette grâce sanctifiante pour la faire dominer dans l'âme, suivre pas à pas la direction intérieure de l'Esprit-Saint qui seul peut diriger vers cette tendance de la grâce sanctifiante, augmenter et étendre son pouvoir dans l'âme. I1 doit dans toutes les circonstances favoriser cette conduite du divin Esprit et la dilatation de la grâce sanctifiante.

 

Il ne peut rien pour l'augmentation de la grâce sanctifiante, ni pour faire aller les âmes à la suite de la conduite du divin Esprit. Toute sa fonction en cela consiste à guider et à diriger; c'est à l'âme d'être fidèle à la voix de celui qui l'appelle dans son intérieur et dont elle connaît parfaitement la voix, par le guide qui la lui fait distinguer.

 

On voit par là que la fonction du directeur, quelque importante et nécessaire qu'elle soit, n'est pas bien considérable. Il n'a de force qu'autant qu'il plaît à Dieu de souffler dans l'intérieur des âmes, et il ne peut diriger vers lui qu'autant plue le Saint-Esprit dirige intérieurement. C'est un écho, voilà tout, mais un écho de la voix du divin Esprit qui parle dans l'intérieur des âmes.

C'est un écho : il est donc peu de chose, et sa parole n'est pas une parole vivante et vivifiante en soi. I1 est un écho du Saint-Esprit; c'est donc la parole intérieure du divin Esprit qu'il transmet, qui est la vie et vivifie.

Les choses étant ainsi, quelle folie des dirigés de s'attacher à leur directeur, et de les regarder comme quelque chose de grand, parce que l'Esprit-Saint se fait entendre à leurs oreilles intérieures par le moyen de son écho! Cependant, quoique le directeur ne soit rien et ne puisse rien, il est important pour une âme d'en choisir un bon, qui soit un véritable écho de la voix de l'Esprit­ Saint.

 

2° D'après ce qui vient d'être dit, il est comme l'écho de l'Esprit-Saint ; il doit donc représenter à l'âme ce que ce divin Esprit exprime au dedans et, par conséquent, tenir le même langage et produire sur l'âme les mêmes effets, qui sont d'éclairer et d'échauffer. Voilà pourquoi Notre-Seigneur a dit aux recteurs de sa sainte Eglise qu'ils doivent être des flambeaux ardents et luisants.

 

Le directeur peut être à bon droit comparé à un flambeau : le flambeau par lui-même n'a pas de lumière, il n'éclaire que par la lumière qui lui est donnée et qui lui est étrangère. Ainsi le directeur, d'après ce qui vient d'être dit, ne fait que montrer aux âmes la lumière du divin, Esprit, qui est en elles, les guide et les conduit à cette lumière et par cette lumière. Ses paroles deviennent lumière, toutes lés fois qu'elles la transmettent aux âmes.

 

Or cette lumière doit être ardente et luisante ardente pour exciter les âmes à suivre les lumières du Saint-­Esprit, et luisante, en les leur communiquant. On peut conclure cela de la fonction de représenter au dehors ce que le Saint-Esprit fait au dedans; or le Saint-Esprit est au dedans ardent et luisant.

 

Comme guide, le directeur doit éclairer l'âme. Le divin Esprit parle à l'âme, et bien souvent elle ne l'entend pas, parce qu'elle ne l'écoute point, ou pour d'autres raisons. I1 faut que le directeur fixe son esprit à cette divine parole, qu'il l'y rende attentive, et lui fasse passer, autant qu'il est en lui, cette parole de grâce. Quelquefois les âmes écoutent avec bonne volonté et ne comprennent pas, il doit leur faire comprendre; quelquefois elles prennent la parole de grâce pour le sentiment de la nature, il doit la leur faire discerner; quelquefois elles prennent la parole de la nature pour la parole de grâce, il doit les éclairer; quelquefois elles mélangent l'une et l'autre, il doit les débrouiller.

 

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