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SUR L'ÉPISCOPAT

 

A Monseigneur

Trufet, vicaire apostolique

des Deux‑Guinées.

 

 

 

Je voudrais qu'il me fût donné, par la grâce de l'Esprit de Jésus-Christ, de me former une idée digne, exacte et pratique du sujet que je dois traiter dans cet écrit utile à vous-même et à l'Église de Dieu, dans laquelle Notre-Seigneur vous a placé pour le salut et la sanctification des âmes.

Quand j'envisage l'éminent caractère dont le Tout­-Puissant vous a revêtu, quand je considère son élévation, sa grandeur, les charges et les devoirs qui y sont attachés, je me vois accablé par le poids de ma faiblesse et de mon impuissance; je crains que ce ne soit une témérité impardonnable de ma part d'oser parler sur une telle matière. Je sens bien vivement que mon esprit est infiniment trop petit et mon coeur infiniment trop étroit pour mesurer, sonder et approfondir la hauteur et la profondeur, les dons et les grandeurs de Jésus dans le caractère épiscopal. Il me répugne infiniment de m'élever au-dessus de moi  même et de bégayer un langage qui me sied mal et une science qui m'est si étrangère. J'aurais voulu, avant de parler de l'épiscopat, avoir été dans l'âme d'un évêque, avoir identifié mon esprit avec son esprit, mon coeur avec son coeur au moment où la vertu toute puissante de Jésus Christ le consacre à la gloire de son Père. J'aurais voulu voir ce qu'il voit, sentir ce qu'il sent, et concevoir d'une manière expérimentale quelque peu de chose des dons suréminents que l'Esprit Saint verse dans l'âme choisie de Dieu, dans cet instant si solennel. Mais non, Dieu veut que je reste dans mes ténèbres, et cependant il faut que je parle. Ce sera un aveugle qui parle de la beauté du soleil à ceux dont les yeux jouissent de la lumière. Je crois que Dieu le veut; que son saint nom soit béni !

 

J'ai à vous entretenir de deux choses : de l'épiscopat en général et de votre position spéciale en qualité de Vicaire apostolique et de chef d'une mission.

 

ARTICLE I

 

DE L'ÉPISCOPAT

 

Avant d'entrer en matière j'ai une question à poser : Que penser de celui qui désire l'épiscopat? Il y a deux manières de désirer l'épiscopat. Le premier désir est un pur désir d'ambition. On envisage la dignité, les honneurs qui y sont attachés, la supériorité sur toutes les personnes qui environnent un évêque, on est maître de ses volontés, on les impose aux autres. Parfois on a une haute idée de soi-même, de ses talents, de sa capacité ; on se représente soi-même réglant, administrant, agissant, gouvernant les hommes et les choses ; on s'imagine qu'on est en état de faire de grandes choses, de se faire un nom, d'acquérir de la gloire: on se mesure avec là grandeur épiscopale, et on trouve qu'elle nous sied bien, et qu'on aura l'air de quelque chose de grand, qu'on fera figure dans l'église de Dieu. On juge de l'épiscopat par un sentiment purement humain, on le voit à faux; tout ce qu'on y voit de grand et de glorieux est du faux, parce qu'on envisage cette grandeur comme une espèce de faste imaginaire ; on s'en représente un certain air de noblesse et d'élévation imaginaire et orgueilleuse, et, par conséquent, toute fausse.

Ces pensées, ces sentiments se trouvent plus ou moins dans l'âme de celui qui désire l'épiscopat, en l'envisageant d'une manière naturelle ou imaginaire et avec ambition; on se les avoue plus ou moins:

 

Un homme qui a des dispositions de ce genre vis-à-vis l'épiscopat est tout jugé : il en est à jamais indigne; le plus grand malheur pour lui serait que son désir fût accompli. Le caractère épiscopal qu'il recevrait serait pour lui un caractère de condamnation et de perte. Au lieu de la surabondance de l'esprit de toute sainteté, il y recevrait une surabondance de l'influence du démon de l'orgueil.

 

Une fois en fonction, il fera des fautes graves et, le plus souvent, son administration, en général, sera mauvaise.

t‑ II fera des fautes graves : son orgueil qui lui a fait ambitionner cette sublime dignité ne disparaîtra pas lorsqu'il y sera parvenu. Si cet orgueil a la forme d'ambition, il le rendra dur, hautain, égoïste, lui faisant entreprendre tout ce qui pourra le relever et affermir sa domination ; il ne cherchera pas la gloire de Dieu, mais sa propre gloire sera sa loi; il ne respectera pas les droits de ses administrés, de ses coopérateurs, mais sa volonté sera leur loi.

 

Si c'est la vanité qui est la forme de son. orgueil, alors le faste, l'ostentation, la recherche de l'estime des hommes feront son mal. II craindra

 

toujours de se compromettre. I1 ne sera pas capable d'entreprendre des choses importantes à la gloire de Dieu, parce que toujours les entreprises importantes sont blâmées par beaucoup de personnes. Il sera obligé de se traîner dans l'ornière de la prudence du monde ; autrement il serait désapprouvé, et être désapprouvé est la chose du monde la plus terrible pour lui.

 

Il aimera les flatteries, il se laissera aller à mille petitesses dans ce genre; il écartera de sa personne les esprits solides, les coeurs généreux, les âmes droites, et se livrera à des adulateurs; il craindra surtout les coopérateurs capables d'acquérir de l'influence et de l'effacer par leurs vertus et leurs qualités.

 

En général, les maux qui découlent de l'ambition et de la vanité dans un homme revêtu de cette éminente dignité de Jésus-Christ sont incalculables, et ils sont d'autant plus grands, que ces vices jettent l'âme qui y est sujette dans de grandes illusions, moyennant lesquelles on colore ses fautes comme des actes de vertu, de prudence, de zèle pour le bien, etc.

 

Son administration sera mauvaise : elle sera aide, arbitraire, parfois despotique, quelquefois inégale, irrégulière, si c'est l'ambition qui domine. Au contraire, si c'est la vanité, l'administration sera faible, timide, cachée et à plusieurs faces. Dans tous les cas, elle sera plus politique que chrétienne, plus selon la nature que selon la grâce.

La deuxième manière de désirer l'épiscopat a pour principe une pensée de foi, un sentiment vif et une idée élevée mais surnaturelle de la grandeur du caractère épiscopal, de la sublimité de ses fonctions, de l'éminence des pouvoirs spirituels qu'il confère, du rang distingué qu'il tient dans la sainte hiérarchie et du bien immense qu'il est appelé à faire dans l'Église. Une âme remplie de ces grandes vues de foi et peu habituée encore à l'abnégation d'elle-même, et médiocrement pénétrée de sa faiblesse, de son abjection, forme quelquefois des désirs assez vifs de parvenir à ce degré de grandeur dans l'ordre de la grâce; elle se croirait au comble de son bonheur, si elle possédait en elle le caractère et la grâce de l'épiscopat.

C'est le désir des fils de Zébédée, désir qu'ils manifestèrent quelque peu de temps avant la Passion du divin Sauveur.

Ce désir, quoique bon en lui-même, puisqu'il a pour l'objet une chose excellente, est cependant accompagné de dispositions qui ne doivent pas être celles d'un homme revêtu de ce saint et éminent caractère. Il suppose une âme peu réfléchie en matière spirituelle et surnaturelle; peu pénétrée de la nature de ce qu'elle désire; peu dégagée d'elle-même, car, si elle l'était, ses désirs ne se porteraient pas vers ce qui peut l'élever dans le royaume de Dieu, mais vers ce qui sanctifie le plus l'âme; peu simple et peu humble, car elle ne désirerait pas sa grandeur dans l'ordre naturel, mais elle s'occuperait à se mettre la dernière de tous. Si la pente vers sa propre élévation n'existait pas en elle, elle ne se nourrirait pas de la satisfaction d'être grande et élevée devant Dieu et dans la sainte Église, mais elle serait toute préoccupée de sortir de la bassesse de ses péchés, des imperfections et des défauts de sa nature.

 

Cette âme serait peu remplie de la connaissance d'elle -même, et peu pénétrée de sa bassesse et de son indignité. On n'a jamais vu un mendiant, né mendiant, déguenillé et mourant de faim et de misère, désirer sérieusement la royauté; il sent trop sa bassesse et sa misère pour que l'idée d'un tel désir se présente à son esprit; tous ses désirs se portent à être bien nourri, bien vêtu et avoir plus ou moins d'aisance. Lorsque nous sentons notre véritable état dans l'ordre de la grâce, nous sommes, par rapport à la grandeur et à l'éclat du caractère sublime de ce degré élevé dans la hiérarchie sacrée, ce que le mendiant est par rapport à la royauté.

 

Ces sortes de désirs supposent une attention et une connaissance bien faibles du fardeau, des difficultés, de la responsabilité de l'épiscopat. A un désir semblable Notre-Seigneur dira : Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum ?? On répondra : Possum, car il entre toujours un certain degré de présomption dans ces désirs. On est animé dans ces moments d'un sentiment bon et fervent; on voit les belles et grandes choses renfermées dans le caractère épiscopal, et on croit qu'avec ce caractère on sera capable de tout faire et de tout supporter. Parce qu'on n'expérimente pas pratiquement les difficultés et les peines, on les voit imaginairement, et comme l'imagination est dominée par un sentiment favorable, on se croit au-dessus de toute difficulté.

 

De tout cela il faut conclure que ce désir, tout bon qu'il soit dans son principe et en spéculation: qui episcopaturn desiderat, bonum opus desiderat, est dans la pratique toujours accompagné de graves imperfections et défauts, et que jamais l'âme ne doit s'y laisser aller. On doit s'en humilier devant Dieu et concevoir de soi-même, plus que jamais, une idée basse dans la pensée qu'on a des désirs pareils.

 

D'ailleurs, dans ces circonstances, on devrait si on se laissait aller à ces désirs, concevoir de réelles inquiétudes, car les illusions sont très faciles dans ces cas. Bien souvent, quand nous croyons avoir ces désirs fondés sur les plus saints motifs, ils proviennent tout bonnement de notre orgueil. Mais ce qui est pis encore, c'est que, lors même que le principe en est réellement bon, si nous ne les repoussons pas continuellement, nous pouvons compter que l'orgueil y prend toujours sa part et que bientôt il y tiendra la place première et principale.

Si, cependant, on a soin de les combattre, de s'humilier devant Dieu et de chercher à en rejeter la pensée, on n'a pas à s'en mettre en peine.

Reste une deuxième question à faire. Que penser de ceux qui craignent l'épiscopat; qui refusent de l'accepter? Plusieurs motifs peuvent influer sur cette crainte. Le premier serait un motif de lâcheté on se fait une idée juste de la sollicitude, des travaux, des contradictions qui accompagnent l'épiscopat, des peines et des souffrances qui y sont attachées si on veut être ce que l'on doit; on aime trop le repos pour s'engager dans un état de vie où il ne doit jamais y en avoir; on vit bien plus heureux dans le deuxième rang. Cette disposition prouve l'absence d'ambition, mais la présence d'un trop grand amour de son bien-être, peu de générosité d'âme, peu de zèle pour la gloire de Dieu.

 

Quelquefois un certain amour-propre pourrait se mêler à ce premier motif, en faisant craindre de ne pas bien remplir tout ce qu'on attend de nous, et alors ce serait se faire passer pour un homme bien inférieur en qualités.

Parfois, il s'y joindra une certaine timidité. Étant à la tête, on sera obligé de se mettre en rapport avec les hommes les plus marquants, et on craint ou de ne pas savoir se bien tirer d'affaire, ou de faire des fautes de forme.

Cette répugnance et cette crainte peuvent venir aussi d'une certaine délicatesse de conscience.

On comprend que l'épiscopat nous charge d'une responsabilité très grande et très étendue, on prévoit des cas souvent très embarrassants, et on redoute cette responsabilité.

 

Un autre motif qui se rapproche de celui-là, et qui se confond quelquefois avec lui, vient du sentiment profond de son incapacité à remplir fine charge et des fonctions d'une si haute importance, et si difficile à accomplir. Ces deux motifs sont graves et capables de faire une forte impression sur une âme consciencieuse; cependant, si on va trop loin, on peut se rendre coupable devant Dieu de grandes fautes.

 

Qu'on gémisse, qu'on s'afflige devant Dieu de ce qu'il a jeté les yeux sur un instrument si incapable, de ce qu'il nous immole de cette manière à sa gloire, mais qu'on fasse son sacrifice avec un coeur contrit et humilié; qu'on mette sa confiance dans la miséricorde de Dieu; qu'on s'anime d'une plus grande ferveur pour mériter le secours de ses lumières, de ses grâces et de sa force; qu'on embrasse ensuite les ouvres qui appartiennent à sa nouvelle charge avec amour et humilité, avec confiance en Dieu et simplicité, tâchant de faire le mieux que l'on pourra. On n'est coupable ni de son incapacité, ni des fautes que l'on fait sans le savoir; c'est Dieu qui nous a placés là contre notre gré, il donnera la grâce de bien exécuter son divin bon plaisir, et il rectifiera ce en quoi nous aurons manqué. Songeons que c'est lui seul qui donne le fruit; gui incrementum dat Deus, et que ce ne sont pas les plus habiles qui font le plus de bien, mais les plus fer. vent, les plus dévoués, les plus humbles, ceux lui ont plus de confiance en Dieu qu'en eux-mêmes.

 

Qu'on ne se laisse pas aller à l'excès de la douleur qui abat l'âme; c'est une faute qu'aucun motif ne saurait justifier. Ce serait manquer gravement à la confiance filiale qu'on doit avoir dans la bonté de Dieu et à la soumission à sa divine volonté.

 

Quels que soient notre incapacité, nos défauts et l'absence de nos vertus, nous faisons un grand mal de manquer ainsi de confiance en notre bon Maître qui nous a choisis, et nous n'avons pas le droit de résister en quelque manière que ce soit à sa divine volonté.

 

D'ailleurs, quel est l'homme qui a les vertus et la capacité nécessaires pour les éminentes fonctions de l'épiscopat? Quel est l'homme qui ne se trouve pas infiniment au-dessous de ses charges? Celui qui serait rassuré par les qualités qu'il voit en lui-même, devrait l'être infiniment moins que celui qui se voit dépourvu de tout. Ce n'est pas sur notre force qu'il faut fixer nos regards, mais sur Dieu et ses dons; c'est par là seulement que nous pouvons parvenir à exécuter ses desseins de miséricorde.

 

Si donc vous sentez en vous cette profonde douleur, prosternez-vous devant Notre-Seigneur

Jésus-Christ, donnez-vous à lui corps et âme, dites-lui qu'il vous immole, qu'il vous anéantisse pour sa gloire ; soyez entre ses mains comme un instrument bien misérable ; priez-le qu'il vous donne sa grâce, sa lumière et sa force pour l'exécution de tous les divins bons plaisirs de son Père céleste; reposez-vous entièrement sur lui et tâchez de lui être fidèle.

 

Mais si c'est un mal que de s'affliger et de se troubler outre mesure, c'en serait un bien plus grand si on refusait absolument d'accepter lorsque le Saint-Siège envoie la nomination. Si on était sur les lieux,on pourrait proposer ses représentations avec humilité et modération ; encore si on insistait trop, on ferait mal, comme nous voyons dans l'histoire de Moïse qui s'attira des reproches pour avoir fait trop d'efforts pour être débarrassé d'une charge qu'il croyait au‑dessus de ses forces. Étant en mission, il est du devoir le plus strict et le plus urgent de ne faire aucune résistance, mais de se soumettre en gémissant et en mettant sa confiance en Dieu. Il est certain que celui qui résisterait ferait une faute très grave, il servirait de mauvais exemple pour l'avenir et risquerait de compromettre le bien de la Mission ; et cette résistance ne pourrait venir que d'un principe mauvais et très peu agréable à Dieu.

 

Enfin, un dernier motif de cette crainte ou répugnance se prend dans la pensée de sa propre

 

indignité : on sent vivement sa bassesse et son abjection; on conçoit avec la même vivacité la grandeur et l'élévation de la dignité épiscopale, et on ne peut se faire à l'idée qu'un être aussi abject comme on se voit avec vérité, soit revêtu d'une si éminente dignité.

 

Ce sentiment est bon, mais à condition qu'il reste dans de justes bornes; il ne doit ni aller jusqu'au trouble et à un embarras trop fort, ni à une résistance formelle. Dans le cas présent, la résistance aurait encore bien moins d'excuse que dans le cas précédent. Qu'on sente, à la bonne heure, dans son âme une profonde confusion à la pensée que la divine bonté a jeté les yeux sur un être aussi abject et aussi misérable, pour en faire un des chefs de sa sainte hiérarchie; qu'on entre dans le sentiment du roi David suscitans a terra inopem et de stercore erigens pauperem ut collocet eum cum principibus; mais qu'on mette sa confiance en Dieu en lui demandant instamment la grâce de ne jamais nous laisser aller à la vanité et àl'amour‑propre, pour être revêtu d'une si grande dignité.

 

Il serait bon d'éviter la manifestation extérieure des sentiments de son indignité; c'est avec Dieu seul qu'il faut s'entretenir de sa pauvreté; c'est à lui seul qu'il faut se plaindre amoureusement de la charge et de la dignité éminente dont il a jugé à propos d'accabler notre faiblesse et notre bassesse.

Se plaindre aux hommes de son incapacité et de son indignité, c'est se laisser aller à une démangeaison mal entendue d'exhaler la pensée qui chagrine, et s'exposer àchanger en vanité ce qui auparavant était un vrai sentiment d'humilité. Qu'on ne se dise pas et qu'on ne semble pas se croire, devant les hommes, digne et capable, mais qu'on ne prenne pas non plus l'habitude de parler de son indignité et de son incapacité. Ceux qui agissent ainsi, sont mus ordinairement par un fonds de secret amour‑propre, et seraient parfois bien en peine si on les croyait sur parole.

 

On ne doit dire ces choses qu'à Dieu seul dans l'intimité de son âme.

 

ARTICLE II

 

DU Caractère ET DE LA GRÂCE DE L'ÉP1SCoPA'r

 

§1

 

DU CARACTÉRE ÉPISCOPAL

 

Le caractère épiscopal est le don le plus beau, le plus élevé, le plus glorieux que Jésus‑Christ ait fait à sa sainte Église. En quittant la terre, il a laissé dans les trésors de son épouse une somme immense de grâces et de mérites pour le salut et la sanctification des âmes ; il lui a légué le dépôt des vérités qui doivent mener ses enfants jusqu'aux pieds du trône de son Père, où il est assis à sa droite pour les attendre et les couronner dans l'éternité. Haec est vita aeterna ut cognoscant te solum Deum verum et quem misisti Jesum Christum. Le divin Sauveur est venu dans le monde pour communiquer la vie aux hommes; c'est lui qui est la source et le principe de toute vie.

 

Pendant qu'il était avec les siens, il leur manifesta les vérités de son Père, il leur communiqua la vie de la grâce, il leur apprit comment ils devaient faire pour avoir cette vie, il les conserva dans cette vie au nom de son Père. Etant sur le point de quitter cette terre, il ne voulut point laisser ses enfants orphelins: il reste avec eux  jusqu'à la fin du monde dans la personne de ceux qu'il charge de le représenter; il continue à les instruire dans la doctrine de vérité de son Père, et à leur apprendre comment ils doivent agir pour aller à lui ; il reste toujours la voie par laquelle ils doivent y parvenir, la vérité qui les maintiendra toujours dans cette voie sainte, et la vie qui se trouve dans cette voie.

 

Il leur communique toujours cette vie, et ne cesse de les y maintenir. I1 a établi, par une nouvelle création, des lois, des moyens pour communiquer, conserver et augmenter cette vie nouvelle aux hommes. Les lois de cette nouvelle création sont plus stables, plus infaillibles que celles de la création première, car le ciel et la terre passeront plutôt que. sa divine parole ne se démentira ; ces lois, par lesquelles la créature nouvelle est vivifiée, sont les sacrements qu'il a fondés dans son Église.

 

Jésus est la racine et le principe de cette vie, et les sacrements sont les canaux par lesquels il la transmet à tous les membres vivants de son Église. Mais ces canaux doivent dériver de la source; il faut donc une chaîne qui les rattache au Fils de Dieu lui-même, puisque toute grâce, toute vie ne peut venir que de lui. Voilà pourquoi il a établi, avant de quitter le monde, le corps apostolique auquel il a donné son esprit de vérité, son esprit vivificateur. C'est là le tronc du grand arbre qui reçoit toute la sève que la racine communique, et qui la transmet aux branches. Mais le Sauveur, dans son infinie sagesse, ayant voulu que cette sève de vie eût son cours abondant jusqu'à la fin des siècles, ne se contenta pas de donner seulement son esprit à ses apôtres; il leur donna aussi le pouvoir de communiquer la puissance' de vivifier le monde jusqu'à la fin, et il sera avec leurs successeurs, auxquels leur puissance sera communiquée, jusqu'à la consommation des siècles. Par là, il a établi le sacrement de l'Ordre, dans le suprême degré qu'il communique par le caractère épiscopal, lequel donne toute la puissance de Jésus-Christ dans son Église, est la source et le premier chaînon de tous les autres sacrements, et renferme en soi tous les principes vivifiants posés dans l'Église de Dieu par son divin fondateur.

 

Tel, dans la première création, le premier arbre sorti de la main de Dieu a produit des fruits renfermant en eux le principe de vie que le Créateur a donné à cet arbre. Ces fruits, semés à leur tour, et doués d'une force productive égale à l'arbre qui les avait produits et multipliés de plus en plus jusqu'à la fin du monde, propagent partout le même fruit et communiquent la même vie et la même force productive. Telle, dans la nouvelle création, l'humanité sainte unie au Verbe par l'opération du Saint-Esprit est placée dans l'Église comme principium primogenitum omnis tout céleste; on prend un ton noble et élevé, et l'on se donne des airs de grandeur; en un mot, on se laisse aller à un faux jour due l'imagination jette sur le don de Dieu le plus saint et le plus élevé, par suite d'une impression illusoire de l'amour-propre, et on s'éloigne des vues que le divin Sauveur avait en communiquant ainsi sa grâce la plus précieuse pour le salut des âmes.

I1 est urgent que ceux que la Providence choisit pour les élever à la dignité épiscopale, sachent faire la part de l'ordre de la nature et de l'ordre de la grâce, qu'ils fassent la distinction des deux hommes qui sont en eux : l'homme surnaturel et l'homme naturel, l'homme fait par le Dieu créateur et gâté jusqu'à la moëlle des os par le péché, et l'homme créé par le Dieu rédempteur, tout pur, tout saint et tout glorieux de la gloire de jésus crucifié, humilié, mort à lui et à toutes choses, et ressuscité dans l'unique splendeur et puissance de son père céleste. L'homme de la nature reste et demeure dans l'abîme d'abjection de son propre néant et de sa propre confusion, et rien ne le fera sortir de l'humiliation de son propre être. Rien ne peut le relever, sinon le sentiment de son propre néant et des plaies profondes faites en lui par le péché, sentiment animé par une sainteté véritable. Si, au contraire, il restait dans son orgueil, il ressemblerait à un cadavre pourri, qui serait revêtu d'or et de pierreries et couvert d'une mitre de gloire. Plus il voudrait s'attribuer de jouissance et rehausser sa propre excellence par ce vêtement de splendeur dont la bonté divine l'a couvert, plus il aggraverait l'infection et la pourriture de sa nature abjecte et dégradée.

L'homme de la grâce, l'homme surnaturel est essentiellement saint en lui-même : tous ses mouvements, tous ses sentiments, toutes ses impressions, tour y est saint et en parfait rapport avec la sainteté du maître, avec la divine volonté de son Père et l'inspiration de son Saint-Esprit. Et que peut-il y avoir de commun entre Jésus-Christ et Belzébuth, entre Jésus crucifié et la vapeur de notre propre élévation ?

De plus, il faut être bien convaincu que ce caractère n'est pas donné pour celui qui en est revêtu, mais pour les âmes rachetées par le sang du Sauveur et par ses incompréhensibles humiliations. S'attribuer par ce caractère une grandeur à soi-même, pour sa propre satisfaction et en harmonie avec sa propre vanité, c'est faire un vol sacrilège d'un dépôt sacré, confié par la main du Fils de Dieu.

Ce caractère, il est vrai, renferme une élévation, une grandeur, une gloire, une puissance, une domination qui surpassent tout ce que l'intelligence humaine peut concevoir; mais cette élévation est l'élévation de la sainteté de Jésus au milieu de ses élus; cette puissance est la puissance de Jésus pour la destruction de toute puissance

ennemie; cette domination est la domination de Jésus pour féconder les âmes que son père lui a données, par la grâce et la sainteté qu'il leur communique, et par les lumières qu'il répand sur elles.

 

Les dons élevés que renferme le caractère épiscopal étant un bien appartenant à Jésus-Christ notre Sauveur, l'homme ne doit donc, en aucune manière, en user comme de sa propriété pour sa propre élévation; étant éminemment saints, il ne doit s'en servir que dans un esprit de sainteté; étant donnés pour l'unique fin du salut des âmes, il ne doit les employer que pour répandre la grâce et la sainteté dans l'Église de Dieu. En résumé, il doit discerner les grandeurs de Jésus-Christ en lui, dans un esprit et avec une élévation de sainteté, de générosité et d'amour; il ne doit considérer son propre être que dans sa propre valeur avec le sentiment de son néant, de sa misère et de son abjection; il ne doit pas rehausser son propre néant en s'attribuant les grandeurs de Jésus-Christ, ni abaisser ses divines grandeurs qui sont en lui, par l'abjection de son propre orgueil, mais conserver dans son âme et exprimer dans sa conduite la sainteté des grandeurs de Jésus-Christ, avec l'humble sentiment de sa propre humiliation.

 

§ II

DE LA GRÂCE ÉPISCOPALE

 

Le caractère épiscopal est conféré par la consécration, quelles que soient les dispositions de l'élu. Si ces dispositions sont mauvaises, le caractère devient pour l'âme comme un jugement, une condamnation, et il porte son châtiment avec lui : l'âme augmente en malice et en perversion.

 

Cependant, comme ce caractère en soi est saint et une source de grâces et de sainteté, et qu'il est d'ailleurs ineffaçable, si, dans la suite, par une grâce spéciale de Dieu, par une miséricorde particulière pour les âmes en faveur desquelles ce caractère a été donné à celui qui a été choisi du ciel, cet évêque revient à Dieu, alors les grâces divines contenues dans le caractère comme les rayons dans le soleil, se reproduisent et se développent, selon la mesure de la conversion et des bonnes dispositions qui remplacent les premières qui étaient mauvaises.

 

Si, au contraire, le caractère épiscopal est donné à une âme qui a les dispositions convenables, alors les grâces qui lui sont inhérentes se répandent avec grande profusion en elle pour en faire une âme vraiment épiscopale. Le soleil. ne rencontrant aucun obstacle répand ses rayons avec abondance, et ses rayons pénètrent dans le plus intime de l'âme pour y établir le germe de la sainteté épiscopale, ils se communiquent à toutes ses puissances pour y fonder la puissance épiscopale, et se répandent sur toute sa manière d'être et sur ses opérations, pour former de sa vie une vie épiscopale.

 

Cependant, il est vrai, que le caractère et les grâces épiscopales ne sont accordées que pour le salut des autres. L'évêque n'est pas choisi pour lui, il n'est pas sacré pour lui, il ne reçoit ni le caractère ni les grâces de l'épiscopat pour lui, mais pour le salut des âmes et la sanctification des élus, tout en lui doit tendre vers cet objet; c'est le seul but que Dieu s'est proposé dans ses dons. Mais il est tout aussi vrai que ce caractère et ses grâces tendent de toute leur puissance à établir une éminente sainteté dans l'évêque qui les reçoit, et qu'ils ont leur effet infaillible s'il est fidèle.

 

Quoique ces grâces ne soient pas données pour lui, c'est lui cependant qui en retire les premiers et les plus considérables fruits.

Quand on allume un feu dans un fourneau pour chauffer un appartement, on ne met pas le feu pour le fourneau, mais pour l'appartement et pour ceux qui y sont. Il n'est pas moins vrai que le fourneau est échauffé le premier, et qu'il est toujours plus chaud que l'appartement qu'il est destiné à chauffer.

 

L'évêque est placé dans l'Église pour y répandre la sainteté et pour la donner à ceux qui sont dans cette sainte Église : voilà l'unique but que Dieu se propose en mettant dans son âme le divin caractère et la grâce de la sainteté épiscopale qui y est inhérente. Cette grâce est un feu céleste qui, de sa nature, est la sainteté; de plus, c'est un degré de grâce sanctifiante beaucoup plus grand que tous ceux qui sont communiqués aux âmes qui sont dans l'Église de Dieu; elle est le principe de la sainteté donnée aux autres, et place celui qui la, possède dans un rang éminent et élevé dans l'ordre de la sainteté. L'évêque est un fanal pour répandre la lumière sur l'Église; il possède en lui la lumière et le feu, mais il les possède afin que les autres jouissent de ces biens que Dieu donne à l'Église de son Fils. Jésus-Christ dit de l'évêque ce qu'il dit de Jean-Baptiste : c'est une lampe ardente et luisante, dont le monde a joui pendant qu'il vivait.

 

Ces grâces sont éminentes, parce que tout dans l'épiscopat est éminent. Elles sont données pour la position, les fonctions et les devoirs de l'épiscopat. La position est précisément celle qui lui est faite par le caractère qu'il reçoit dans la consécration ; le sacrement doit donc lui communiquer les grâces qui l'en rendent digne. L'Église de Dieu est sainte, toutes les choses qui y sont administrées sont saintes. Pour chaque membre qui doit administrer ces choses, il y a une grâce et des dons de Dieu spéciaux qui sont saints.

Dieu donnant à l'évêque le haut pouvoir de gou­verner toutes ces choses saintes, il lui donne la consécration, et, dans cette consécration, une augmentation de grâce sanctifiante, précisément pour le rendre digne de la position qui lui est faite vis-à-vis des choses saintes qu'il doit ainsi administrer saintement.

Tout est saint dans l'Église de Dieu, et dans l'ordre administratif de toutes ces choses saintes, plus le degré hiérarchique est élevé, plus aussi il est saint; la grâce sanctifiante est plus éminente, et les grâces plus spéciales sont plus élevées, afin que celui qui est appelé de Dieu à un état plus élevé dans l'ordre des choses saintes, dans l'Église, soit d'abord revêtu d'une plus grande sainteté.

Dans les choses du monde, où les grandeurs et les puissances ne sont que factices et uniquement dans les rapports avec ses semblables, sans avoir rien de réel dans la ,nature, plus le degré de la dignité, de la puissance est élevé, plus celui qui en est revêtu est environné d'éclatantes marques de sa dignité et de son élévation; comme cette di­gnité et cette puissance ne s'exercent que sur des choses extérieures, aussi ces marques ne sont que des marques extérieures analogues à l'objet de ces élévations. Dans l'ordre des choses saintes et de la puissance spirituelle de la grâce, telles qu'elles existent dans l'Église de Dieu, les marques de la dignité, du degré d'élévation et de puissance sont de même nature que l'objet de ces dignités, de cette élévation et puissance ; c'est une auréole de sainteté, de gloire dont Dieu revêt celui qui a reçu de lui cette dignité et cette puissance; cette auréole sera d'autant plus éclatante, que le degré de cette dignité et de cette puissance est plus élevé.

Comme cette dignité et cette puissance données à l'élu de Dieu sont inhérentes à l'âme par la grâce sanctifiante, cette grâce sanctifiante, par elle-même, constitue déjà un ornement brillant et glorieux dont l'âme est revêtue et pénétrée : il l'est d'autant plus, que la dignité et la puissance sont plus élevées.

De plus, cette grâce étant donnée pour être inhérente à l'âme d'ans toute l'étendue de vie qui est en elle, pour paraître dans la vie de l'âme épiscopale dans tout son brillant éclat, cette âme reçoit une foule d'autres grâces et dons, moyen­nant lesquels elle devient fidèle à Dieu et se prête à manifester et à faire briller, dans toute la vie de son être, l'éclat de ce feu et de cette lumière céleste, c'est-à-dire de cette grâce sanctifiante. Cette âme ressemble à un cristal à moitié poli, dans lequel le soleil darde ses plus magnifiques rayons ; des grâces spéciales lui sont données pour la polir parfaitement, afin que toute la splendeur de ces merveilleux rayons du soleil éternel s'y mire dans tout l'éclat de sa beauté. Heureux l'évêque qui laisse bien polir son âme par ces grâces divines.

 

Le caractère épiscopal donne le pouvoir d'exercer certaines fonctions dans l'Église de Dieu. Ces fonctions sont saintes de leur nature ; elles sont très élevées parmi les fonctions de l'Église, et, par conséquent, très élevées en sainteté; de plus, par là même que Dieu donne à quelqu'un le pouvoir de ces fonctions, il le charge de les exercer; c'est un devoir qui ,lui est imposé, et il doit les remplir selon l'idée même de Dieu, c'est-à-dire avec la sainteté analogue à ces fonctions. Si Dieu impose un fardeau pareil, il donne des grâces surabondantes pour l'accomplissement et pour l'exécution, selon ses vues, des choses qu'il donne à faire.

 

C'est par un sacrement. qu'il confère ces pouvoirs, c'est par le même sacrement qu'il donne ces grâces. A chacune de ces fonctions, à chacun de ces ;devoirs répond une grâce. Plus ces fonctions sont saintes, grandes, au-dessus des forces de la nature, plus la grâce est sanctifiante, élevée et puissante. Outre ces desseins généraux de Dieu sur tout homme destiné à exercer ces fonctions si éminemment saintes, il y a des desseins spéciaux sur tel ou tel homme selon son coeur, dont il veut faire un vase d'élection pour le salut d'un plus grand nombre. La grandeur et la perfection de ces grâces sont mesurées sur l'étendue de ses desseins.

 

Par tous ces détails, on peut voir et se convaincre combien il est important que l'élu ait les dispositions nécessaires et convenables pour recevoir toutes ces grandes grâces, et pour y être fidèle après les avoir reçues dans sa consécration.

 

L'élu qui n'apporterait aucune autre bonne disposition que strictement l'état de grâce avec Dieu, aurait toujours la grâce essentielle au sacrement, mais il s'exposerait à se faire une désolante position dans l'exercice de ses fonctions. Pour recevoir les grâces abondantes dont il a besoin pour devenir un autre homme, il doit avoir des dispositions plus parfaites, et c'est, sur la mesure de leur perfection que seront, en général, mesurées les grâces spéciales. Ces dispositions générales peuvent être, ou des sentiments bons avec désir général de bien faire, ou des dispositions pratiques mais actuelles seulement, jointes à ces sentiments, ou enfin des dispositions actuelles pratiques jointes à des dispositions habituelles, analogues à celles qu'on éprouve actuellement.

 

Les bons sentiments, au moment de la consécration et dans les temps qui précèdent et qui suivent immédiatement, existent presque toujours, même dans ceux qui ont brigué la haute dignité dont ils vont être revêtus; l'approche de ce moment grand et solennel doit nécessairement faire une impression profonde sur une âme qui n'a pas perdu la foi et dont les dispositions mauvaises n'en ont pas étouffé les pensées. Elles peuvent donc. exister avec des dispositions pratiquement imparfaites et bien éloignées de la sainteté que demande l'épiscopat.

 

Qu'on suppose un homme plein d'amour-propre, fier, hautain, vaniteux, qui aime l'élévation, le faste, qui s'aime lui-même, qui est porté à ramener tout à son propre bien-être, se complaisant à tout ce qui lui est agréable, trouvant une grande jouissance à se voir aimé, respecté, loué par les hommes, susceptible et rempli de plusieurs autres défauts que, cependant, il ne porte pas jusqu'à des dispositions mortelles, ou du moins qu'il ne soupçonne pas être en pouvoir de devenir mortelles, ayant avec cela un fonds de foi, une certaine régularité de vie et même certains sentiments de piété très imparfaits et peu généreux, bien entendu. Cet homme va être évêque; il est au comble de la joie et ne voit aucun mal à cette satisfaction qu'il éprouve de se voir élevé au-dessus du commun des hommes, convaincu qu'il est que cette élévation lui est due; il aura très naturellement des sentiments pieux, soit au temps qui précède la consécration, soit pendant, soit après la cérémonie. I1 est sans inquiétude et salis remords, par la raison toute simple qu'il ne connaît pas son âme avec ses défauts et ses incapacités; il ne se forme pas une idée des devoirs de l'épiscopat et des difficultés de les remplir; il se croit en état d'y faire face, au moins

 

il ne se sentira pas pressé du compte terrible qu'il aura à rendre pour les manquements considérables à la sainteté de son état nouveau; il ne réfléchit nullement à la responsabilité de sa position, ni aux difficultés de l'administration ; il trouve en lui des capacités suffisantes pour suffire à tout, parce qu'il voit en spéculation les difficultés qu'il entrevoit.

 

I1 ne reste donc que ce sentiment de joie et de contentement de sa dignité nouvelle, joie qui dépasse et couvre tout autre sentiment. I1 envisage naturellement cette dignité comme quelque chose de grand et de noble; de là, un sentiment élevé se fait jour dans son âme à travers mille petitesses de l'amour propre. Ce sentiment noble est accompagné d'une pensée de foi, par laquelle il considère cette nouvelle position comme quelque chose de grand et de saint dans l'Église de Dieu. Delà, il résulte une certaine dévotion sensible qui est entretenue et augmentée par la solennité religieuse de la grande cérémonie ; elle est même favorisée par l'amour-propre et la tendresse pour soi, qui font envisager cette solennité d'une manière toute personnelle. Un se sent le héros de cette fête, et, par conséquent, la satisfaction qu'on éprouve est mêlée et relevée par le sentiment religieux.

 

D'ailleurs, les hommes dont l'âme est dans cet état imparfait, ont la dévotion facile, lorsque tout leur va à souhait, tandis qu'elle est nulle dans les contrariétés. C'est le contraire de ce qui arrive aux âmes fortes et solidement à Dieu, qui n'éprouvent jamais plus de bonheur, de dévotion, que lorsqu'elles sont accablées de peines, et semblent être vides lorsqu'elles réussissent et n'en éprouvent pas.

Cette dévotion sensible est encore augmentée par le travail avec lequel on cherche à l'exciter, parce qu'on se croit au sommet de la piété quand on éprouve ce sentiment pieux.

Supposons maintenant une âme quia moins de défauts, plus de piété, et même une vie animée d'un esprit de foi plus grand, plus actif, mais qui conserve l'habitude de ramener à sa propre personne toutes ses pratiques de piété, sans s'occuper jamais de l'abnégation d'elle-même, ni s'appliquer sérieusement à la pratique des vertus chrétiennes et sacerdotales; elle pratique celles qui sont faciles, qui ne demandent pas de renoncement aux goûts et aux satisfactions propres, et qui se présentent comme d'elles-mêmes; la prédication et les autres fonctions d'un certain éclat lui tiennent à cœur, parce que l'amour-propre et le goût naturel sont d'accord avec le devoir; elle mêle cependant de bons sentiments parce que cela ne coûte pas; elle travaille avec énergie, avec constance dans l'administration spirituelle; elle en supporte les peines, les contrariétés et les ennuis qui en sont inséparables, parce qu'elle aime par goût à administrer : celui qui administre

 

régit toujours plus ou moins les autres, et cela plaît; l'amour-propre, en général, y trouve satifaction, et c'est par cette échelle que l'on monte plus haut.

On se livre donc sans peine et avec zèle aux fonctions qui s'y rapportent; on y mêle, du reste toutes les imperfections, les caprices même qui tiennent à ses défauts, contre lesquels on ne lutte jamais; en tout cela, en général, on met un certain bon vouloir, et on a le désir de bien faire; on y apporte même une bonne volonté animée de sentiment de foi; on a encore parfois, de plus, une piété de sentiment, et on pratique des actes de vertu lorsqu'ils ne coûtent pas; même, dans certains bons moments, on fait quelques sacrifices pour la pratique d'une vertu pénible; souvent, du reste, on y est tellement fait de sa nature, que l'exercice de certaines vertus ne coûte pas et fait même plaisir.

Un homme ainsi fait est appelé à l'épiscopat: il se réjouit en partie parce que l'amour-propre y trouve sa satisfaction, en partie parce qu'il se trouve en position de se produire plus en grand, sur le théâtre de ses occupations ordinaires qui lui plaisent, en partie aussi parce qu'il voit, en général, qu'il pourra faire un plus grand bien.

Il y a dans cette âme un fonds de dispositions plus ou moins bonnes, mais mélangées avec une foule de dispositions imparfaites. La vie de cette homme était la vie de l'homme naturel avec ses vices, imperfections et défauts; cependant un fonds de foi et un sentiment pieux animaient cette vie et en consacrait une partie. On était prêtre et on voulait être bon prêtre; par suite, on apportait plus ou moins de fidélité dans l'exercice de ses fonctions les plus saintes; les défauts et les vices y paraissaient et s'y mêlaient quand la circonstance se présentait, mais le sentiment pieux y était aussi; en dehors des fonctions saintes on redevenait homme et on vivait pour sa satisfaction propre.

 

On arrive à l'épiscopat, on est au comble du bonheur. L'âme ayant toujours conservé le sentiment pieux au milieu de ses imperfections, elle le conservera aussi dans cette circonstance; ce sentiment se trouve dans des conditions telles, qu'il doit exister dans un degré intense et d'une nature élevée, au milieu même des préoccupations de la vanité, de l'amour-propre et des projets d'ambition.

Il doit exister, parce que cette âme est d'habitude assez pénétrée de ce sentiment pieux, pour considérer ordinairement les choses saintes d'une manière pieuse et affectueuse.

Il doit exister au milieu des préoccupations qui semblent devoir le détruire, car les âmes ainsi disposées n'ont de sentiments affectifs et pieux que lorsque tout va à leur goût; lorsque les désirs de la nature sont favorisés et l'amour-propre satisfait, surtout lorsque cette satisfaction de l'amour-propre a été procurée sans qu'elles aient dû avoir un remords de conscience; or, telle est la situation de ces âmes dans la circonstance présente. Il ne pourrait y avoir de difficultés que dans les préoccupations en question, qui sembleraient devoir exciter des remords; mais, comme elles ne se présenteront que sous des formes pieuses et toutes accompagnées d'un fonds d'intention plus ou moins droite et en apparence pour la gloire de Dieu, il n'y a pas lieu à remords, parce qu'on est habitué à entremêler le sentiment des satisfactions de la nature défectueuse avec le sentiment religieux de la piété.

Ce dernier est d'un caractère noble et d'un degré élevé ; l'idée de la haute dignité satisfait pleinement le sentiment de la nature et élève sa pensée ; l'idée de la haute sainteté hiérarchique de l'épiscopat met le comble au sentiment pieux et lui donne un certain degré d'élévation ;l'âme, selon son habitude ordinaire, mélangeant et confondant ces deux sentiments si disparates, s'y livre pleinement : elle se trouve dans la joie.

Ainsi disposé, l'élu approche du grand jour de son sacre, la nature satisfaite et l'âme remplie d'idées pieuses concernant le nouvel état dans lequel elle va entrer. Sa retraite a quelque chose d'imposant, et remplit son esprit d'une pensée grandiose, s'il est de trempe forte et élevée, ou de tendresse, si sa nature est petite et remplie de dé­tails. Cette retraite est entrecoupée par bien des distractions ; cependant il y a une idée qui domine et pénètre toujours l'âme, c'est celle de la grande solennité qui terminera la retraite et inaugurera une grande époque de la vie, par le caractère vé­nérable qu'on recevra et par la haute position dans laquelle on entrera. Cette idée dominante met dans l'âme un fonds de sentiment, lui laisse une impression religieuse mêlée d'impression d'amour-propre, qui s'y confond et passe souvent inaperçue. Cette mauvaise impression varie : dans un esprit fort et élevé, elle sera une impression d'orgueil qui se rattache à son élévation et tient de l'ambition; dans un esprit petit et de détails, elle se rattache à la complaisance dans sa propre élévation, dans sa nouvelle dignité, et tient lieu de la vanité.

On prend des résolutions, mais ces résolutions ne renferment pas une générosité et une abnégation pratiques. Dans la première trempe d'esprit, elles seront vagues et générales, elles auront, en grande partie, trait à la future administration, et un grand nombre d'entre elles se ressentiront de l'orgueil; dans la seconde trempe d'esprit, elles porteront sur de petits détails, et se ressentiront de la complaisance et de la vanité.

Ces résolutions, dans l'un et dans l'autre cas, seront prises avec piété et bonne volonté, mais reposant sur un sentiment mélangé et, par conséquent, imparfait, elles n'apporteront pas un changement radical dans la vie de l'âme, ni dans ses habitudes morales et intellectuelles; elles ne porteront pas sur la pratique parfaite des vertus, mais elles se tiendront dans la médiocrité et le partage entre la nature et la grâce; elles ne produiront pas une modification sérieuse dans la vie du nouvel élu. Tout le changement dans sa vie et sa manière d'être, produit par sa nouvelle position, sera souvent empreint de l'idée illusoire de l'amour-propre, du faux jour sous lequel il lui fait concevoir sa haute dignité, et des respects et déférences dont il est environné; ce qu'il y a de bon dans ses résolutions ne se soutiendra point du tout ou faiblement. En somme, sa vie de foi et son sentiment religieux, qui devraient acquérir une élévation et un perfectionnement si grands, resteront dans une médiocrité très commune et ordinaire; le sentiment naturel d'élévation, au contraire, prendra du développement. De là, il résultera des imperfections nouvelles, provenant du nouvel état de choses qui agira plus efficacement que le précédent sur l'orgueil, la recherche de soi-même et les défauts de caractère qui se combinent avec ces deux vices radicaux.

Le jour de la cérémonie renferme pour l'élu des sentiments de piété qui transportent; les résolutions bonnes et pieuses, quoique imparfaites et insuffisantes, produisent de bons fruits et préparent à la grâce du sacrement; tout l'ensemble de la touchante cérémonie porte avec soi un sentiment de piété remarquable; de plus, en ce jour, des sentiments généreux qu'on n'a jamais éprouvés se font jour : l'âme est trop pénétrée et la grâce du sacrement d'un ordre trop élevé, pour que ces sentiments, qui sortent de la nature même de la grâce du sacrement, ne se manifestent pas en elle; et, comme ils sont tout nouveaux, ils font sur elle une forte impression et l'élèvent au-dessus de ses faiblesses et de ses imperfections. Dans cet état, elle s'oublie elle-même, ses intérêts, ses goûts, ses affections propres, et se livre à l'entraînement de la grâce qui l'inonde.

 

Cet état de l'âme dure plus ou moins longtemps, mais peu à peu il s'évanouit et disparaît enfin tout à fait pour faire place aux imperfections de l'ancien temps. Les imperfections reprennent le dessus bien facilement, parce que les dispositions données par la grâce du sacrement n'étaient pas imprimées dans une âme suffisamment préparée; n'étant appliquées que par le moyen de touches sensibles, elles n'ont pas jeté de racines.

 

Tant que les impressions sensibles et élevées durent, les dispositions restent aussi; mais une fois obligé de s'occuper de choses extérieures qui interrompent la sensibilité du recueillement, une fois habitué à l'idée du grand caractère qu'on a reçu, les anciennes habitudes reparaissent peu à peu : l'amour-propre, la recherche de soi-même, les désirs de la satisfaction naturelle et les défauts de caractère reprennent leurs places, et se combinent comme auparavant avec le sentiment de foi, qui cependant est plus ou moins augmenté, selon le plus ou moins de fidélité qu'on apporte à l'exécution des résolutions plus ou moins imparfaites qu'on avait prises. La vie de l'âme sera commune et médiocre, la position élevée, et la grâce et les devoirs sublimes.

 

Les élus qui viennent à la cérémonie solennelle avec des dispositions parfaites, sont ceux qui, de longue main, se sont exercés à l'abnégation d'eux-mêmes, à la vie de sacrifice et de dévouement pour la gloire de Dieu, le bien de l'Église et le salut des âmes. Ceux-ci ont un double avantage pour eux-mêmes qui rejaillira sur l'exercice de leur nouvelle charge et sur la pratique des devoirs qu'elle impose; avantage pour les hautes et éminentes fonctions auxquelles ils sont appelés.

 

Comme ils sont habitués à ne s'occuper jamais d'eux-mêmes, surtout pour se procurer les avantages que convoite la nature, ils ne feront jamais aucune démarche ni directe ni indirecte pour aboutir à leur élévation et, quels que puissent être leurs talents et leur capacité, il ne leur est jamais arrivé de penser qu'ils seront un jour promus à l'épiscopat. Comme ils sont morts à eux mêmes et habitués à combattre tous les désirs de la nature et à lui refuser les satisfactions humaines, lorsqu'ils apprennent la nouvelle de leur promotion, ils éprouvent tout de suite un sentiment de crainte et de défiance, parce que la position où ils sont appelés les expose à se relâcher de cette mortification intérieure et de cette abnégation auxquelles ils sont habitués.

 

Ce sentiment éloigne de leur imagination les vapeurs de la complaisance en eux-mêmes. Cet oubli d'eux-mêmes et cette abnégation sainte et évangélique, dans lesquels ils vivent, les ont habitués de longue main à mesurer toutes choses par l'esprit de foi; de là, ils envisagent la haute et sainte dignité à laquelle ils sont appelés d'un coup d'œil bien différent de celui qui guide ceux en qui la nature domine encore; ils se voient pareillement eux-mêmes dans des conditions bien autres due celles où se voient les hommes de la nature; et la vue surnaturelle de la sublimité, de l'éminente sainteté et de la grande élévation que renferme cette dignité, jointe dans leur esprit au sentiment intime de leur bassesse et de leur indignité, les élève jusque devant le trône de Dieu et les tient dans une profonde humiliation devant lui.

 

Alors s'accomplira en eux et pour leur sanctification toujours grandissante, cette parole du Seigneur : qui se humiliat exaltabitur; les grâces augmentent et les dispositions se perfectionnent de jour en jour; la grâce du grand sacrement trouvant un terrain admirablement préparé, produit des fruits au centuple et remplis de grâces, de vertus et de sainteté. Ils entreront en charge comme de véritables apôtres; ils lutteront comme des géants contre l'ennemi de Dieu et des âmes. Dieu sera glorifié, la sainte Église remplie de joie et les âmes sauvées.

Au moment solennel de leur consécration, ils sont moins occupés de la jouissance qu'apporte ce jour de grâces et de bénédictions que de l'immolation de tout leur être à la gloire de Dieu et au salut des âmes; ils sont moins frappés de la grandeur de leur élévation que de la profondeur de leur bassesse. Plus ils voient la sublimité de leur dignité, plus ils s'abîment devant Dieu, et ne peuvent comprendre comment il a daigné abaisser ses regards sur la bassesse d'une si pauvre créature. Leur âme s'élève par la contemplation des grandeurs, de la sainteté, de la gloire, de l'immensité et des miséricordes de Dieu, et s'abaisse jusque dans l'abîme de leur néant et de leur indignité.

 

 

RÉFLEXIONS SUR L'ÉPISCOPAT

 

Quatre choses peuvent faire dans l'épiscopat l'objet des réflexions de celui qui en est revêtu

1° la grandeur de l'épiscopat, 2° la charge, 3° les devoirs, 4° l'administration.

 

1° Je n'ose entrer en matière dans l'examen de la grandeur de l'épiscopat. Mon esprit est trop faible et mon cœur trop étroit, pour mesurer et concevoir la hauteur et la profondeur des dons et des grandeurs, que la toute puissance de Jésus-Christ a renfermés dans une âme épiscopale pour l'édification de sa sainte Église.

 

2° Le caractère épiscopal est grand, tout ce qu'il y a de plus grand dans l'Église, c'est-à-dire dans le ciel et sur la terre.

 

3° Engrenés dans la pierre fondamentale de l'éternel édifice que le bras de Dieu a construit, les évêques devenus les pierres quadrangulaires sur lesquelles le divin édifice est bâti, sont aussi inébranlables que le roc fondamental dans lequel ils sont insérés et qui, lui, est soutenu de la main de Jésus-Christ lui-même.

 

4° Jésus-Christ est le réservoir de l'immense brasier du feu illuminant et échauffant tout le genre humain; il veut y répandre ce feu et cette lumière. 11 est la racine de l'arbre planté dans le sein de la Divinité et renfermant en soi la sève vivante et vivifiante pour toute créature; il veut répandre cette sève de vie à toutes les branches de son Eglise. L'épiscopat est un flambeau illuminant, où le Fils de Dieu dépose le feu brillant et consumant de son divin brasier. II est le tronc enté à la divine racine par l'éminent caractère qui lui est inhérent, par la puissance de Dieu, pour en recevoir la surabondance de la céleste sève.

 

Par l'Apostolat que la vertu de Jésus-Christ lui donne, il répand le feu et communique la sève dont il a reçu la surabondance pour le salut, la lumière et la sanctification du monde.

 

Le foyer de ce feu, de cette lumière, la masse de cette sève d'esprit et de vie; résident dans la tête de l'épiscopat, dans le représentant suprême de Jésus-Christ; là, elle est dans une plénitude entière. Dans les membres particuliers de l'épiscopat, ce feu, cette lumière et cette sève sont communiqués selon la mesure de leur cohésion avec leur chef suprême; la mesure de cette cohésion donne la mesure de l'insertion dans ce foyer, ce centre du feu, de la lumière et de la sève divine, et, par conséquent, celle de leur participation à l'ensemble des dons que Jésus, comme souverain prêtre, a reçus de son Père, et qu'il dépose dans le trésor de l'épiscopat, qui est son souverain sacerdoce répandu sur toute la terre.

 

5° Le caractère épiscopal est grand, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde, parce qu'il fait de l'épiscopat la représentation la plus complète du Verbe incarné, Sauveur du monde, auprès du genre humain. Il résume en lui la sommité de la puissance de miséricorde, pour la lumière et le salut des hommes.

 

I1 renferme en lui la sommité du sacerdoce de Jésus-Christ; et, par là, il possède la toute-puissance de Jésus pour la distribution des grâces de salut et de satisfaction, provenant des sacrifices de la croix et de l'autel et réparties aux fidèles par les sacrements dont l'épiscopat a la clef et le domaine.

 

Il constitue la sommité hiérarchique de la puissance de Jésus-Christ dans son Église; de là, le pouvoir de commander, de juger, de lier et de délier dans l'Église de Dieu; par suite, respect et obéissance lui sont dus.

 

Il possède la sommité du pastorat de Jésus-Christ et se trouve chargé de la responsabilité du troupeau. C'est dans l'épiscopat que le Souverain Pasteur résume, dépose sa surabondante grâce pour la nourriture du troupeau, sa divine lumière pour sa direction, sa force toute puissante pour sa défense, et sa tendre sollicitude pour sa conservation.

 


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