DE L'HUMILITÉ

(E.S. pp. 323-363)

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

NATURE ET EXCELLENCE DE L'HUMILITÉ

 

L'humilité consiste dans la connaissance et l'amour de sa propre abjection.

Quelles que soient les perfections que Dieu met dans nos âmes, et les bonnes dispositions qui en résultent, notre fond est toujours très vil et très abject, tellement que si Dieu retirait ce qu'il a mis de bien en nous, nous tomberions de faute en faute et nous deviendrions très mauvais; et, s'il retirait subitement toute grâce, immédiatement nous serions très méchants et horribles en nous-mêmes.

 

Pour bien s'en rendre compte, on n'a qu'à considérer l'état de son âme quand la grâce la remplit sensiblement et la porte fortement et efficacement à la sainteté; alors, elle voit en elle une grande beauté, elle est portée à se complaire en elle-même. Quand il arrive ensuite que Dieu retire cette grâce sensible qui peignait les beaux traits de la sainteté en nous, alors on a horreur de soi-même et on est en proie à toutes sortes de misères qui s'élèvent de notre fond.

 

Même si on est parvenu à une pureté parfaite, notre néant nous fera toujours sentir notre faiblesse et notre incapacité que le péché a considérablement augmentées.

 

Cette connaissance de notre propre abjection n'est rien autre chose que la connaissance de ce que nous sommes en nous-mêmes dans toute la réalité de l'humilité.

Ce qui fait la grandeur de cette vertu et la rend si universellement estimable, c'est qu'elle établit le règne de Dieu seul et son unique existence, en nous mettant à notre place et à la juste valeur que nous avons devant Dieu, en nous-mêmes et vis-à-vis les autres hommes.

 

Nous avons cette sainte vertu si, par la grâce de Dieu, nous ne cherchons pas en nous plus de valeur et d'excellence qu'il n'y en a, si nous connaissons la valeur que nous avons, et si nous nous complaisons dans la petitesse ou dans la nullité qui nous est propre. En outre, l'âme humble cherche toute son excellence en Dieu seul, n'en reconnaît pas d'autre, et se complaît en elle toute seule. Aussi faut-il que nous nous traitions nous-mêmes et que nous traitions avec Dieu pour ce que nous sommes en nous, et pour ce que nous sommes vis-à-vis de l'essence divine.

 

Par ce qu'on vient de dire, il paraît que les trois puissances de l'âme sont impliquées dans cette admirable vertu. La mémoire cherche et veut saisir l'excellence, l'intelligence veut en avoir la possession, et la volonté la jouissance. Quand ces facultés ne cherchent, ne possèdent et ne jouissent que de l'excellence de Dieu, au détriment et à la ruine de toute excellence propre, elles ont la vertu d'humilité.

 

Ainsi, l'humilité est une vertu par laquelle et en la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, on connaît ce qu'on est en soi et par rapport à Dieu, et l'on agit en conséquence. Le point important dans l'humilité, c'est la connaissance surnaturelle de ce qu'on est. Cette connaissance une fois établie dans l'intelligence, la mémoire et la volonté suivent à l'envi, et c'est ce qu'on entend par agir en conséquence.

 

On s'occupe sans cesse de se prouver la nécessité, les avantages et l'obligation de l'humilité, et d'autres considérations de ce genre; il vaudrait beaucoup mieux aller droit au fait et tâcher de parvenir à cette connaissance de soi-même; alors on n'aurait plus tant besoin de se prouver cette nécessité. On passe une grande partie de sa vie à considérer ainsi les excellences de cette vertu, sans se mettre sérieusement en peine de la pratiquer. En cela on ressemble à un homme qui serait dévoré de faim, qu'on mènerait à une table bien servie, qui tournerait continuellement autour de cette table, et admirerait chaque morceau qu'il voit servir, se disant à chaque moment : voilà qui me convient, voilà précisément ce dont j'ai besoin, voilà qui doit être excellent. Ne vaudrait-il pas mieux qu'il se mit à table et entamât un bon morceau pour se rassasier.

 

 

CHAPITRE II

 

APPLICATION DE L'HUMILITÉ

AUX TROIS PUISSANCES DE LAME

 

 

I

 

DE L'INTELLECT

 

Il faut donc en premier lieu que nous ayons la connaissance de nous-mêmes, et que cette connaissance atteigne véritablement notre âme. Il ne suffit pas que notre imagination soit frappée de quelque idée de notre état; cela ne serait pas une véritable connaissance. Il ne faut pas non plus que nous cherchions seulement à nous persuader à force de raisonnement. Tout cela ne forme pas la connaissance qui est une claire vue et une évidence intérieure de notre état. Notre humilité d'esprit se mesure sur le plus ou moins de connaissance que nous aurons de nous, et selon le plus ou moins de clarté avec laquelle nous verrons ces choses. Toujours faut-il que la conviction soit intime.

 

L'objet de cette connaissance est notre néant et notre péché d'un côté, et de l'autre l'excellence en Dieu seul. Il faut que notre esprit voie clairement le néant de notre propre existence avec tous ses attributs, et le péché qui réside en nous avec toutes ses suites; qu'il soit tout à fait pénétré de ce que nous sommes, c'est-à-dire péché, et de ce que nous ne sommes pas, et cela par la considération de notre existence en nous-mêmes; qu’il rapproche ensuite notre abjection de la grandeur de Dieu, dont il doit être rempli aussi.

 

Voilà donc ce qui forme l'humilité de l'intellect : la connaissance claire et intime de notre néant, bassesse et péché, et de l'existence, de la grandeur et de la sainteté de Dieu. Voilà aussi ce que signifient ces mots : la connaissance de ce qu'on est en soi et par rapport à Dieu.

 

D'après cela on peut facilement reconnaître les qualités de cette connaissance.

Il faut 1° qu'elle soit surnaturelle[1]. On ne saurait avoir une véritable connaissance de Dieu et de soi-même sans une vertu surnaturelle de la grâce. Pour avoir cette connaissance qui fait l'humilité, il ne suffit pas qu'on sache par raison et naturellement qu'on n'est rien, qu'on n'a rien.

 

D'abord on n'a jamais une connaissance complète de son néant et péché; on peut bien savoir par sentiment intime et par expérience qu'on manque de certaines qualités et qu'on a certains défauts ou mauvais penchants, mais notre raison cherchera en nous quelqu'autre chose pour nous rehausser et se contenter, tandis que la grâce nous fait voir clairement tout notre néant, sans que notre esprit cherche à se pallier et cacher les choses, ni à découvrir quelque qualité favorable. Nous ne pouvons pas avoir la connaissance de Dieu non plus, au moins dans un sens humble. Notre raison peut bien trouver certaines notions de Dieu, mais ce n'est pas cette connaissance intime de la grâce, et elle ne nous fait pas comparer à lui et rapprocher de lui, dans la vue de notre néant en nous.

 

I1 faut 2° qu'elle soit pratique et non purement spéculative, c'est-à-dire que notre esprit, par une grâce surnaturelle, éprouve et palpe notre néant, qu'il s'y applique, qu'il se l'applique., et fasse tout cela devant Dieu et selon Dieu.

Si cette vue est spéculative, notre esprit jouira comme de toute autre vue de la grâce que l'on prend d'une manière spéculative,.et quelquefois ce ne sera qu'une vue naturelle dont on jouira comme de toute autre spéculation naturelle. Ces deux jouissances n'auront pas le même goût, mais dans l'une et l'autre il ne restera rien d'inhérent à l'esprit de cette vue; ce sera la vue d'une chose basse, mais la vue même ne sera ni basse ni humble. L'humilité et la bassesse de la vue même et la jouissance de l'esprit, non dans la connaissance mais dans la chose, constituent les deux caractères de la connaissance pratique.

 

I1 faut 3° qu'elle soit paisible et pleine de contentement. Cela aura toujours lieu si c'est une véritable connaissance surnaturelle et pratique; l'esprit sera en paix, se plaira dans cette vue, et sera bien éloigné de tomber dans l'abattement.

L'esprit sera abaissé dans cette vue, mais il se plaira dans son abaissement et aimera à y rester; il sera plus porté vers Dieu qu'occupé de lui-même. Cette union est quelquefois extrêmement forte, et c'est de là que viennent la paix et le repos de l'esprit en cette vue.

 

I1 faut enfin 4° qu'elle soit sainte en elle-même, par son principe et par ses effets; cela découle encore de ce qu'elle est surnaturelle. Cette connaissance sera sanctifiante et unira l'esprit à Dieu. C’est une participation à la lumière de Dieu, par laquelle il se connaît et connaît ses créatures et ses créatures pécheresses, et elle produit un grand effet d'humilité et une véritable sainteté.  On voit par tout cela que cette connaissance fait véritablement partie de l'humilité; seulement cette vertu n'est pas encore parfaite, car elle comprend plusieurs autres éléments.

 

La différence entre cette connaissance de notre bassesse et celle des démons et des damnés est très grande; elles ne sont pas du tout du même genre. Celle des démons est bien une connaissance expérimentale comme doit être la nôtre, mais elle n'est pas une connaissance de grâce, il s'en faut; c'est au contraire une connaissance de péché, puisqu'ils n'expérimentent en eux que le péché.

En second lieu, c'est, il est vrai, une connais­sance qui n'est pas spéculative, mais elle est bien loin d'être pratique, car ces esprits d'orgueil ne s'appliquent pas à leur bassesse et ne se l'appli­quent pas non plus; ils voudraient en éloigner leur vue si la justice divine ne les y tenait puis­samment. De plus, la vue de leur bassesse n'est pas humble.

En troisième lieu, leur connaissance est une connaissance de rage et de désespoir, et non de paix et de contentement. Notre esprit trouve son bien dans la contemplation de notre bassesse, et le leur, le supplice et la rage.

En quatrième lieu, cette connaissance des dé­mons est bien loin d'être une connaissance de sainteté, puisque c'est une connaissance de ré­volte contre Dieu, et qui tient leur esprit éloigné de cette unique sainteté. –

 

Les moyens d'acquérir cette connaissance sont :

1° L'oraison où l'on apprend à se mettre en rapport avec Dieu, où notre esprit reçoit des lu­mières véritables sur Dieu et les vérités du salut, où l'on apprend à pénétrer un peu dans son intérieur et à voir ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que nous pouvons.

2° Le recueillement continuel, car la dissipa­tion est le plus grand empêchement à cette con­naissance.

3° La vigilance incessante sur son intérieur, vigilance douce, paisible et suivie cependant. Par cette vigilance on est toujours vis-à-vis de soi et devant Dieu, on apprend ce qu'on est et on apprécie ce qu'on vaut.

4° Un grand désir et des prières continuelles pour obtenir cette humilité d'esprit.

5° Tâcher de s'établir dans une grande défiance de son jugement et de son esprit; éviter toute présomption , toute ténacité et attache à son propre sens.

 

 

II

 

DE LA MÉMOIRE

 

L'esprit, une fois convaincu de notre abjection et de l'excellence de Dieu seul, communique ces connaissances à la mémoire. Si la grâce touche cette faculté de notre âme, elle ne cherche pas à retenir en elle quelque excellence; au contraire elle se tient dans son néant, et ne voudrait pas en sortir. Elle rapporte et met toute excellence et toute grandeur et gloire en Dieu seul, et se re­porte toujours vers lui, dans l'état de néant et de bassesse où elle se voit. Alors elle cherche à atti­rer en elle cette excellence divine, toujours en se tenant dans sa bassesse.

Et en cela elle s'oublie elle-même, au lieu d'en être pleine- comme quand elle se croyait quelque chose. Vide d'elle-même par la vue de son néant; elle cherche à se remplir de l'excellence de Dieu seul, dont l'esprit s'éclaire de plus en plus et dont il lui transmet les lumières. En vou­lant ainsi se remplir de l'excellence divine , ce n'est pas pour elle-même et pour son excellence, puisqu'elle s'oublie et se néglige, mais par un embrasement de la grâce de Dieu dont elle est pleine, ainsi que de sa grandeur, de sa puissance et de sa gloire. Au moins elle est grandement désireuse de s'en remplir et n'embrasse que cet objet.

Elle ne veut plus avoir pour elle les choses excellentes, elle ne les désire plus. Loin de cher­cher à s'en remplir dans le désir de son excel­lence, elle ne veut avoir, voir et tenir d'excellence qu'en Dieu, en qui seul elle veut toute excellence.

Cette vue gracieuse de son néant fait qu'elle ne veut plus vivre ni exister dans les autres ; elle veut s'oublier entièrement elle-même; elle veut que les autres l'oublient totalement; elle ne voit, n'éprouve et ne conçoit que son vide et son néant. De là il résulte qu'elle ne peut souffrir qu'on s'oc­cupe d'elle, et elle veut, au contraire, que l'excel­lence divine règne dans toutes les mémoires.

Une mémoire orgueilleuse veut ramener toutes choses à elle, comme ayant une grande excellence propre, quoique le plus souvent l'esprit voie le contraire. Une mémoire humble, au contraire, ne ramène rien à elle, ne s'assujétit rien, mais elle vit dans l'isolement des créatures pour se sou­mettre et s'assujétir à Dieu seul, qui est son uni­que excellence et grandeur, et elle lui assujétit toutes choses.

Cette faculté est la plus importante pour l'hu­milité, d'autant que c'est là proprement le séjour de cette vertu. Si l'humilité n'existe que dans l'es­prit, elle n'est ni sérieuse ni durable. Tant que la mémoire s'estime, retient en elle quelque excel­lence et plane dans les grandeurs, l'humilité d'esprit est nulle. Nous avons beau avoir con­naissance de notre néant et vouloir communi­quer ces lumières à la mémoire, ces connais­sances ne produisent rien si la mémoire les rejette et y répugne; bientôt même la mémoire les fait disparaître de l'esprit, et emploie l'intelli­gence à la recherche de son excellence, ou aux autres choses auxquelles elle a coutume de l'em­ployer pour la nourriture de son orgueil.

Si, au contraire, la mémoire embrasse cette connaissance de l'intelligence, elle fait agir l'es­prit en conséquence de ces lumières, se tient elle-même et tient l'intelligence dans l'humilité ; alors la vue de son néant et de l'excellence de Dieu augmente de plus en plus, parce que la grâce augmente toujours davantage. Mais, si l'in­telligence a besoin d'être soutenue et autorisée par la mémoire pour pouvoir persévérer dans les connaissances, la mémoire aussi a un besoin absolu de l'intelligence pour l'acquisition de cette connaissance, et pour entrer dans ces dispositions d'humilité.

 

 

III

 

DE LA VOLONTÉ:

 

Les deux premières puissances de l'âme ayant ces dispositions d'humilité, la volonté est bientôt entraînée. La mémoire qui a reçu de l'intelligence les lumières voulues sur son néant et sur la grandeur de Dieu, les goûte et les suit par la grâce divine; elle ne veut plus posséder aucune excellence qu'en Dieu, et elle rejette toute idée et toute vue d'excellence propre.

Elle communique ces deux dispositions à la volonté pour en jouir, et, la grâce de Dieu faisant dans celle-ci la même impression d'humilité que dans les deux autres puissances, la volonté embrasse avec ardeur cette nullité et ce néant d'elle-même, et s'abandonne à la jouissance de ce défaut d'être et de biens par la possession de l'excellence, de la grandeur et de la gloire de Dieu, dont la connaissance intime de l'esprit l'a mise en possession. Cela fait, l'âme est établie dans une parfaite humilité, qui sera toujours proportionnée à la perfection de la connaissance et à la manière dont elle s'en remplit et l'embrasse.

 

Ce mouvement de la volonté va quelquefois jusqu'au transport. La volonté étant l'agent de l'âme, c'est elle qui met en exécution et en pratique la véritable humilité. Elle agit de trois manières :

1° Quelquefois elle aime à se nourrir et à jouir de la vue de sa bassesse en elle-même, et alors la mémoire ne présente à la volonté que la connaissance de son propre néant, non pas en spéculation mais en pratique, et d'une manière précise et claire. La volonté embrasse cette vue, s'en nourrit et en jouit continuellement, de manière qu'elle n'aime rien autre chose et ne jouit que de cela. Dans ce cas, les lumières de l'esprit, que la mémoire retient, sont des connaissances de son néant; celle-ci les communique à la volonté pour en jouir, car ces deux premières puissances ne transmettent que ce qu'elles ont par la grâce, et la volonté ne jouit que de ce que ces deux puissances lui. communiquent.

Dans cet état, l'âme ne se plaît qu'à la vue de son néant et de sa misère et abjection ; elle en est ravie, elle ne cesse de la contempler, et elle en jouit devant Dieu. En tout cela il y a du plus ou du moins, selon le plus ou moins de force que nous donne la grâce divine.

 

2° Quelquefois l'action de la volonté s'exerce particulièrement à manifester sa bassesse aux yeux des humains. Elle jouit d'une manière toute spéciale de voir la connaissance de son néant et bassesse répandue parmi tous les hommes; elle fait tout son possible pour la leur donner. Ce genre d'action de la volonté vient de cette opération ou penchant de la mémoire par lequel elle ne veut plus vivre dans les autres.

 

3° Quelquefois l'action de la volonté consiste à embrasser et à jouir vis-à-vis de Dieu de sa bassesse propre, en vue des grandeurs et des perfections divines. Ceci produit dans l'âme un effet de perfection très grand, et la tient dans de profonds anéantissements. Dans ce cas, la volonté s'exerce avec bien plus de feu et de vivacité à se rendre méprisable parmi les hommes. Elle entre dans des ardeurs immenses là­-dessus, parce qu'elle est vivement animée du désir de faire triompher et glorifier les seules perfections et grandeurs divines dont elle est embrasée.

 

C'est cet état d'humilité qui explique tant, d'actions extraordinaires qu'ont faites quelques saints; ils étaient accablés sous le poids de la grandeur divine, et leur volonté en était embrasée et consumée.

Ce dernier genre d'action de la volonté se produit quand les connaissances principales que perçoit l'intelligence et que retient la mémoire, sont des connaissances de la grandeur divine, et que la connaissance de sa propre bassesse n'est qu'un écoulement de cette connaissance principale.

 

Alors cette vue de son néant, quoique accessoire, est cependant très grande et très profonde ; mais notre esprit et notre mémoire sont toujours incomparablement plus portés vers la connaissance des excellences divines, que vers leurs bassesses. Ils les voient cependant avec un contentement prodigieux devant cette haute excellence divine; cela leur donne des transports, et ils les communiquent à la volonté qui les embrasse avec ardeur, savourant son propre néant par la vue de la très grande excellence divine qui la touche d'une manière extrême. C'est pour cela qu'elle se porte quelquefois à de grandes extrémités qui nous paraissent de grands excès.

 

Ce mouvement de la volonté est plus ou moins fort, selon le plus ou moins de force qu'a cette connaissance et cette adhésion de la mémoire, et selon le plus ou moins de violence que la grâce fait à ces facultés et à la volonté elle-même.

 

Ces grands et violents excès viennent ordinairement lorsque la grâce rend ces vues sensibles; alors on se porte toujours à de grandes extrémités, selon la violence de la touche.

La vérité de l'humilité ne consiste pas dans ces violences, mais dans le fond de la disposition des deux puissances et de l'action de la volonté.

Cette extrême violence ne fait pas l'intensité de la disposition ni de l'acte de la volonté; elle vient des sens qui rendent plus vivement les choses.

Pour exciter puissamment notre volonté à embrasser cette abjection propre et tous les autres mouvements qui appartiennent à l'humilité, il faut considérer sans cesse les mystères des humiliations de Notre-Seigneur.

Quoiqu'on ait déterminé à chaque puissance de l'âme ses fonctions particulières et son par­tage dans cette vertu, il faut cependant, pour que cette vertu soit véritablement dans une âme, que toutes les puissances y contribuent ; seulement il y a différents degrés dans cette coopération : par exemple, l'esprit pourrait voir parfaitement, au moins jusqu'à un certain point, son propre néant, sa misère et son péché ; la volonté pourrait n'y coopérer que faiblement, et la mémoire pourrait encore chercher plus ou moins sa propre excel­lence.

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

DE LA PRATIQUE DE L'HUMILITÉ

ET DE LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME

 

 

 

Par la pratique de l'humilité on n'entend point les actes extérieurs de cette vertu, car ils ne sont rien par eux-mêmes et viennent très souvent de l'orgueil.

Cette vertu réside uniquement dans l'intérieur; sa pratique extérieure qui ne serait pas véritable­ment animée par les dispositions intérieures, se­rait presque toujours vicieuse en elle-même, sans compter le défaut dont elle proviendrait, tandis qu'elle est très excellente, quand elle provient d'un fond intérieur d'humilité; mais c'est l'inté­rieur qui donne mérite et beauté.

Nous avons vu plus haut que la connaissance de soi-même est le fondement et le commence­ment de toute humilité, qu'elle en fait partie, et qu'il est absolument nécessaire de l'avoir d'une manière intime. Toutes les âmes humbles et celles qui veulent acquérir l'humilité ont un soin très grand et très fervent de se connaître elles-mêmes.

I1 ne faut pas chercher les qualités qui doivent nous faire ressortir, - ce serait commettre un grand acte d'orgueil et poursuivre une chose fausse que l'on ne saurait trouver que par illu­sion - mais, au contraire, ce qui est capable de nous rabaisser à nos yeux, devant Dieu et devant les hommes. Ces choses-là seules existent uniquement en nous, et nous tiennent dans l'état où nous devons être.

 

Dans cette recherche il ne faut pas s'appesantir sur les défauts naturels; il ne faut pas même s'y arrêter longtemps. Ces défauts n'étant pas inhérents à l'âme, ne font pas des impressions profondes; et d'ailleurs les objets naturels ne produisent pas de grands, de solides et de durables mouvements surnaturels d'humilité. II vaut incomparablement mieux pénétrer dans l'intérieur de notre âme et voir ce que nous valons de ce côté-là. Si les défauts naturels produisent quelques sentiments d'humilité, c'est ordinairement dans les personnes peu avancées dans cette vertu, et encore ont-elles grandement à risquer de se décourager à la vue de ces défauts et d'éprouver des sentiments pénibles qui ne sont pas l'humilité. Ceux qui sont plus avancés peuvent plutôt y penser quelquefois; cela ne leur produira pas de grands sentiments, au moins pour l'ordinaire, mais cela les tiendra tout de même dans un certain état d'abjection.

 

Cette recherche de la connaissance de soi-même ne doit pas se faire avec un esprit d'activité et d'étude. Procédons avec douceur et paix, dans un grand esprit de recueillement et de prière, mettant toute notre confiance en Dieu et non en notre propre travail.

 

PREMIER OBJET DE LA CONNAISSANCE DE SOI-MEME

 

Le premier objet de la connaissance de nous-mêmes consiste à savoir que nous ne sommes rien ni en nous­-mêmes, ni vis-à-vis de Dieu. Si nous sommes bien pénétrés de cette vérité, il en résultera de très grands effets d'humilité.

 

Nous ne sommes rien en nous-mêmes. Nous avons été tirés du néant par la bonté divine qui nous a prêté notre petit être; par conséquent rien dans notre origine.

De quoi nous glorifier si notre famille a l'air de quelque chose aux yeux ténébreux des hommes? de notre origine? fameuse gloire! le néant. Si nous sommes de famille méprisée par les hommes insensés du monde, nous avons honte et nous n'osons nous montrer tels devant les hommes. Pauvreté d'esprit. Notre origine est plus basse que cela, elle est le néant. Nous n'avons pas d'idée de notre bassesse de néant, et nous 'nous laissons surprendre par une bassesse chimérique. Une âme humble n'aura jamais aucune idée de se glorifier de la grandeur prétendue de son origine, ni d'avoir honte de sa bassesse imaginaire; elle savoure avec joie son néant et s'y tient abîmée; la vue de son néant lui fait oublier toutes les sottises du monde. Si elle est de famille pauvre et abjecte, elle n'aura pas même l'idée de craindre de paraître telle.

 

Le petit être que nous avons, nous le tenons de Dieu et il ne nous appartient en aucune façon; nous ne pouvons rien y ajouter ni rien en retran­cher; nous ne pouvons non plus le conserver. Notre petite existence est dans une complète dé­pendance d'une main étrangère et aucunement en la nôtre. I1 y a là de quoi faire ramper dans un abîme d'humiliation une âme véritablement humble. Les qualités naturelles, les talents, la prospérité, la fausse gloire dont elle jouit devant les hommes, et tous les autres reliefs dont ces orgueilleux se glorifient, ne sont en aucune fa­çon à eux ni en leur dépendance. Tout ce qui leur appartient est le néant, la nullité d'être, et ils perdront peut-être, d'un instant à l'autre, tout ce qu'ils semblent avoir. Cette dépendance et cette incertitude devraient contenir un peu l'or­gueil de l'homme : les âmes humbles s'y tiennent soumises, elles ne trouvent que néant en elles-­mêmes et méprisent ces qualités naturelles, ou s'y montrent indifférentes.

Bien plus, ce petit être est si peu de chose qu'on pourrait l'appeler néant, même pendant le temps de son existence. Et comment se glorifier d'un néant devant d'autres néants? Les hom­mes nous estiment : voilà de quoi nous conten­ter! Des cirons exaltent un autre ciron pour sa grandeur et sa puissance! Des néants ont de l'es­time pour un autre néant ! En sera-t-on moins débile et misérable pour cela?

Ce qui fait le surcroît de bassesse et d'humiliation, c'est que cette pauvre et petite existence naturelle empruntée retombera dans le néant par la mort. Nous entrons, il est vrai, dans une existence surnaturelle, mais elle doit nous tenir dans une plus grande humiliation que notre néant sur la terre, par le sentiment bien vif qu'elle nous donne de notre faiblesse et de la bassesse de notre être. Savons-nous ce que nous serons alors, et ce que la main puissante de Dieu notre Maître va faire de nous?

Nous sommes obligés de trembler sous cette main, et nous oserions avoir quelque retour d'amour-propre sur ce petit être que nous avons, et qui sera peut-être plus abject et plus misérable que le néant?

Cette connaissance intérieure de l'excessive nullité de notre être actuel, et la crainte d'avoir à l'avenir une existence et un être encore plus abject et plus bas que le néant, tient une âme humble dans de continuels abaissements. Loin d'avoir envie de s'exalter et d'être exaltée, elle est honteuse d'elle-même, si Dieu lui fait la grâce de supporter cette vue.

Une âme qui, par la miséricorde de Dieu, voit tout cet abîme de bassesse, s'y plaît, s'y applique suavement, s'en réjouit et le savoure pleinement; elle entre dans des dispositions prodigieuses d'abaissement et d'humiliation devant Dieu, en elle-même et devant les autres hommes. Elle se voit dans une si grande dépendance de Dieu, qu'elle a toujours devant les yeux cette souve­raineté qui disposera d'elle selon ses volontés, et elle se tient devant elle dans une grande bassesse et une humble sujétion. Elle se sent si pauvre, si petite et dans un si grand danger d'être un jour encore plus pauvre et plus petite, qu'elle a plus de désir de chercher la bassesse que la gloire.

Se voyant dans cet état de néant, et étant dans la crainte de tomber encore plus bas, on n'a au­cun goût de se faire valoir devant les hommes, de vouloir dominer; on parle avec humilité à ses inférieurs et on agit de même à leur égard ; on ne tire aucun contentement de se voir établi au ­dessus d'eux ; on en souffre même et on en est surpris, tant on est rempli du désir de se Tenir dans sa bassesse, et tant on a toujours devant les yeux cet état.

En toutes circonstances on se met et on s'es­time très sérieusement au-dessous de ses égaux, parce qu'on est plus pénétré de son propre néant que de celui d'autrui. La grâce, d'ailleurs, qui peut seule nous donner cette véritable idée de notre néant et le penchant de nous y tenir, ne nous touche que de notre propre abîme et néant. On a en outre la plus grande facilité et une cer­taine tendance à se tenir humblement soumis à ceux que la divine Providence met au-dessus de nous: loin que cela nous coûte, on en est plein de joie, parce qu'on trouve très naturel d'être bas et petit.

 

L'âme parvenue à cet état fait peu d'estime des grandeurs et des élévations des autres: on n'en est guère touché quand on a ainsi continuelle­ment sa propre bassesse devant les yeux. On les révère d'une manière surnaturelle, parce qu'on y voit la grandeur divine, mais on n'estime pas les personnes qui en sont revêtues, je veux dire d'une estime de vanité, par la raison qu'elles ont ces grandeurs en partage. Tout est néant, tout est emprunté, tout est passager, tout est nul pour une âme qui connaît son néant.

 

  Nous ne sommes rien vis-à-vis de Dieu. - Si Dieu fait à une âme la grâce de lui faire voir quelque petite chose de sa grandeur et de sa gloire, elle ne sait que devenir en sa divine pré­sence; elle voudrait rentrer dans son néant de­vant elle, et elle se laisse aller à des humiliations inexprimables avec une joie immense : elle en fait sa nourriture et sa vie.

Mais, dans toutes ces humiliations dont elle jouit, elle est toujours fixée en Dieu, en sa gran­deur et en sa gloire, et elle est continuellement fondue en humiliation et bassesse devant lui. Ce n'est pas l'état commun de l'humilité, mais il est certain que les âmes vraiment humbles ressentent plus ou moins de semblables effets.

Dans l'état ordinaire, une âme se voit ainsi néant et nulle devant l'immensité de la grandeur et de la gloire divine ; elle se considère comme appartenant à Dieu, comme vivant en lui dans cette immensité divine, comme agissant toujours devant lui et pour lui. Elle sent la dépendance et le rapport continuel de son néant avec Dieu, son maître, dont elle pénètre la puissance, la grandeur et la gloire, et cette vue la tient dans un continuel anéantissement devant lui. Toutes ses prières, tous ses désirs, toutes ses pensées, toutes ses œuvres se sentent de son humiliation continuelle et profonde devant le souverain Maître. Son intérieur se tient toujours dans un état de prostration devant Dieu, et il semble qu'elle n'ose bouger devant lui. Une âme, dans cet état, parvient à une véritable sainteté.

 

I1 est donc beaucoup plus utile et important de se remplir de la pensée de son néant devant Dieu et vis-à­-vis de Dieu, que de se considérer en soi-même. Il en résulte de très heureux effets d'humilité. L'âme ne prise plus les grandeurs et les supériorités de la terre; elle ne songe pas à les mépriser, elle n'y pense pas du tout. Ces choses ne la touchent pas le moins du monde, comme aussi elle n'a aucune idée d'une excellence propre; le désir d'être quelque chose ne lui vient jamais; elle ne se compare pas non plus aux autres. Une seule chose l'occupe, son néant devant Dieu, de manière qu'elle pense, agit et voit dans la complète soumission et humiliation intérieure de son néant devant le souverain Maître. Elle ne s'exalte jamais au-dessus des autres dans ses paroles et par ses manières, parce qu'elle est pénétrée continuellement de son néant devant le souverain Être.

 

Cette vue de notre néant, soit en nous-mêmes, soit devant Dieu, n'est pas toujours tout à fait claire et distincte, de manière à se rendre compte de cette pensée ou à percevoir les motifs qui nous la font voir. Elle est même quelquefois couverte et comme confuse : on voit et on est humilié, mais on ne se rend pas trop compte de ce qu'on voit et pourquoi on se sent dans cette bassesse ou dans cette complaisance en sa bassesse. Il ne faut pas chercher dans ce cas à se rendre compte de ce qui se passe, mais suivre le mouvement d'humiliation qu'on éprouve et s'arrêter dans la chose qui nous humilie, sans distinguer ni vouloir distinguer clairement ce que c'est. Cette vue confuse est quelquefois très simple, et c'est pour cela qu'elle n'est pas entièrement distincte; elle est aussi très intérieure, ce qui fait qu'on ne peut pas distinguer au juste ce qu'on voit.

 

Le principal effet qui résulte de la connaissance et eue l'amour de son néant, est l'oubli de soi-même. Il consiste en deux choses :

1° à s'oublier en toutes circonstances. Notre âme ne se recherche plus elle-même ou ce qu'elle fait; dans les choses surnaturelles comme dans les choses naturelles, elle ne pense pas à elle, mais elle se perd entièrement de vue et se néglige, non pas qu'elle laisse de côté sa sanctification ou les soins nécessaires pour la conservation de la vie, de la santé, etc. ; elle fait cela comme toute autre chose.

Elle ne se donnera pas, il est vrai, des soins excessifs pour les choses naturelles; elle se contentera du strict nécessaire. Pour le surnaturel, elle ne se mettra pas dans les inquiétudes qu'ont ordinairement les âmes pleines d'elles-mêmes, mais agira en toutes choses avec paix et confiance en Dieu.

 

Quand on dit que ces âmes se perdent de vue et se négligent, on veut dire que leur esprit ne se porte pas sans cesse sur elles-mêmes pour se considérer et se voir dans les choses qu'elles font, mais qu'il est toujours plein de son néant et tourné vers Dieu, devant qui il se tient abaissé. La mémoire ne se remet pas toujours en vue de soi ; on ne se rappelle pas toujours son propre souvenir dans ses actions et dans ses relations, et on ne fait rien à l'intention de soi-même. La volonté ne met pas sa complaisance en elle-même, dans ce qu'on dit et ce qu'on fait, ou dans ses rapports, soit vis-à-vis des hommes, soit envers Dieu. Tous ces retours sur soi et ces recherches n'existent pas dans ces âmes; elles ne pensent à elles que pour se tenir dans leur bassesse devant Dieu.

 

Cet oubli de soi est d'une grande importance dans la vie spirituelle, et fait éviter bien des fautes d'amour-propre.

 

A se faire oublier dans l'esprit des hommes. C'est un point très important pour ceux qui doivent vivre en communauté, et pour ceux qui doivent exercer le saint ministère dans le monde, surtout la prédication; ordinairement ils perdent le mérite de leurs exercices et de leur ministère, au moins en grande partie, s'ils ne sont pas quittes envers les hommes.

 

Si on est parvenu à s'oublier soi-même et à se mettre entièrement de côté dans son esprit; on a déjà fait un grand pas pour se vaincre dans l'oubli des autres hommes. Une âme bien pénétrée et continuellement accablée de son néant devant Dieu, ne pense jamais à-faire une chose pour que les hommes s'occupent d'elle. Comment mettrait-elle un mouvement de complaisance dans l'estime que les hommes ont pour elle, elle qui ne voit lue son néant partout et qui prête à peine attention à ce qu'elle fait? Dans toutes ses actions elle est toujours pleine de l'idée de son néant, et la révérence de son Maître pèse toujours sur sa tête. D'ailleurs tous les hommes ne sont que néant et elle le sent bien vivement.

 

DEUXIEME OBJET DE LA CONNAISSANCE DE SOI-MÊME

 

Le second objet de cette connaissance, c'est notre état de pécheur qui, joint à notre néant, renferme toutes nos humiliations et notre bassesse.

 

Lorsque Dieu met dans notre esprit une vue profonde de notre néant, et qu'il en fait passer les effets dans les deux autres facultés pour les leur faire goûter, notre âme s'arrête, se complaît, se nourrit et se réjouit de son néant. Mais la vue de notre péché produit un mouvement plus fort et différent du premier. On ne se plaît pas dans l'objet qu'on voit, comme on le fait pour son néant; au contraire on l'abhorre, et comme on voit cet objet en soi, on entre dans un grand mépris de soi-même, et dans de très grandes dispositions d'humiliation devant Dieu.

 

Le néant ne nous couvre pas de honte, mais nous tient dans une profonde bassesse devant Dieu ; le péché nous couvre de honte et de confusion et nous tient dans une excessive humiliation devant lui. Le néant nous tient dans l'oubli et la bassesse, et le péché dans l'opprobre et l'ignominie. Le péché est pire que le néant; il est au-dessous du néant et nous tient encore plus bas, car le néant n'est pas opposé à Dieu, puisqu'il en a tiré tous les êtres créés, tandis qu'il ne tirera jamais rien du péché, sinon un objet de son rebut, de son horreur et de son éloignement.



[1] Connaissance surnaturelle de Dieu et de soi-même. Cette connaissance est expérimentale et notre esprit rapproche, met en rapport la vue de soi et de Dieu, ou plutôt la grâce rapproche ainsi ces deux connaissances dans notre esprit; c'est de ces deux éléments que résulte l'humilité d'esprit. Il y a trois manières de se connaître : 1° par la raison : c'est la connaissance des philosophes, spéculative et générale par conséquent, qui rend notre esprit quelquefois orgueilleux, et tout au moins ne le rend pas humble; 2°expérimentalement : c'est la connaissance des démons; elle abat et ne rend pas humble; 3° par la grâce : cette dernière éclaire l'esprit, fait sentir par expérience, et rend véritablement humble sans subterfuge.

 


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