INSTRUCTIONS
AUX MISSIONNAIRES
PAR
NOTRE
VÉNÉRÉ
PERE.
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Mes bien
chers Pères,
Il vous souvient qu'en
1855 nous vous avons envoyé les Instructions
aux Missionnaires de notre Vénéré Père, en un cahier lithographié.
Aujourd'hui, nous vous
adressons ce même écrit imprimé, soit parce que les exemplaires lithographiés
commençaient à s'épuiser, soit parce que de cette sorte la lecture en deviendra
plus facile et plus fructueuse. Il s'est d'ailleurs présenté une occasion
favorable pour cette impression, et nous avons cru devoir en profiter, d'autant
plus que cet écrit du Vénéré Père a été fait spécialement pour la Congrégation,
et doit y être d'un usage plus fréquent.
Après mûre réflexion,
nous avons jugé opportun de rejeter à la fin, comme espèce d'appendice, le
Chap. de la Vie naturelle. Ce
Chap., en effet, n'a pas de proportion avec les autres Instructions telles qu'elles sont restées
inachevées; et, ordinairement, on le passait dans les lectures faites en
commun, vu qu'il est assez abstrait et ne peut guère être compris qu'à l'aide d'une
lecture privée et très-attentive.
Je ne puis, mes chers
Pères, m'empêcher de vous redire ici, non pas l'origine de ces Instructions, que vous connaissez tous,
mais combien il est à regretter qu'elles n'aient pas été terminées. "Vous
en jugerez vous-mêmes, vous répéterai-je, en voyant la simplicité et la
profondeur, l'onction et la force qui règnent tout à la fois dans ces
pages."
Ici une observation
importante à ajouter, c'est que, bien que le vénéré Père ait eu plus
spécialement en vue dans ces Instructions les missionnaires d'Afrique, il
comprenait cependant dans son intention tous les membres de la Congrégation,
présents et futurs, employés ici ou là, d'une manière ou d'une autre, à
l'oeuvre du salut des âmes, fin spéciale de l'Institut. C'était à tous, sans
exception, qu'il demandait, de la part de Dieu et des âmes, la sainteté.
Et, pour nous
enflammer d'un désir sincère et ardent de travailler à l'acquisition de cette
sainteté, les paroles de notre bien aimé Père précédant ces Instructions seraient,
ce semble, à elles seules suffisantes. Là se manifeste, pour ainsi dire à
chaque ligne, l'esprit de sainteté qui l'animait lui-même, sous le voile de
l'humilité; là sont renfermées en substances toutes les raisons qui nous font
un devoir de devenir des saints à son exemple. Pour ce qui me concerne, mes
biens chers confrères, je ne puis voir sans en être profondément touché,
combien, dans cette exhortation préliminaire, notre Vénéré Père s'abaisse et
s'humilie profondément. Il était bien au-dessus de tous en esprit intérieur, en
vie surnaturelle, et cependant il se mettait au-dessous de tous, et,
intervertissant les rôles, il disait à ses enfants, en parlant de lui-même:
"erunt primi novissimi". C'est bien plutôt moi, mes chers Pères, qui devrais
m'approprier ce langage de notre saint Fondateur, et redire après lui que si,
présentement, dans l'ordre de la foi, je suis au-dessus de vous, un jour, dans
l'ordre de la gloire, je serai après vous, après vous surtout qui souffrez et
donnez votre vie pour le salut des âmes, dans les travaux de l'apostolat.
Mais, quoi qu'il en
soit, ces lignes montrent manifestement combien son âme était pénétrée de
l'esprit de Dieu, combien il était saint; et notre espérance n'en est que plus
grande de voir arriver un jour à son heureux terme la Cause commencée pour le
Procès de la Béatification de notre Vénéré Père. Déjà, pour le dire en passant,
tout semble s'annoncer sous d'heureux auspices à cet égard.
Reprenant maintenant
mes propres paroles placées en tête du cahier lithographié, je termine, mes
biens chers Pères, en vous exhortant à puiser souvent dans ces Instructions aux Missionnaires le sujet de
vos méditations et de vos oraisons. Réfléchissez y fréquemment devant Dieu.
Priez aussi notre Vénéré Père de vous obtenir de la Sainte Vierge, sous la
protection de laquelle je vous adresse cet écrit de son Serviteur, les grâces
dont vous avez besoin, pour mettre en pratique les conseils si sûrs et si sanctifiants
qu'il nous y donne à tous.
Je vais aussi demander
ces mêmes grâces pour vous, mes biens chers Pères, au très saint et Immaculé
Coeur de Marie, dans lequel je suis tout vôtre en Notre Seigneur.
L.
Ign. Schwindenhammer,
Supérieur Général.
PARIS, le 21 Novembre
1871, fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge.
INSTRUCTIONS AUX
MISSIONNAIRES.
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Lettre aux
Missionnaires servant de Préface, et
renfermant le but de l'idée générale du travail.
MES
BIEN-AIMÉS CONFRERES,
Depuis
bien longtemps je nourris dans mon coeur un ardent désir de vous transmettre
quelques instructions détaillées, qui puissent vous servir pour la consolation
de vos âmes, pour votre soutien dans la voie de la perfection sainte, à
laquelle vous travaillez avec zèle et persévérance par la grâce et la
miséricorde de Dieu, et enfin pour vous faciliter le moyen de conserver parmi
vous l'esprit de notre Congrégation.
J'ai
honte, très-grande honte de vous parler de perfection, moi qui ne fais rien à
vous qui vous immolez sans cesse à la gloire de notre Dieu et pour le salut des
âmes, moi que le divin maître trouve indigne de participer à ses glorieuses
douleurs, à vous qui ne vivez que de souffrances!
Mais,
bons et chers Frères, ne méprisez pas la parole de votre pauvre et misérable
père, parce qu'il n'a pas plu à Dieu de le doter aussi abondamment que vous du
don des souffrances. Vous savez que Dieu diversifie ses dons, selon la
diversité de ses desseins de miséricorde, et toujours selon sa divine sagesse,
pour arriver au but qu'il se propose, la sanctification de ses créatures. Il
vous a de toute éternité désignés comme des victimes, qui doivent être immolées
au salut des âmes très misérables, très corrompues et livrées au démon depuis
l'origine du monde, et pour cela il vous dote de surabondantes souffrances, et
par ces souffrances, il veut vous élever à un grand degré d'amour et de
sainteté. Il faut que ses victimes soient saintes, à l'exemple de la grande
victime de la propitiation universelle, et en union avec elle. Aussi tout en
étant parfois accablé de tristesse, je surabonde de joie à la pensée de vos
continuelles douleurs et afflictions, parce que je sais que la vie de ce monde
n'est qu'une vaine ombre, un songe qui passe; je sais que vous n'en faites pas
grand cas; je comprends trop vivement, trop intimement l'immense bonheur d'une
âme qui souffre pour la gloire de son Dieu, d'une âme sanctifiée par ces
saintes souffrances. Si je n'ai pas été jugé digne de cette grâce qui est
au-dessus de toutes les grâces, j'ai au moins obtenu celle de me réjouir
pleinement, en vous voyant ainsi comblés des faveurs qui semblent ne devoir
être accordées qu'aux plus chers et plus privilégiés serviteurs de Dieu.
Mais
s'il n'a pas plu à Dieu de me donner la grâce inappréciable des souffrances de
son Fils bien-aimé, parce qu'il n'a pas voulu faire de moi une victime pour les
âmes délaissées, il m'a donné celle de diriger dans sa voie les serviteurs
qu'il s'est choisis pour cette fin, et qu'il veut sanctifier ainsi pour le
salut de ces pauvres âmes.
En
considérant l'ordre de la grâce dans ce monde, je suis plus que vous, et vous
devez écouter ma voix comme celle de Dieu; car c'est lui qui parle par moi, sa
divine grâce est avec moi, elle anime ma parole et cela toujours dans le même
but, pour votre sanctification et pour celle des âmes au salut desquelles il
vous immole. Dans l'ordre de la gloire, quand nous aurons le bonheur d'y être
admis, les choses seront changées; là, vous serez plus que moi, parce que vous avez
maintenant le bonheur de participer aux souffrances de Jésus-Christ, source et
principe de notre élection et de notre sanctification. C'est ainsi que
s'accomplira sa divine parole: Erunt
novissimi primi et primi novissimi.
Sachez
donc, mes chers Frères, apprécier les choses exactement et selon Dieu, pendant
le peu de temps que vous avez à passer dans ce monde. Ce monde si misérable et
si petit devient riche et grand pour vous par vos souffrances qui sont des
trésors de richesses et de gloire, et par le dessein miséricordieux de notre
Dieu tout-puissant et tout riche de bonté et d'amour. Maintenez-vous avec
fermeté et suavité dans la voie sainte et laborieuse dans laquelle la bonté de
Dieu vous a placés. La voie que vous suivez est celle de Jésus votre divin
maître, suivez-la comme il l'a suivie, et, à son exemple, pour sanctifier les
âmes, sanctifiez-vous vous-mêmes, afin qu'elles soient sanctifiées dans la
vérité de Dieu.
Comme
Jésus-Christ qui a été envoyé par son Père et a vécu pour son Père, de même
vous, qui avez été envoyés par lui, vous devez vivre pour lui et dans l'esprit
de sa sainteté. Jésus-Christ votre bien-aimé Sauveur s'est sanctifié et a
sanctifié ses souffrances pour le salut des âmes, et c'est ainsi qu'il les a
engendrées dans la douleur et sanctifiées dans la vérité. Un missionnaire
envoyé par Jésus-Christ, qui ne sanctifie pas, qui ne sanctifie pas ses
souffrances, ne sanctifie pas les âmes dans la vérité. Il faut que la sainteté
de Jésus-Christ réside dans le missionnaire, et cette sainteté doit en même
temps se fonder dans son intérieur et se produire dans sa conduite par son
travail et par sa souffrance. C'est ainsi qu'à l'exemple de Jésus-Christ il
enfante les âmes à Dieu dans la vérité, parce qu'il leur communique la vie du
Sauveur qui est en lui. Nous devons tous nous considérer comme des victimes
dévouées, par la volonté toute miséricordieuse de Dieu, au travail, à la
douleur, à l'épuisement et à la mort, pour sa gloire et pour le salut des âmes.
Et si tous nous n'avons pas le bonheur de souffrir au même degré, cependant
nous sommes tous désignés comme victimes de la gloire de Dieu pour le salut des
âmes, et tous nous sommes appelés à la sainteté de Jésus-Christ notre maître.
Réjouissons-nous donc tous, dans la paix de Jésus-Christ et dans l'humilité de
notre coeur, d'être appelés par Dieu à être immolés avec son Fils bien-aimé.
Que ceux d'entre nous, qui ont le bonheur de souffrir le plus, mettent leur
joie dans leurs souffrances et se sanctifient dans l'amour de Jésus. Que ceux
d'entre nous, qui souffrent le moins, se mettent à la disposition de jésus pour
souffrir pour lui; qu'ils ne s'affligent pas de leur partage, qu'ils se
sanctifient par leur travail et par leurs désirs, dans l'humilité de leur coeur
et dans l'amour de Jésus.
Quelle douleur, quelle chose désolante, quelle déception affreuse,' si vous couriez en vain, si vous étiez tanquam aerem verberantes !Et vous le seriez, mes bien-aimés confrères, si le relâchement s'introduisait dans vos âmes, si les vices, les mauvaises tendances, les défauts, les faiblesses, les imperfections de votre nature prenaient le dessus sur les grâces surabondantes que la divine bonté de Jésus vous a données, qu'il vous donne sans cesse et qu'il est prêt à doubler, à tripler, si vous êtes fidèles.
Fidèles, enfants du Coeur de Marie, pourriez-vous ne pas l'être? Oui, vous le pouvez, parce que votre nature est faible et mauvaise, et tous vous vous rendez ce témoignage que, dans bien des circonstances, vous ne l'avez pas été, malgré la vigil ance et la sollicitude pleines d'amour et de tendresse de notre bien-aimée et toute bonne Mère. Que Dieu veuille donc, par son intercession, donner à ma parole vide et nulle toute la force, la lumière et la sainteté de sa parole divine, afin que vous y trouviez le rafraîchissement, le courage et la fermeté nécessaires pour persévérer avec ferveur dans la voie de la sainteté et de l'amour de Jésus !
Après
vous avoir proposé quelques réflexions, afin de vous faire voir la nécessité,
pour vous, de la sainteté, et vous avoir montré en quoi elle consiste, et les
obstacles qu'elle rencontre en nous, j'entrerai dans le détail des vertus qui
se rattachent au développement de cette sainteté, du travail de résistance aux
obstacles que la sainteté trouve en nous, des vertus qui ressortent de ce
travail, et des perfectionnements de l'âme qui s'y rapportent.
Comme
il est bon de classer ses matières pour procéder régulièrement et pour mettre
de l'ordre et de la suite dans les idées, je commencerai par expliquer, autant
qu'il plaira à Dieu de me prêter le secours de sa grâce, les vertus qui
concernent l'individu considéré en lui-même, ou vertus formant le fond de la
sainteté et servant de base à toutes celles qui appartiennent à un état ou à
une position particulière. Je prendrai ensuite tout ce qui tient à notre
vocation sacerdotale et apostolique; enfin je traiterai des vertus propres de
l'homme religieux en tant que membre de la Congrégation.
CHAP.
I.
Sainteté de
notre vocation. Nécessité
pour nous d'y
répondre dignement
Dieu
est grand et puissant en miséricorde à notre égard. Que chacun de nous sonde la
profondeur de son néant, examine sa faiblesse, sa pauvreté, son indignité,
revienne sur son passé et considère où Dieu l'a cherché, pour l'élever à une
vocation qui nous met au nombre des Apôtres de Jésus-Christ, si nous sommes
fidèles à sa grâce.
Faibles
et débiles, nous étions prosternés à terre, ayant à peine la force de ramper
dans les derniers rangs des serviteurs de notre Dieu. Sa miséricorde nous a
relevés et nous a mis debout. Plongés sans force dans le fumier de notre
orgueil, de notre mauvaise nature et de nos péchés, nous en avons été arrachés,
et cela, non pas pour devenir des serviteurs ordinaires, mais pour être placés
dans les rangs des princes de son peuple. Qu'avons-nous fait pour mériter cette
immense faveur? Suscitans à terrâ inopem, et
de stercore erigens pauperem; ut collocet eum cum principibus, cum principibus
populi sui.
Quand
il a plu à Dieu d'envoyer son Fils pour sauver le monde, il a préparé de loin
l'Humanité sainte, qui devait opérer le salut du genre humain; il a sanctifié
sa victime avant de l'immoler. Et nous, qui devons avoir part aux travaux et
aux souffrances de Jésus, pour le salut du monde, et ensuite à sa gloire, il
nous a pris du milieu de nos misères et de nos péchés, et il nous unit à son
divin Fils et à son oeuvre de sanctification dans le monde. Voudrions-nous
confondre les desseins de Dieu, faire rougir Jésus-Christ de notre compagnie?
Mes bien-aimés Frères, ce serait une honte et une confusion profonde pour nous
et pour notre divin Maître, si nous restions dans la malice de notre mauvaise
nature, si nous n'entrions pas dans la voie de la divine sainteté. Jésus nous a
choisis, nous a associés avec lui, pour que nous chassions le démon et que nous
détruisions son règne sur les âmes; il nous revêt de sa puissance sur l'enfer;
mais comment pourrons-nous agir en la vertu de Jésus-Christ, s'il ne règne pas
en nous? Comment pourrons-nous détruire la puissance du démon, s'il a encore
autorité dans notre propre âme? Nous ne pouvons être à la fois et son maître et
son serviteur. Songeons que notre vocation est le plus grand bienfait que Dieu
accorde à une créature, et que ce bienfait demande d'elle une sainteté en
rapport avec le dessein de la miséricorde de Dieu qui appelle et avec la
vocation à laquelle il appelle; faute de quoi, on se rend indigne de la
prédilection de Dieu, on détruit les desseins de sa miséricorde, et on avilit
une vocation glorieuse, par laquelle on est élevé au-dessus de toutes les
créatures. Un homme, appelé à l'apostolat et revêtu à cet effet du caractère de
Jésus-Christ qui s'éloigne de la sainteté de son maître pour vivre en homme de
la terre et conserve les défauts et les vices de la nature, ressemble à un roi
qui, la couronne en tête, se revêt de sales haillons et traîne sa vie dans les
cabarets.
Mais
ne nous contentons pas de méditer l'idée générale de notre vocation;
considérons son fond intime, et nous nous convaincrons qu'il est cruel pour
nous, pour les âmes et pour les coeurs de Jésus et de Marie, que nous restions
dans la voie commune des autres hommes, que nous nous traînions dans la
bassesse des sentiments de notre nature, et des vices et défauts qui lui sont
inhérents.
Vous
connaissez mieux que moi le malheur immense des âmes qui vous environnent, les
ténèbres qui les couvrent et la perversion dans laquelle elles sont plongées;
vous comprenez donc mille fois mieux que moi le mystère de la miséricorde du
Dieu qui s'est incarné pour leur salut. Grande et divine est cette miséricorde
infinie de Dieu! mais cette miséricorde exige, avec une rigueur aussi grande
que son infinité, que nous soyons saints, car si nous ne sommes pas saints,
elle devient nulle. Si donc nous ne sommes pas saints, cette divine et
incommensurable miséricorde de Jésus devient pour nous une justice qui nous condamnera.
Le
Fils de Dieu, voyant l'abîme de corruption et de perversion où les âmes étaient
plongées, s'est incarné pour venir à leur secours; il a passé trente-trois ans
sur la terre, il s'est donné en modèle, il a enseigné la doctrine sainte de son
Père, il a souffert, il est mort pour tirer ces âmes de l'abîme de maux où
elles étaient plongées, où elles devaient être plongées pendant l'éternité.
Ayant accompli avec une grande surabondance tout ce qui devait former l'immense
trésor des grâces pour le rachat et le salut de ces âmes, il nous envoie, bien
munis de tous ses trésors, enrichis nous-mêmes de ses dons, fortifiés de sa
puissance et revêtus de son caractère, pour qu'en son nom et par sa vertu, nous
arrachions les âmes à la puissance de l'enfer. Malheur à nous si nous sommes
infidèles, si nous ne répondons pas à ses desseins, restant des hommes
terrestres, tandis que pour faire l'oeuvre divine de la rédemption des âmes, il
est nécessaire que nous soyons des anges de sainteté. Par la bassesse de nos sentiments,
nous rendrons nulle l'Incarnation du Verbe, nous perdrons tous les travaux,
toutes les peines, les souffrances et la mort de Jésus-Christ. Et les âmes qui
brûleront éternellement dans l'enfer, parce que leurs sauveurs n'auront pas été
fidèles à la suréminente grâce de sainteté qui leur avait été donnée, ne
crieront-elles pas du fond de l'abîme, que c'est notre faute si elles se sont
perdues, et que, si nous avions été saints comme Jésus-Christ a été saint, nous
les aurions sauvées de l'abîme éternel où elles gémissent? Pauvres âmes! trop
faibles et trop malades pour se sauver elles-mêmes, elles se perdent
éternellement par les faiblesses de ceux qui sont envoyées pour les sauver.
Il
nous est facile de nous convaincre qu'il est nécessaire d'être saints pour
sauver les âmes au secours desquelles nous sommes envoyés. Voyons avec quel
soin notre Seigneur Jésus prépara ses apôtres pour ce grand ministère, les
conservant auprès de sa personne pendant trois années entières, leur
apparaissant, les instruisant et les fortifiant après sa résurrection, et enfin
les sanctifiant par l'envoi de l'Esprit-Saint. S'il a pris tant de soin pour
former ses apôtres à la sainteté, voudrait-il se contenter, de notre part,
d'une vie naturelle et pleine de défauts et d'imperfections?
Il
nous a montré par son exemple et ses paroles qu'on ne peut avoir une part
active à son oeuvre de la rédemption qu'en se sanctifiant, c'est-à-dire qu'en
vivant saintement soi-même; et cette sainteté de notre vie doit avoir les mêmes
fins que celle du divin modèle. Jésus-Christ, notre Seigneur, en venant au
monde avait déjà assez fait pour racheter le genre humain; un seul élan de son
coeur vers son Père aurait obtenu cette régénération, et l'aurait obtenue par
un mérite surabondant. Mais il est entré dans les desseins de Dieu, que les
hommes devaient être rachetés à un prix exorbitant; et cela peut se comprendre
à raison du ravage que le péché a fait dans leur coeur. La moindre des actions
du Verbe incarné suffit pour ce rachat; et tout homme revenant à Dieu serait
bien reçu, n'eût-il d'autre rançon à présenter pour ses péchés qu'une seule
larme versée par l'Enfant Jésus dans son berceau; mais la difficulté est
d'amener les volontés libres et perverties des hommes à ce retour vers Dieu, et
de leur faire accepter les mérites de leur Sauveur pour les offrir à Dieu en
rédemption de leurs péchés. Ce retour vers Dieu et cette acceptation des
mérites du Sauveur doivent être opérés par les associés et continuateurs de la
mission de Jésus-Christ sur la terre; et pour cela, leur Maître communique à
leurs âmes son divin Esprit, les revêt de son caractère sacerdotal pour en
faire d'autres lui-même, met dans leur coeur sa divine vertu, et les ayant
ainsi transformés, armés de sa puissance et remplis de sa doctrine et de sa
sainteté, il les envoie en vertu de sa toute-puissance pour répandre dans le
monde, pour enseigner aux peuples la doctrine de sainteté dont ils sont remplis
eux-mêmes. Data est mihi omnis potestas in
coelo et in terra, euntes ergo docete, etc. Pourquoi Jésus
invoque-t-il ici son immense toute-puissance, quand il s'agit de nous envoyer
prêcher sa sainte doctrine? C'est qu'en effet, en donnant cette admirable
mission de sauver les hommes à des créatures faibles et imparfaites, il les
transforme et en fait des hommes tout autres; d'hommes de la nature il fait des
hommes de grâce; d'hommes faibles et infirmes il fait des hommes saintement
puissants; d'hommes ténébreux il fait des hommes de lumière éternelle. Mais
pourquoi Jésus fait-il cette admirable transformation? Parce qu'elle est
nécessaire pour ramener les hommes pécheurs vers lui, pour qu'il puisse leur
appliquer ses divins mérites et par là les sauver et les sanctifier. Ces hommes
pécheurs ne peuvent venir d'eux-mêmes:
Quomodo audient sine praedicante? quomodo praedicabunt nisi mittantur?
Il faut des envoyés de Jésus pour les prendre par la main et les conduire à
leur maître; mais il faut pour cela que ces envoyés soient aussi transformés,
il faut qu'ils soient saints. Le retour des hommes pécheurs dépend de leur
sainteté, et cela pour trois raisons.
1E Ces hommes pécheurs sont tenus dans leur péché
et dans la captivité du démon par tous les points de contact de leurs âmes;
tous leurs sens sont pris et enlacés par le démon et par la chair; ils ont
besoin que la parole de Dieu entre en eux par tous les pores, pour les détacher
du péché et les délivrer du lacet du démon. L'envoyé de Jésus-Christ, qui n'a
que la parole de sa bouche, devient impuissant; sa parole entre par les
oreilles et s'évapore au milieu de la chaleur des passions qui étouffent le
germe que cette parole faible a pu produire. Il faut qu'il parle à tous les
sens par la sainteté éminente de sa vie qui, jointe à la parole de la bouche,
pénètre dans tous les sens et parvient peu à peu à amollir ces coeurs durcis
par le péché, à rafraîchir ces âmes desséchées, à amortir les passions
déchaînées et à éclairer ces intelligences ténébreuses.
2E Le démon est tout-puissant en ces âmes abîmées
dans le péché; armé de toute sa puissance tyrannique, il serre ces âmes
pécheresses dans les étreintes des passions et dans les ténèbres de la
superstition. Pour débusquer ce fort armé, il faut une puissance plus forte que
la sienne; cette puissance est et ne peut être que l'esprit de la sainteté de
Jésus. Il ne suffit pas d'être envoyé par le Fils de Dieu pour forcer l'ennemi
de Jésus dans ses nombreux retranchements; il faut encore posséder l'esprit de
sa mission. Si l'homme envoyé par Jésus est en partie sujet de l'ennemi qu'il
attaque, comment peut-il le vaincre? Si le démon est maître dans son âme par
son désir des jouissances de la terre, par son orgueil, par ses recherches
continuelles de lui-même, par sa lâcheté, ses faiblesses, sa dureté et ses
autres défauts, comment cet homme peut-il prétendre avoir le dessus sur un
ennemi aussi puissant qui le domine lui-même? Il faut donc que l'homme de
Jésus-Christ, qui se présente pour chasser le démon du coeur des pécheurs, soit
revêtu du bouclier et de la cuirasse de la sainteté, qu'il soit animé, vivifié,
fortifié par l'esprit sanctificateur de son maître, et qu'ainsi animé et vêtu
il s'élance dans le combat, faisant vibrer l'épée de la parole de Dieu
tout-puissant. L'enfer tout entier se lèverait contre lui, qu'il serait
victorieux. Mais s'il reste homme de la nature, homme faible et imparfait, ses
efforts seront rendus inutiles par le plus impuissant des démons; il passera
misérablement sa vie dans l'inutilité, et fera languir la toute-puissance
divine mise à sa disposition pour terrasser les ennemis de Jésus-Christ.
3E Les hommes pécheurs et éloignés de Jésus-Christ
ne jouissent pas des mérites de la Rédemption, parce qu'ils ne viennent pas à
lui pour en recevoir le bénéfice; ils ne viennent pas à lui, parce qu'ils ne
croient pas en lui, ni en ses divins mérites; ils ne croient pas, ou parce que
le démon et leurs passions les empêchent de croire, ou parce qu'ils n'écoutent
pas; et ils n'écoutent pas, parce que le démon et leurs passions les empêchent
d'écouter. Et ainsi, noyés dans leur ignorance et dans leurs péchés, ils n'ont
aucun mérite à offrir pour obtenir la première grâce de leur retour, il faut
qu'un autre la mérite pour eux et l'attire sur eux; cet autre est celui qui
leur est envoyé; il faut donc que celui qui est envoyé soit saint. Cette
sainteté fait partie de sa mission. L'homme envoyé par Jésus-Christ manque à sa
mission, s'il ne travaille pas sérieusement à sa sanctification, et s'il y
travaille, il y parviendra; car celui qui l'a envoyé, l'ayant envoyé pour cela,
lui donnera tout ce qui est nécessaire pour y arriver. Qu'on médite cette
parole du Sauveur: Sicut misit me vivens
Pater, et ego mitto vos. Comment le Père a-t-il envoyé son Fils? Ne
l'a-t-il pas envoyé dans l'esprit de la sainteté? Ne l'a-t-il pas envoyé pour
qu'il se sanctifie lui-même, afin de sanctifier les autres dans la sainteté de
la vérité?
Jésus-Christ
nous envoie comme il a été envoyé. Notre mission est la sienne; c'est Jésus qui
vit dans ses envoyés, qui souffre dans ses envoyés, qui attire les âmes à Dieu
son Père et leur communique les grâces par ses envoyés. Mais pour que Jésus
vive par eux, il est nécessaire que ceux-ci vivent en lui, soient unis avec lui
dans leur vie, leurs souffrances et leur action apostolique. S'il n'en est pas
ainsi, ils ne sont les envoyés de Jésus-Christ qu'en figure et n'en ont rien de
réel. Jésus a été envoyé par son Père, non comme une figure, mais possédant en
lui la vie substantielle du Père; eh bien! il nous envoie comme il a été
envoyé. son Humanité sainte a été marquée du caractère substantiel du Verbe, et
possédait en elle la vie et les mérites du Verbe; de même Jésus-Christ, en nous
envoyant, nous a marqués de son caractère sacramentel; il vit en nous et dans
nos oeuvres apostoliques et leur communique ses mérites; par là notre vie et
nos oeuvres sont devenues siennes. Mais pour cela, il faut que notre vie et nos
oeuvres soient semblables aux siennes; car Jésus ne vit pas dans celui qui ne
lui est pas semblable, et ses mérites ne lui sont pas communiqués.
Tout
dans notre mission est semblable à la sienne, excepté le fond des mérites qui
forment le prix des âmes; ce fond est en lui seul, ainsi que les grâces qui en
découlent; lui seul a pu faire des actions de mérite et d'un mérite infini,
parce qu'en lui seul réside la personne du Verbe. Ne pouvant nous donner ce qui
est incommunicable, il a mis à notre disposition tout ce qui pouvait nous être
donné, en vivant en nous et en nous communiquant la mission qu'il a reçue de
son Père, dans les conditions dans lesquelles il l'a reçue de son Père. Quelles
étaient ces conditions? Qui videt me, videt
et Patrem. Le Père, ayant voulu réconcilier le monde, envoya son
Fils pour être représenté au milieu des hommes et les attirer à lui; et le Fils
a dit: Qui videt me, videt et Patrem.
Ce n'était pas seulement, parce que a nature du Verbe vivait substantiellement
en Jésus-Christ, car aucune créature humaine ne pouvait voir la substance
divine vivant dans l'Humanité sainte; mais parce que tout homme la voyait dans
ses effets. Le Verbe de Dieu se rendait manifeste aux yeux de tous les hommes
par la sainteté et les oeuvres que les hommes voyaient. Jésus-Christ à son tour
nous envoie comme il a été envoyé lui-même, et il veut que ceux qui nous
voient, le voient en nous comme on voyait son Père en lui, et cela par la
sainteté de notre vie, par sa ressemblance avec la sienne, et notre union avec
lui.
Voilà
pour notre vie en général; il en est de même pour les détails. Jésus-Christ
nous dit qu'il faisait les oeuvres de son Père: Si non facio opera Patris mei, nolite credere, et ailleurs: Pater usque modo operatur, et ego operor;
de même nos oeuvres doivent être les oeuvres de celui qui nous a envoyés, et
nous ne devons les opérer qu'autant qu'il les opère en nous par sa grâce.
La
doctrine de Jésus n'était pas la sienne, mais celle de son Père; il ne disait
pas même une parole qui ne vint de son Père, quae
audivi a Patre haec loquor. De même, tout notre enseignement et en
général toutes nos paroles doivent être empreintes de l'esprit de Jésus.
Enfin
Jésus venant dans le monde, envoyé par son Père pour sauver les hommes, n'est
pas venu pour chercher sa propre gloire: Non
quaero gloriam meam, ni pour chercher sa propre satisfaction et se
complaire en lui-même: Nunquam sibi placuit,
ni pour juger et condamner: Non venit Filius
hominis ut judicet mundum, ni pour faire sa propre volonté: Descendi de caelo non ut faciam voluntatem meam.
Son Père l'avait envoyé, et il ne vivait que pour son Père et pour
l'accomplissement de la mission qu'il en avait reçue. Sa mission était une
mission de miséricorde et de sainteté, aussi toute sa vie humaine était une vie
de miséricorde et de sainteté, et cela pour deux raisons. Il devait représenter
parmi les hommes la sainteté et la miséricorde de son Père, et il devait
sanctifier les hommes en leur montrant la sainteté et la miséricorde de son
Père, exprimées dans sa vie divinement humaine sur la terre: Et pro eis ego sanctifico meipsum, ut sint et ipsi
sanctificati in veritate. Envoyé par son Père dans l'esprit de
sainteté et de miséricorde, il ne vit que pour son Père et en son Père pour les
âmes qu'il est venu sauver, et pour cela sa vie est une vie d'abnégation, de
sacrifice, d'humiliation, d'obéissance et d'amour, pleine de force, de
mansuétude et de miséricorde. Il nous envoie à son tour, et il nous envoie avec
le même esprit, et dans les mêmes conditions. Il ne donne que ce qu'il a reçu
de son Père: Sicut misit me Pater, et ego
mitto vos. Nous sommes à Jésus qui nous a envoyés ce que Jésus était
à son Père; nous ne devons vivre que pour lui, nous devons chercher toujours sa
gloire, et non la nôtre; nous devons avoir, en toute notre vie et en toutes nos
oeuvres, sa sainteté, sa miséricorde, son abnégation, son amour des
souffrances, sa charité, sa force et sa mansuétude.
Malheur
à nous, si nous sommes amateurs de nous-mêmes, si nous sommes orgueilleux, si
nous avons la nuque dure et ne voulons pas la courber avec souplesse et amour
sous le joug doux et léger de la divine volonté, si nous avons un esprit de
rigueur, de dureté et de jugement! Nous ne sommes alors que des avortons
d'apôtres; notre apostolat, non seulement sera stérile, mais il sera mort, et
la vie de Jésus ne sera pas avec nous.
Mais
heureux, mille fois heureux, si nous nous vidons de la malice orgueilleuse de
notre mauvaise nature, pour nous vivifier de l'esprit de Jésus qui nous a
envoyés! Nos souffrances, nos sueurs et nos travaux nous feront briller au
milieu des anges et des saints comme des soleils dans le firmament; toutes nos actions
seront pleines de grâces et bénies de Dieu, et nous peuplerons le ciel de
bienheureux.
Pour
achever de nous convaincre qu'en nous envoyant notre divin Maître veut que nous
lui ressemblions, nous n'avons qu'à considérer les trois ans de sa vie publique.
Dans quel but a-t-il parcouru avec ses apôtres les villes et les campagnes de
la Judée, de la Galilée et de Samarie, pendant ces trois années? Était-ce pour
convertir ces pays par ses prédications et ses miracles? Si tel avait été son
motif, pourquoi, après tant de travaux, et après sa sainte et cruelle passion,
avait-il obtenu un si faible résultat? Si Jésus-Christ avait eu dans ses
prédications le dessein de convertir les peuples de la Judée, et de Samarie, la
vertu divine qui était en lui substantiellement aurait obtenu tout le résultat
qu'il s'était proposé. Mais non, Jésus voulait montrer à ses apôtres et à tous
ceux qu'il devait envoyer aux âmes jusqu'à la fin du monde comment ils devaient
vivre en leur particulier, comment ils devaient agir à l'égard des hommes,
comment ils devaient parler, comment ils devaient souffrir, comment ils
devaient travailler au salut des âmes; et à la fin de sa vie sur la terre, à la
dernière action qu'il faisait au milieu de tous, il leur dit: Exemplum dedi vobis, ut quemadmodum ego feci vobis,
ita et vos faciatis. Cette parole est dite après le grand exemple
qui nous apprend la charité et l'humilité docile et obéissante, qui doivent
nous animer les uns envers les autres: Non
est servus major Domino suo, nec apostolus major est eo qui misit illum.
Ces paroles exemplum dedi vobis
couronnent toute sa vie au milieu de ses apôtres, et leur apprennent qu'en tout
ils doivent imiter leur Maître.
Jésus
a voulu être le modèle de tous les siens, et il a voulu être leur modèle pour
être imité par eux. Il est le modèle des simples fidèles, par les vertus
pratiquées dans ses actions privées et dans ses rapports habituels avec son
Père et avec les créatures; il est le modèle des âmes consacrées à Dieu d'une
manière spéciale, dans sa vie cachée, intérieure et religieuse; il est le
modèle des hommes consacrés à son Père pour l'apostolat dans l'ensemble de
toute sa vie, et cela dans la plus haute expression de la sainteté qu'il nous y
a manifestée. Dans les deux premiers états, il est modèle pour être simplement
copié; il est notre modèle à nous, pour faire de nous des modèles pour les
autres. Une copie, destinée à rester isolée, peut avoir une plus ou moins
parfaite ressemblance avec son original; mais une copie destinée à servir de modèle
a besoin d'être parfaite.
Prenons
notre position au sérieux et ne rapetissons pas nos idées. Nous avons fait un
contrat avec notre Seigneur Jésus-Christ; nous avons accepté le mandat qu'il
nous a donné; nous sommes entrés dans la sainte milice des conquérants des
âmes, il n'y a plus à reculer, nous avons à remplir les conditions de cette
admirable milice. Marqués du sceau de Jésus-Christ pour cela, nous ne pouvons
plus retourner en arrière; ce sceau est ineffaçable. En abandonnant sa bannière
nous serions reconnus par lui pour des déserteurs; or, pour rester sous notre
drapeau, sous le drapeau apostolique de Jésus, il faut que nos âmes soient
revêtues de l'uniforme de la sainteté de Jésus.
D'ailleurs,
consacrés à dieu par le baptême, consacrés par les engagements religieux,
consacrés par l'apostolat, c'est une nécessité pour nous de remplir ce triple
engagement. Nous contenterons-nous d'être chrétiens, tandis que nous devons
être des religieux et des apôtres? Et si nous avions cette idée de nous contenter
d'être chrétiens, examinons si nous avons la sainteté chrétienne, si nous ne
manquons pas des vertus chrétiennes? Si nous manquons des vertus chrétiennes,
nous sommes triplement coupables. Si nous possédons les vertus chrétiennes,
nous ne manquerons pas des vertus religieuses et apostoliques; car nous ne
pouvons avoir les vertus chrétiennes sans l'opération de la grâce en nous, et
si la grâce de Dieu est maîtresse dans nos âmes, elle fera nécessairement de
nous des religieux et des apôtres; que si nous sommes infidèles à la grâce
divine quant à la sainteté de la vie religieuse et de la vie apostolique, cette
grâce ne nous donnera pas non plus la sainteté de la vie chrétienne. Il n'y a
donc pas de milieu pour nous: ou il faut être les imitateurs du Maître dans la
vie religieuse et apostolique, ou nous serons de pauvres chrétiens; or, c'est
un grand malheur pour un homme apostolique, de n'être qu'un pauvre et faible
chrétien. Cui multum datum est, multum quaeretur
ab eo.
Après ces considérations générales, qui me paraissent suffisantes pour
vous animer d'une nouvelle ardeur pour votre sanctification, j'ai encore une
instruction générale à vous faire sur la nature de la sainteté en elle-même,
avant d'entamer le détail des vertus.
------------------------
CHAP.
II.
De
la vie de sainteté.
1.
De la sainteté en général.
La
sainteté est la vie, mais la vie de Dieu en notre Seigneur Jésus-Christ, et par
notre Seigneur Jésus-Christ en nous: In ipso
vita erat, et vita erat lux hominum. L'homme a, lui aussi, sa vie,
mais cette vie est ténèbres, lorsqu'elle est séparée de la vie de Dieu en notre
Seigneur Jésus-Christ: Et lux in tenebris
lucet. Quand elle a cette vie divine en elle, elle est illuminée, et
cette lumière est la sainteté de Jésus-Christ qui la sanctifie et la vivifie en
Dieu son Père. Il nous l'explique lui-même dans la parabole de la vigne: Ego sum vitis vera. Jésus est la vigne
véritable, qui communique la sève de la vigne véritable, sève qui fait produire
les fruits véritables, selon les desseins de Dieu sur nous. L'homme pécheur a
conservé la vie de la nature. Adam, notre premier père, est le tronc naturel,
duquel proviennent toutes les branches de la vigne de tout le genre humain. Ce
tronc lui communique la sève d'une vie naturelle, sève qui ne peut produire que
des fruits naturels, sans goût et sans saveur, et des fruits gâtés et
corrompus, horribles de goût et de saveur.
Ce
tronc de vigne a été planté dans la vigueur, mais non pas dans l'état où il
est. Ce n'est plus la vigne telle qu'elle a été plantée par le Créateur, elle
n'a plus ses racines en Dieu, elle n'a plus la sève qui lui avait été donnée,
et elle ne produit plus les fruits que Dieu avait dessein d'en récolter. Voilà
la vie considérée dans la nature corrompue.
Dieu
nous a créés pour un ordre surnaturel. Il a voulu que la sève de notre vie fût
surnaturelle, et il l'avait communiquée à nos premiers parents; cette sève
devait produire des fruits surnaturels pour l'éternité. Le péché est venu
détruire l'oeuvre de Dieu. Dieu nous donne, à notre premier moment d'existence,
la vie naturelle qu'il avait laissée, après le péché, à notre premier père,
lequel, étant le tronc d'où sort le genre humain, nous communique à tous la
sève de cette vie naturelle, et en même temps la corruption qui par le péché
s'était mêlée à cette sève. Mais, comme la vie naturelle, même intellectuelle
et morale, n'était pas dans les desseins de Dieu lorqu'il nous créa, si nous y
restons, nous manquons au but de notre création. Cette vie naturelle, même
bonne, ne produit jamais que des fruits médiocres, qui n'ont pas pour l'âme,
encore moins pour Dieu, le goût et la saveur qu'il était dans les desseins du
Créateur de leur donner, et il n'en reste rien pour l'éternité. Mais, lorsque
le mélange mauvais, introduit par le péché dans notre premier père, entre dans
cette sève de notre vie naturelle, il la corrompt, et les fruits qui en
proviennent, selon le degré de corruption qu'il y introduit, sont corrompus et
restent avec l'odeur infecte de leur perversion pour toute l'éternité.
Cette
vie naturelle que nous tenons d'Adam, ne recevant pas la véritable sève qui
était destinée à la sustenter, n'est pas non plus dans la véritable lumière de
Dieu, et lorsqu'elle est sustentée par la sève de la corruption, elle est
ténèbres profondes. Tel est notre état: nous sommes devenus une vigne étrangère
à Dieu; rameaux dégénérés, nous grandissons, sans fruits, par une sève qui
n'est pas celle que Dieu voulait nous donner, et trop souvent par une sève
mauvaise et corrompue, qui nous fait produire des fruits amers.
Plein
de compassion pour sa vigne pervertie, Dieu a formé un nouveau tronc, qui est
la véritable vigne, Ego sum vitis vera,
pour lui donner une surabondance de sève et de fécondité; il a planté ses racines
dans les profondeurs ineffables de sa nature divine, et il nous a entés sur ce
tronc divin. Ce tronc est notre Seigneur Jésus-Christ, nouvel Adam destiné à
vivifier le monde. Considérons avec amour les desseins admirables de sa divine
miséricorde; mettons à profit ses bontés infinies; laissons-nous vivifier par
la sève divine, qui nous est communiquée par notre Seigneur Jésus-Christ; n'en
perdons pas une goutte.
Cette
sève de la vie de Dieu n'est autre chose que la grâce sanctifiante. Elle nous
est donnée par notre Seigneur Jésus-Christ; elle a la propriété de nous unir à
lui, de sanctifier notre vie, la rendant semblable à la sienne et en rendant
Dieu le principe et la fin.
La
grâce sanctifiante, en nous unissant à Jésus-Christ, met notre âme en rapport
avec la source de la vie et de la grâce, à portée de recevoir continuellement,
selon sa fidélité, une plus grande abondance de vie divine et les grâces
nombreuses pour être de plus en plus fidèle, et la dispose à recevoir sans
cesse les impressions saintes d'objets bons et surnaturels.
En
devenant en nous principe de vie, elle nous donne la vie de Jésus-Christ
lui-même, qui, devenu ainsi le principe de notre vie, nous communique ses goûts
et ses inclinations saintes. Par suite, elle tend de toutes ses forces à
détruire en nous la sève de corruption et de péché, nous inspirant de l'horreur
pour tout ce qui est opposé à Dieu, et par conséquent, empêchant notre âme de
recevoir les impressions de péché, ou du moins lui donnant une impulsion contre
l'impression reçue, elle tend à rendre notre âme indifférente aux impressions
de la vie de la nature, et de plus elle lui donne une inclination vers les
objets surnaturels. Par là même que la grâce sanctifiante est en nous comme
principe de vie, elle nous porte vers Dieu, et c'est ainsi que Dieu étant le
principe de notre vie en devient la fin.
Cette
grâce, avec sa nature sanctifiante, les vertus infuses et les dons du
Saint-Esprit qui l'accompagnent, est en nous comme un feu mis sous la cendre,
qui tend à s'y développer et à embraser notre âme dans toutes ses affections,
dans toute son action, et dans ses tendances: Igenm
veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur? Plus elle
prend de développement dans les affections et les tendances de notre âme, plus
nous sommes sanctifiés; plus elle prend d'empire et de prédominance dans nos
actions, plus ces actions sont saintes. Elle nous est donnée sans aucun mérite
de notre part et à l'état de germe, comme le grain de sénevé est jeté dans la
terre pour devenir grand comme un arbre, selon la bonté du terrain dans lequel
il est semé. Comme le grain de sénevé ne se développe pas sans le secours de la
terre dans laquelle il est enfoui; de même la divine grâce, jetée dans nos âmes
comme un germe de vie, ne se développe pas sans l'aide de notre fidélité et de
notre coopération.
La
grâce sanctifiante a deux ennemis en nous: la vie du péché, dont les tendances
sont de la détruire dans nos âmes, et la vie naturelle, qui tend à empêcher le
développement de son germe, en tenant ce feu couvert de cendres, et à lui faire
perdre toute l'activité de sa tendance à nous diriger vers Dieu.
Notre
âme est placée entre trois principes de vie: l'un est une mort, l'autre un
sommeil, qui dégénère facilement en léthargie, et celle-ci mène souvent à la
mort, et le troisième une vie de lumières toutes divines.
Pour
conserver ce germe de vie divine, il suffit de se refuser aux impressions et
inclinations de la vie de la chair ou du péché. Pour lui donner la plénitude de
son activité et étendre dans nos oeuvres, il faut résister aux inclinations de
la vie de la nature. C'est à cela que se rapporte l'enseignement de la
perfection évangélique, touchant l'abnégation parfaite de toute créature et de
nous-mêmes. Une fois que notre âme se refuse aux impressions quelconques des
créatures, elle est toute entière sous l'influence de ce feu mis en elle par le
divin Maître, et toutes ses facultés sont animées de la vie divine.
Nous
avons encore un autre motif qui nous impose la nécessité de réprimer les
impressions de cette vie naturelle et de l'empêcher et de nous tenir sous son
impulsion, c'est que, tels que nous a faits le péché, nous ne nous
maintiendrons pas dans le sentiment de la vie pure de la nature; la vie du
péché nous donnera toujours ses inclinations, et il nous est impossible de
rester un temps considérable sous la seule impulsion de la nature bonne. Bien
plus, il nous est très difficile de nous y maintenir, même pendant un temps
médiocre, sans être entraînés par le péché.
Comme
la grâce sanctifiante par sa nature incline notre âme vers Dieu, son action est
toujours unitive et s'exerce par la foi, l'espérance et la charité. De plus
elle anime notre volonté et lui communique son énergie vitale pour la
détermination de ses actes.
Cependant,
quoique ces trois vertus aient Dieu directement pour objet, il n'en est pas
moins vrai pour cela que la grâce sanctifiante vivifie nos actes et y introduit
sa triple forme d'activité, même dans nos relations avec les créatures.
Ces
différentes relations avec leurs nuances multiples mettent notre âme en mesure
soit de tomber dans les vices et défauts analogues aux impressions faites sur
elle dans ces relations diverses, selon qu'elle anime son acte par le principe
mauvais, ou par la direction de la nature défectueuse; soit de pratiquer des
vertus surnaturelles, si ses actes ont pour principe la grâce sanctifiante et
sont faits dans un esprit de foi, d'espérance et de charité. Ainsi un supérieur
ordonne une action à un missionnaire: cet ordre est désagréable à ce dernier,
celui-ci suit le penchant de la mauvaise nature, et murmure ou ne fait pas ce
qui lui a été ordonné; il fait un acte d'indépendance, de désobéissance. Si ce
missionnaire, soit parce qu'il aime naturellement son supérieur, soit pour une
raison naturelle de bon ordre et de subordination, se soumet sans murmure et
exécute l'ordre reçu, il fait un acte de vertu naturelle, mais si, animé d'un
sentiment de foi et d'amour envers Dieu, il voit la volonté de Dieu dans
l'ordre qui lui est donné, et fait avec contentement de coeur, le sacrifice que
lui coûte cette action, il a pratiqué la vertu de l'obéissance avec perfection.
S'il exécute cet ordre avec une moindre plénitude de sentiment surnaturel, il a
pratiqué une vertu surnaturelle, mais moins parfaitement. Ainsi dans ce cas la
nuance de cette relation est celle d'inférieur à supérieur agissant comme tel,
et cette nuance donne à la vertu que renferme l'acte le nom d'obéissance: telle
autre nuance donnera à la vertu renfermée dans l'acte une autre dénomination,
mais dans le fond tout ce qu'il y a de saint et de vrai dans ces vertus, c'est
le principe de la grâce qui le produit, ce sont la foi, l'espérance et la
charité qui l'animent. Par conséquent dans toutes ces vertus l'âme s'unit à
Dieu, et le bien qu'elles renferment est là.
Souvent,
et même presque toujours, un acte renferme plusieurs vertus ou plusieurs vices,
selon qu'on l'anime du principe de la grâce ou du principe de la nature Ainsi
dans ce même acte d'obéissance, le missionnaire, inspiré par la grâce en
obéissant, fait ordinairement un acte d'abnégation intérieure, en se soumettant
à la peine que lui cause l'ordre ci-dessus mentionné. Lorsque cet ordre froisse
son amour propre, il fait un acte d'humilité, en résistant à l'esprit de
murmure; et en recevant avec douceur l'ordre qui lui déplaît, il fait un acte
de charité.
Quand
au contraire il suit un mauvais principe, il fait de même plusieurs actes de
vices.
L'important
dans nos actions est de nous animer d'un sentiment surnaturel. Une fois que
l'âme agit sous l'influence de ce principe, les vertus diverses viennent se
ranger tout naturellement; des impressions divines se font sur l'âme, et les
nuances de sainteté se multiplient.
Cependant
il ne suffit pas que notre esprit se retrace une pensée surnaturelle pour que
nos actes ne soient pas animés par des principes naturels, et quelquefois par
des principes mauvais, même lorsque l'acte est par nature bon et surnaturel.
Pour rendre cette assertion plus claire, passons en revue tout ce qui se passe
dans l'âme depuis le premier moment qu'elle est en relation avec un objet,
jusqu'à ce que l'acte soit accompli; voyons ce que Dieu fait pour donner à cet
acte la sainteté voulue, et nous verrons ce que l'âme doit faire pour
l'accomplir saintement.
Le
premier mouvement, qui se fait dans notre relation avec un objet, est
l'impression que l'âme reçoit à l'approche de cet objet (je ne distingue pas
ici entre impression morale ou intellectuelle). Outre la préparation faite dans
l'âme par la grâce sanctifiante, qui lui donne la tendance surnaturelle, et par
suite la facilité de recevoir une impression surnaturelle, Dieu nous aide par
une grâce particulière dans la production de cette impression sainte. Par ce
moyen, l'âme reçoit la perception de Dieu dans l'objet; c'est une idée de foi
qui se réduit en acte par la détermination de la volonté. Ayant conçu la pensée
de Dieu dans l'objet, la grâce sanctifiante nous inclinant vers Dieu, nous
incline vers cet objet. Pour fortifier cette inclination de l'âme, qui est
combattue par celle de la nature, Dieu nous donne encore une grâce spéciale à
cet effet. Cette inclination ayant ainsi pris consistance, la grâce
sanctifiante exerce encore son influence sur notre volonté, mais celle-ci
affaiblie par l'inclination de la nature, a besoin encore d'une nouvelle grâce
pour arriver à la détermination de l'acte et à son exécution. Nous voyons par
là que colorer un acte par une pensée surnaturelle est loin de suffire pour le
sanctifier. Il faut que le principe de la grâce passe par toutes ces phases qui
sont suivies de l'accomplissement, et mène ainsi l'acte à sa fin surnaturelle,
qui est Dieu.
Si
dans ces différentes phases la grâce seule domine, l'acte est saint; mais si la
nature y prend sa part, soit pour mêler ses impressions qui aident à
l'accomplissement de l'acte, soit dans un sens opposé à la grâce pour obscurcir
la perception, pour diminuer l'inclination ou pour affaiblir l'activité dans
l'exécution, l'acte, étant exécuté par un effet de la grâce, reste bon d'une
bonté surnaturelle, mais plus ou moins imparfait.
Nous
voyons combien nous avons besoin d'être fidèles pour arriver à
l'accomplissement d'un acte vraiment saint.
Quant
au degré de perfection et de sainteté de nos actes, nous avons deux choses à
observer: la pureté et l'intensité.
I.
La grâce sanctifiante est le seul principe de sainteté en nous: elle nous
porte, nous incline vers Dieu seul par la foi et la charité, au point que, même
dans nos rapports avec les créatures, elle nous fait tendre vers Dieu seul.
Dieu seul devient ainsi le principe et la fin de nos actes, si ces actes sont
faits sous l'unique influence de cette grâce de sainteté pure et sans mélange.
Par un effet de cette inspiration pure venant de Dieu, nous agissons en Dieu
seul et pour Dieu seul. Mais si, par un effet de l'amour de nous-mêmes que Dieu
a mis dans notre nature, nous mêlons dans notre tendance d'amour envers Dieu un
retour d'espérance pour nous-mêmes, quoique notre acte soit saint dans toute
son acceptation, parce que nous maintenons, je suppose, dans les bornes de
l'amour, que, dans l'ordre de la volonté de Dieu, nous pouvons avoir pour
nous-mêmes, l'acte n'est pas dans la sainteté d'un amour parfait: c'est ce que
l'on appelle un amour d'espérance.
La
vertu de l'espérance est une vertu sainte qui unit à Dieu. C'est une aspiration
de l'âme vers Dieu vu dans l'avenir; c'est ce que produit la grâce sanctifiante
qui est en nous. Cette aspiration est mélangée de l'amour naturel pour
soi-même, pur en tant que désirant jouir de Dieu vers lequel on aspire, avec la
confiance de le posséder; et le mélange de ce dernier sentiment la rend moins
parfaite. Ce que, dans cet acte, il y a d'aspiration pure, vient de la grâce,
qui se conforme à la faiblesse de notre nature, et nous unit directement à
Dieu. Ceci demande cependant une plus ample explication. Dans l'amour pour
soi-même on peut observer quatre degrés.
1E L'amour nécessaire pour nous-mêmes. Dieu l'a
tellement imprimé dans notre nature que nous ne pouvons pas avoir un sentiment
opposé. Il l'a tellement voulu qu'il l'a posé comme le point de mire de la
charité envers le prochain: Vous aimerez votre frère comme vous-même. La grâce
sanctifiante anime cette pente nécessaire de notre nature par cette aspiration
sainte vers Dieu, pour la porter tout en lui. Nous voyons la très-sainte
Vierge, dans le transport de son amour dire: Ecce
enim ex hoc beatam me dicent omnes generationes, et son divin Fils: Deus meus, utquid dereliquisti me? On
trouve là, ces deux faces de cet amour naturel, dont la pente est un don de
Dieu à notre nature, et dont nous ne pouvons nous défaire, pente vers le bien
de notre être, répulsion du mal de notre être. Ces deux pentes restées dans
leur pureté, étant animées et vivifiées par la grâce, sont saintes. Voilà ce
qui se rencontre dans la vertu d'espérance, en son degré parfait.
Cependant
il arrive souvent que la grâce nous anime d'une telle ferveur, qu'elle nous met
dans l'abstraction et l'oubli de nous-mêmes; et notre âme, préoccupée de Dieu
seul, l'aime dans toute la simplicité et toute la pureté de cet amour. Ces
actes sont plus fréquents qu'on ne pense dans les âmes qui tendent à la perfection.
Mais
il faut bien que nous sachions que tous nos efforts propres pour y arriver sont
inutiles et même fort nuisibles. L'amour pur est sans aucun doute un don
parfait, et tout don parfait ne peut venir que du Père des lumières. Prenons
nos mesures pour obtenir ce don céleste, en nous rendant agréables à Celui qui
seul peut le donner.
Dans
cette qualité d'amour naturel de nous-mêmes se range le désir de posséder Dieu,
la satisfaction de l'existence de notre être, ainsi que la répulsion de la séparation
de Dieu, et de l'anéantissement de notre être. Je trouve inutile d'examiner
ici, si nous pouvons souhaiter la séparation de Dieu ou notre anéantissement,
dans la supposition que telle serait la volonté de Dieu. C'est une question
oiseuse; car s'il arrive à une âme, dans l'effervescence de l'amour sensible,
d'exprimer à Dieu un voeu semblable sans qu'il soit réfléchi, Dieu saura bien y
prendre ce qui lui appartient. Hors de là, et étant à soi, on ne doit ni faire
cette supposition, ni exprimer ce voeu, car on serait au moins dupe de son
imagination. Dans ce degré d'amour se trouve l'amour de reconnaissance, mais
dans lequel l'âme s'absorbe en Dieu, en son amour, et retient très peu de
retour pour elle.
2E L'amour pour soi-même bon et conforme à la
volonté de Dieu, mais auquel nous ne sommes pas nécessités. Il consiste à aimer
la jouissance dans la possession du bien, et à craindre la douleur dans le mal.
Dans cet amour de soi, il n'y a rien que ce que Dieu a mis dans notre nature,
la tendance vers le bonheur. La grâce, animant cette tendance, l'élève à l'état
surnaturel et fait que notre âme désire, espère le bonheur éternel en Dieu, et
craint le malheur éternel dans la séparation de Dieu. La différence entre le
degré précédent et celui-ci consiste en ce que, dans le premier, nous désirons
et nous aimons notre bien souverain comme tel, et dans le second nous aimons et
nous désirons la jouissance éternelle que nous aurons dans la possession de
notre bien souverain. Dans l'un et l'autre nous aimons Dieu; seulement dans le
premier, Dieu est l'objet direct de notre amour, mais considéré par les yeux de
notre amour de nous-mêmes et comme notre souverain bien; dans le second,
l'objet direct de notre amour est notre bonheur vu en Dieu, de manière que Dieu
est la fin dernière où aboutit notre âme, mais non notre fin directe.
Une
âme, qui veut être sérieusement à Dieu, sans restriction et sans mesure,
parviendra facilement à s'élever au dessus de cet amour intéressé, par le
travail de sanctification que la grâce divine opère en elle. Ici, comme dans le
degré précédent, il ne faut pas y prétendre par son propre travail. Dieu peut
nous unir à lui dans un degré plus parfait d'amour par la grâce de notre
Seigneur Jésus-Christ: tout ce que nous avons à faire, c'est d'être fidèles à
cette grâce.
Il
est bon de viser à se détacher de soi et de s'oublier pour faire plus souvent
des actes dans toute la pureté des inspirations de la grâce, afin d'aimer Dieu
en Dieu et pour Dieu seul. Mais il faut se garder bien de rejeter les actes
d'un amour moins parfait; nous nous exposerions fort d'être infidèles à la
grâce, et de plus, de gâter davantage ces actes, en les mélangeant d'amour
propre. Il faut encore éviter un certain esprit d'observation, pour chercher à
distinguer dans nos actes les mouvements de l'amour d'espérance, afin de les
purifier et de les élever à l'amour pur. Sachons bien une chose: de nous-mêmes
nous ne pouvons rien à cela, et, au lieu de gagner à ce travail, nous y
perdrions beaucoup; nous donnerions jeu à notre imagination, qui nous
retracerait des motifs et des intentions très pures, quant à l'idée qu'elle
nous présenterait, tandis que, dans le fond, la nature et l'amour-propre
auraient la plus grosse part à notre prétendu acte d'amour pur. Tout ce que nous
pouvons faire, c'est de nous animer d'un désir vif et fervent d'être tout à
Dieu, de nous sacrifier tout entiers pour lui et d'être toujours fidèles à sa
grâce. Dans cet esprit de ferveur solide, faisons nos actes sous l'inspiration
de la grâce, telle que nous la sentons, sans l'éplucher. Si nous agissons
autrement, nous risquons de nous livrer à l'orgueil et à l'illusion.
3E Un amour de soi-même, bon en soi et conforme à
la volonté de Dieu, animé par la grâce et porté en Dieu (comme je viens de le
dire dans le degré précédent), mais seulement dans la manière d'être duquel la
nature a trop de part. La foi nous montre notre souverain bonheur en Dieu, la
grâce divine nous y porte, mais la force de la nature dépasse le mouvement de
la grâce, et alors il arrive: tantôt que nous n'avons pas la soumission
suffisante à la volonté de Dieu; l'âme tend vers la perfection de ce bonheur,
et elle y tend ses propres forces, elle veut par sa propre volonté atteindre
cette perfection qui est au dessus d'elle, sans prendre les mesures nécessaires
pour vaincre les défauts qui l'empêchent d'y arriver; tantôt que nous manquons
de confiance en Dieu, qui seul peut nous donner son souverain bonheur par sa
miséricorde pour nous. Une âme, qui en est là, est très imparfaite et doit
aviser, avant tout, aux moyens de vaincre ses défauts et de se détacher
d'elle-même, afin de purifier son amour.
4E Enfin, un amour de soi-même qui dépasse l'amour
de Dieu; on est soi-même la fin dernière de son amour envers Dieu. Cet amour
est mauvais et se reconnaît par un orgueil ou un égoïsme radical en matière de
piété. Cependant il est généralement difficile de mesurer jusqu'à quel point le
bien réel est mêlé dans ce mal.
II.
Le degré de sainteté de nos actes est mesuré aussi sur l'intensité de notre
tendance vers Dieu. L'intensité consiste dans la force intime et l'énergie avec
lesquelles l'âme embrasse l'objet qui l'occupe et accomplit l'acte.
Il
ne faut point qu'on s'y méprenne, l'intensité ne s'acquiert pas directement;
elle provient, non de l'énergie naturelle, mais de l'extension que l'abnégation
de soi-même procure à l'empire de la grâce, et de la fidélité habituelle aux
inspirations divines. Il faut donc prendre garde d'aspirer par sa propre action
à donner une plus grande intensité au mouvement intérieur vers Dieu; on ne
ferait qu'y mêler davantage l'action de la nature, et très souvent l'orgueil et
l'amour de soi-même. Qu'on s'établisse dans un état d'abnégation et de fidélité
très grande à la grâce, et on sera sûr que Dieu, vivant en nous, donnera à
notre âme une intensité d'amour dans la même proportion: tout moyen direct est
une illusion et plus qu'une perte de temps. Du reste cette question sera
éclaircie davantage, quand je vous parlerai de la ferveur et de la contention.
On
serait encore dans une grande erreur de penser que l'intensité de l'amour de
Dieu dépend du caractère. Le degré d'amour vient de la grâce, cela est bien
évident; par conséquent il ne peut dépendre du caractère. La grâce peut opérer
une aussi grande sainteté dans un homme à caractère froid que dans un autre
d'un caractère ardent. Une vertu naturelle peut être le produit du caractère,
une vertu surnaturelle est l'effet de la grâce. Le caractère ne peut donner que
la forme de vertu produite au dehors, l'intensité est dans l'âme et se fait
sentir dans l'action de la volonté. Ainsi le même degré d'intensité d'amour,
existant dans les actes de deux hommes de caractères différents, fera accomplir
ces actes, pour le fond, avec le même degré de sainteté, et, pour la forme sous
laquelle cette intensité se manifeste, il y aura une différence considérable
entre un homme de caractère froid et un autre d'un caractère ardent.
Enfin
une autre erreur trompe encore assez souvent les personnes qui se livrent au
travail de la sanctification de leur âme. Elles mettent l'intensité de l'amour
dans les sentiments de la ferveur sensible et dans l'ardeur de la dévotion
passionnée, qui existe dans le début d'une vie sainte et toute pour Dieu. Dans
cet état, l'âme est affectée vivement par la grâce de Dieu, mais les
impressions de la grâce se font sur les sens intérieurs. De ces impressions
résulte une jouissance très vive, et cette jouissance, étant toute dans les
sens, donne une grande effervescence aux passions, qui s'émeuvent selon la mesure
de la jouissance qui est donnée aux sentiments du coeur et en faveur de l'objet
dont la perception donne cette jouissance. De là les actes d'amour envers Dieu,
dans cet état, proviennent en grande partie de la jouissance que l'âme éprouve
dans sa considération, et tendent plus ou moins vers cette jouissance que l'âme
veut savourer. Ce n'est pas un mal, c'est même un bien auquel il faut se
laisser aller, si on veut être fidèle à la grâce, se gardant cependant
d'excéder; mais ce n'est pas là un amour aussi pur et aussi dégagé que celui
qu'on aura dans la suite, lorsqu'il s'élèvera au dessus des sens, si l'on est
fidèle. La même chose arrive quant à l'intensité. L'impression de Dieu et
l'impulsion d'amour envers lui, étant données aux sens, mettent une grande
activité dans les passions, et l'intensité de cette activité passionnée est
mesurée sur celle de l'impression produite dans les sens. Quoiqu'il y ait là un
amour de Dieu très réel et même intense jusqu'à un certain point, cependant une
bonne partie de cette intensité appartient au bonheur de la jouissance plutôt
qu'à Dieu; de plus, une partie de ce qu'on prend pour intensité d'amour n'est
qu'activité de passion, et dans le fond de l'âme l'intensité est moindre.
Il
ne faut donc pas se troubler ni se décourager, si, plus tard, cet état de
dévotion sensible cessant, on n'éprouve plus ces ardeurs violentes d'amour. Une
âme, qui est fidèle à Dieu dans cet état, où les sens ne sont plus affectés, a
un amour bien plus pur et beaucoup plus intense, quoiqu'elle n'éprouve plus ces
impressions vives dans les sens, ni cette activité des passions, dans la
pratique de la dévotion et des vertus.
Dans
l'ordre naturel, un jeune homme, voulant une chose, la veut avec passion; un homme
mûr, la voulant, la veut au moins aussi fortement, mais avec calme. La volonté
de l'homme mûr est généralement plus forte que celle du jeune homme; la
différence qui se manifeste en faveur de la force de la volonté du jeune homme,
n'est que dans l'expression qui, étant passionnée en lui, fait paraître sa
volonté plus énergique, tandis qu'elle n'est que plus active. La grâce,
agissant sur les sens, est à son état de jeunesse, plus tard vient l'âge mûr,
où l'expression est moins passionnée, mais où l'action intime de l'âme peut
être et est ordinairement, c'est-à-dire quand nous sommes fidèles, plus
énergique et par conséquent plus intense.
La
vie des saints nous en fournit une foule d'exemples. Ainsi quand notre Seigneur
Jésus-Christ dit à ses apôtres que tous se disperseraient pendant cette nuit de
douleur, saint Pierre, tendrement et vivement affecté par la présence du divin
Maître, dont la vue corporelle pénétrait les apôtres et les disciples d'un
sentiment d'amour incompréhensible à celui qui ne l'a pas vu dans sa chair,
saint Pierre, pénétré de cet amour sensible lui répond: Et si omnes scandalizati fuerint in te, ego nunquam
scandalizabor; et un instant après: Etiamsi
oportuerit me mori tecum, non te negabo. On voit bien dans ces
paroles hardies l'ardeur sensible de l'amour, provenant d'une impression
intense. Cet amour avait ses défauts assez nettement exprimés dans la hardiesse
de ces paroles, défauts qui se trouvent généralement dans cet amour sensible,
quand il est violent; mais, dans le fond, c'était un amour véritable, et les
paroles sincères de Pierre en font voir la violence. Quand plus tard saint
Pierre rentra dans sa prison pour se faire crucifier, il le fit avec beaucoup
plus de calme, et cependant l'intensité de son amour, dans l'accomplissement de
cet acte, était bien plus grand que pendant la nuit de la passion.
Comme
l'amour de Dieu, qui perfectionne notre union avec lui, de même la pureté,
l'intensité et les autres qualités parfaites de cet amour, prennent leur source
dans la grâce sanctifiante. Plus cette lumière divine et vivifiante anime notre
âme dans ses actes, à l'exclusion de toute impulsion qui lui est étrangère,
plus notre amour est pur. Comme aussi, quand une fois ce don divin remplit
tellement toutes les puissances de nos âmes, vivifie tellement tous nos goûts,
que, dans l'accomplissement d'un acte, nous devenons étrangers à tout ce qui
est étranger à Dieu dans l'ordre surnaturel, alors, agissant sous la seule
inspiration de la grâce sanctifiante, notre amour prend toute l'intensité de
son action vivifiante, selon le degré de l'impression faite sur l'âme par
l'effet des grâces particulières, données pour cela et pour notre soutien dans
les différentes phases par lesquelles nous passons jusqu'à l'accomplissement de
cet acte.
Ainsi,
nos actes sont saints quand ils sont animés par la grâce et se dirigent vers
Dieu avec pureté et force: avec pureté, lorsqu'ils ne sont inspirés que par le
mouvement de la grâce, et avec force, lorsque les puissances de notre âme se
portent vers Dieu avec énergie dans l'accomplissement de ces actes.
Pour
parvenir à l'accomplissement des desseins que Dieu a sur nous, en nous donnant
la grâce sanctifiante, il ne suffit pas que nous arrivions à produire des actes
saints, à des intervalles plus ou moins éloignés, mais il nous faut les rendre
aussi fréquents que nous pouvons. Pour cela il ne suffit pas qu'au moment de
faire des actes, nous dirigions nos intentions vers Dieu et que nous nous
efforcions de les faire dans les conditions voulues pour qu'ils soient saints.
Nos efforts seraient, il est vrai, bons et louables; ils nous donneraient
souvent un certain mérite devant Dieu, mais ils seraient presque toujours
impuissants à donner à nos actes le caractère véritable de la parfaite
sainteté, surtout si notre âme était d'habitude sous l'influence des
impressions de la nature; car alors la grâce n'aurait pas assez d'action sur
elle, pour lui donner cette impression surnaturelle, pure et sans mélange, ni
pour l'incliner vers Dieu seul. Les efforts, que nous ferions en ce moment
seraient une preuve de bonne volonté, provenant de bonnes inspirations de Dieu,
mais lors même qu'ils seraient dans les meilleures conditions, la nature y
aurait généralement sa bonne part. Je dis: quand même ces efforts seraient dans
les meilleures conditions, car il arrivera souvent qu'ils seront accompagnés de
contention d'esprit, de raideur, ou d'autres imperfections, qui dénotent une
part considérable du sentiment de la nature, et parfois de la nature mauvaise.
Pour
obtenir donc la sainteté dans nos actes, il faut introduire la grâce
sanctifiante comme principe actif et vital dans toutes nos habitudes, de
manière que, comme l'homme du monde vit sans cesse sous la tendance de la
jouissance et du bonheur de la nature, nous vivions, nous, sous la continuelle
tendance de la vie divine et sanctifiante, que Jésus-Christ nous communique,
comme le tronc communique la sève aux branches. Alors, comme les branches
produisent des fruits selon la nature de la sève qu'ils reçoivent du tronc, de
même nous produirons des oeuvres saintes selon la nature de la sève toute
sainte que nous recevons du divin tronc sur lequel nous sommes entés. La grâce
étant devenue ainsi le principe habituel de notre vie, nous aurons la facilité
d'être impressionnés des objets surnaturels, et nous serons inclinés vers ces
objets. De plus, cette tendance surnaturelle nous fera voir très souvent Dieu
dans ce qui, de sa nature, est un objet naturel, et l'élèvera ainsi à l'état
surnaturel. Enfin, vivant sous cette pente qui nous entraîne vers Dieu, nous
tournerons le dos à la créature, c'est-à-dire, nous perdrons la tendance,
l'inclination vers les choses crées. Par suite, nous aurons difficilement une
impression favorable d'un objet naturel, et si nous venons à en recevoir, nous
ne serons pas facilement inclinés vers cet objet; nous aurons par conséquent
une grande facilité à repousser cette inclination pour suivre celle que nous
recevrons de la grâce. De plus, le mélange de la nature avec la grâce pour nous
incliner vers le même objet deviendra rare, parce que la tendance de la grâce,
étant habituelle dans l'âme, diminuera nécessairement celle de la nature, selon
le degré de force dans lequel cette tendance de la grâce existe dans l'habitude
de notre vie; par conséquent notre action sera plus pure et sainte. L'âme, dans
cet état, a la facilité et l'inclination de faire des actions saintes, elle a
donc la vertu de la sainteté. Le mouvement vital qui est en elle, est
habituellement animé par la sève de la sainteté qu'elle reçoit de Jésus-Christ,
auteur et consommateur de toute sainteté; elle est sainte. C'est ainsi que
s'accomplit en nous la parole de notre divin Maître: Si quelqu'un reste en moi par la greffe de la
sanctification, et moi en lui par
l'action de cette sainte grâce, animant toutes les tendances habituelles de la
vie, celui-là portera beaucoup de fruits, car
toutes ses actions seront saintes, parce que
sans moi vous ne pouvez faire aucun fruit, car toute autre sève que
celle qui vient de moi ne peut rien produire. Si
quelqu'un ne reste pas en moi par le bien de la grâce sanctifiante,
qui le greffe sur mon tronc, il sera coupé
et jeté dehors, puis on le ramassera, on le jettera au feu et il brûlera.
On
peut arriver à cette habitude de sainteté:
1E par une faveur extraordinaire de Dieu, qui la
donne à l'âme d'une manière infuse, sans qu'il y ait eu travail de sa part.
Mais cette infusion subite et instantanée est un fait très rare, même dans
l'histoire de la vie des saints.
On
voit, il est vrai, assez souvent, surtout à la suite d'une conversion
éclatante, l'âme entrer dans une ferveur d'amour très grande, être vivement
inclinée vers les choses surnaturelles, avoir en horreur les jouissances de la
terre et se porter avec ardeur vers Dieu. Ceci montre les moyens puissants que
la divine bonté emploie pour faire parvenir cette âme à la sainteté, mais cela
n'est pas encore la sainteté. Cette effervescence passionnée de l'amour de Dieu
est excellente, mais tout n'y est pas le fruit de la sève de sainteté qu'elle a
reçue de Jésus. Si cette âme pouvait analyser les principes divers de son
activité (ce qu'il ne serait pas opportun de faire), elle y trouverait de quoi
faire une bonne part à la nature, même à la nature défectueuse, et aussi à la
nature mauvaise.
Dieu,
dans sa miséricorde infinie, prend cette âme selon la faiblesse de sa nature,
et par le côté où elle est plus facile à être attirée à lui. Elle est toute
répandue dans les sens et habituée à recevoir ses impressions par les sens, à
juger, à aimer et à agir par les sens, elle ne vit que par les sens. La voyant
dans cet état, et voulant l'attirer à une vie de sainteté, la grâce divine
opère nécessairement sur ses sens intérieurs, lui fait percevoir Dieu par le
secours de l'imagination, impressionne les sens et lui donne une impulsion
sensible vers Dieu, qui est l'objet de cette perception et impression, et cette
impulsion, agissant sur les sens, émeut les passions dans le degré de force et
d'intensité de l'impression. Autant la jouissance est grande, autant le mouvement
passionné, qui tend vers cette jouissance, est violent. On peut déjà voir par
là, que le degré d'intensité dans cet amour tient en grande partie à la
jouissance produite dans les sens et par la perception de Dieu.
L'âme
éprouve, il est vrai, un ardent entraînement vers Dieu, elle est détachée des
jouissances dans les créatures, mais cet entraînement vers Dieu et le
détachement ont pour cause principale le bonheur qu'elle trouve en Dieu; ce
n'est pas par pureté d'amour. Elle reste toujours attachée à elle-même et éprouve le besoin des jouissances
pour se maintenir dans l'amour de Dieu. De plus, quand les passions sont dans
l'effervescence par une impression forte, la raison n'a point ou peu d'action
sur elles; il résulte de là que cet entraînement d'amour, qui de sa nature est
mélangé de l'influence de l'amour naturel de soi-même, emporte l'âme, souvent
sans qu'elle s'en aperçoive, dans les vices et défauts qui, depuis la
corruption du péché, sont inhérents à cet amour naturel pour soi.
Cependant
cette impression dans les sens et l'entraînement qui la suit, étant l'effet de
la grâce, renferment un amour véritable, sont excellents, désirables, et
peuvent être considérés comme les moyens ordinaires dont la divine Providence
se sert pour amener les âmes à une sainteté parfaite.
Mais
il ne faut pas qu'on se considère, dans cet état, comme si on était déjà
parvenu à cette sainteté, et, quand ces impressions sensibles cessent, on ne
doit pas se croire déchu de la sainteté. C'est alors que cette sainteté pure
s'établit solidement dans l'âme. Il faut alors que l'âme se maintienne dans son
attachement à Dieu, dans son habitude surnaturelle de la vie de Dieu en elle,
et, en restant fidèle et persévérante à vivre à Dieu et non aux créatures, elle
arrivera à une véritable sainteté.
Pendant
le temps qu'elle a été sous l'impression de la jouissance sensible de Dieu,
toutes les passions naturelles paraissaient éteintes, et les défauts et imperfections
avaient disparu, parce que les jouissances saintes devaient nécessairement les
effacer et tourner toute l'activité de l'âme vers Dieu. Mais leur principe
ayant été conservé, puisque l'amour naturel de soi-même n'a pas été
sérieusement combattu, elles sont restées debout en réalité, quoique dans
l'inaction. De là, aussitôt que les impressions sensibles cessent, les
penchants vicieux et les défauts reparaissent. Il ne faut pas s'en effrayer,
mais les combattre avec fidélité.
Dans
ce combat, l'âme a l'avantage si elle est fidèle: car, d'un côté, ses vices et
ses défauts sont affaiblis par l'inaction dans laquelle ils ont été, et surtout
parce que les tendances surnaturelles de l'âme, qui se sont établies pendant ce
temps de ferveur sensible, ont coupé une grande partie des racines qui les
alimentaient et diminué la sève de la vie de la nature qui les vivifiait, en
les remplaçant par une augmentation de la sève de la vie de la grâce. D'un
autre côté, l'âme a acquis des lumières en plus grande abondance, des forces de
résistance qu'elle n'avait pas auparavant, et elle est étayée par des grâces
plus abondantes et par les vertus diverses qu'elle a eu le temps d'acquérir
dans un degré quelconque.
J'ajoute
une observation pour rectifier ce qu'il y a de trop général dans ce que je
viens de vous dire sur cet état sensible.
Pendant
un temps plus ou moins long après la conversion à Dieu, les impressions
surnaturelles se font sur les sens et produisent une impulsion active dans les
passions; mais il arrive très souvent qu'après ce temps les sensations
deviennent plus douces, se spiritualisent peu à peu; le mouvement passionné de
l'âme diminue, et l'âme acquiert une certaine fixité en Dieu. Alors, au fur et
à mesure que l'âme s'avance dans cette voie, les impressions affectent
davantage la sensibilité intellectuelle, l'action de l'âme vers Dieu prend la
même forme, son amour devient plus pur et acquiert une intensité véritable, les
vertus sont plus parfaites, et les vices et défauts ne reparaissent plus, ou ne
paraissent que légèrement. L'action de la grâce pénètre peu à peu dans tous les
mouvements de l'âme et arrive, à la longue, à la vivifier purement et
saintement dans les habitudes ordinaires de la vie.
La
sainteté ainsi acquise tient en partie à l'infusion; cependant, la grâce a été
pas à pas secondée par la correspondance de l'âme. La sainteté acquise
appartient au second moyen dont je vais vous dire un mot.
2E Le second moyen, que Dieu nous donne
ordinairement pour arriver à la sainteté habituelle, consiste dans un courant
de grâces particulières plus ou moins élevées, par lesquelles il prévient,
attire, éclaire et touche l'âme, alimente et fortifie l'activité de la volonté,
pour produire des actes tendant vers lui, et animés par l'esprit de sainteté
qu'il a mis en nous. De cette manière, il entretient notre âme dans une
fidélité habituelle par la répétition des actes ainsi animés de sa grâce,
diminue dans nos actes et les habitudes de notre vie l'influence de la vie naturelle,
et détruit peu à peu l'insinuation de la nature mauvaise.
D'abord
Dieu entretient notre âme dans la fidélité habituelle. En effet agissant ainsi
sur nous pour nous rendre fidèles dans l'accomplissement de chaque acte en
particulier, la répétition fréquente de cette fidélité à ses grâces nous donne
une grande facilité à lui rester fidèles; peu à peu ce qui fait obstacle à
notre fidélité disparaît, et la vertu de cette fidélité s'acquiert.
Dieu
diminue ensuite dans nos actes et dans nos habitudes l'influence de la vie
naturelle. Car chaque triomphe des grâces particulières a pour résultat de
donner à la grâce sanctifiante l'influence dans l'acte, selon le degré plus ou
moins complet de ce triomphe, et plus l'influence de la grâce sanctifiante vivifie
l'acte, plus celle de la vie naturelle disparaît. La répétition fréquente de
ces actes, où notre âme a été fidèle à ces grâces divines, nous donne
l'habitude de faire nos actes sous l'influence vivifiante de la grâce
sanctifiante; et par suite, la grâce sanctifiante acquiert une prédominance
plus ou moins considérable dans les habitudes de notre vie, selon le plus ou le
moins dans le degré de notre fidélité habituelle. Plus la grâce sanctifiante
acquiert ainsi la prédominance, plus l'influence de notre vie naturelle
disparaît de nos habitudes.
De
là un avantage immense pour notre âme. N'ayant plus, dans les habitudes
ordinaires de la vie, l'influence du sentiment de la nature, elle y devient de
plus en plus indifférente. La faculté de sensibilité naturelle reste, elle est
même plus forte et perfectionnée, mais l'impression qu'elle reçoit des objets
naturels devient surnaturelle, par la raison que les objets font sur nous une
impression semblable à la disposition de vie qui nous anime. Or la disposition
de vie qui nous anime alors est sainte, l'impression faite sur nos facultés est
donc sainte: et cela arrive non seulement pour les objets qui, de leur nature,
peuvent produire une impression sainte, telle que l'impression provenant des
maux du prochain (lesquels, dans un homme naturel, font une impression de
compassion, et donnent à celui, dans les habitudes duquel la grâce sanctifiante
domine, l'impression de la charité), mais même pour les objets dont les
impressions, de leur nature, ne renferment rien de saint, telles que celles,
par exemple, de la musique, qui cause une grande impression à la nature, et lui
fait éprouver une grande jouissance de la beauté des sons et de l'harmonie des
accords. Une âme vivant sous l'influence de la grâce éprouvera la même
jouissance, qui sera plus forte quelquefois, mais cette jouissance ne restera
pas jouissance naturelle; elle élèvera l'âme à Dieu, lui donnera la jouissance
de Dieu et lui fera produire des actes saints. Il en est de même de tout objet,
qui impressionne l'âme honnêtement.
Si
l'impression d'un objet naturel reste naturelle pure, cette âme y est
indifférente, mais, lorsqu'elle sent qu'elle est atteinte par cette impression,
c'est-à-dire qu'elle n'y est pas indifférente, elle a généralement beaucoup de
facilité à la repousser.
Quand
je dis que généralement l'âme, arrivée à ce degré de sainteté dont je parle,
est indifférente aux impressions naturelles, je parle seulement des impressions
morales, de celles faites sur les sens intérieurs. Il n'en est pas de même de
celles qui sont faites sur les sens extérieurs, dans leur contact avec les
créatures. Sans un don particulier de Dieu, qui a été rare, même parmi ses plus
grands saints, notre corps reste toujours assujetti au sentiment de jouissance
ou de douleur, de goût ou de répulsion, selon que l'impression est favorable ou
défavorable. Cette sensation physique agit même sur l'organisation et devient
une impression organique; arrivée à la sensibilité morale, elle s'affaiblit,
parce que l'âme, n'étant pas sous l'influence de la vie de la nature, est
fermée à ses impressions et se trouve forte pour les repousser, et les effacer
si elles ont laissé des traces.
Enfin,
Dieu détruit peu à peu les insinuations de la nature mauvaise. Le mal a sa
racine dans notre nature. Comme la nature nous reste toujours, cette racine
perverse nous reste aussi. Mais plus notre âme sort de dessous l'influence de
la vie de la nature pour vivre sous celle de la grâce sanctifiante, moins ce fomes peccati peut exhaler sa mauvaise
odeur. La racine de perversion ne meurt pas, mais, ne pouvant végéter que dans
le champ de la nature, sa sève corrompue ne monte qu'autant que nous sommes
sous une impression de la nature, et son fruit ne se produit que lorsque notre
âme est dominée par cette impression et la suit. De là, quand une âme vit dans
l'habitude de la sainteté, elle éprouve moins d'impressions de péché.
C'est
ainsi que Dieu détruit en nous peu à peu, non la nature mauvaise, mais ses
insinuations, en retirant peu à peu notre âme des habitudes de la vie
naturelle, pour nous vivifier de sa vie divine.
Cependant,
comme nous restons toujours soumis aux impressions physiques et organiques, il
arrive souvent que des âmes, vivant habituellement sous l'influence de la grâce
de Dieu, éprouvent encore fréquemment le stimulant de la nature mauvaise, soit
par le contact des sens extérieurs et par le secours de l'imagination,
moyennant une certaine disposition de l'organisation qui la favorise, et alors,
c'est pendant un temps considérable, ou par la disposition de la volonté de
Dieu, et c'est ordinairement pour moins longtemps.
Animés
ainsi dans l'habitude générale de notre conduite par la grâce sanctifiante,
notre vie tend à se rendre semblable à la vie de notre Seigneur Jésus-Christ;
nous acquérons une grande facilité à la pratique de toutes les vertus; nous
perdons les vices et les défauts; nous enlevons l'aliment qui fait toute la
force des tentations; nous détruisons, dans une certaine mesure, les tentations
elles-mêmes, non dans ce sens que nous ne soyons plus capables d'en avoir, ni
même que nous n'en ayons plus, mais elles deviennent rares et ne se réveillent
généralement, que lorsque nous cessons d'être sous l'influence habituelle de la
grâce qui nous vivifie, ou que nous sommes exposés à ces tentations par les
sens; et alors, elles ne pénètrent généralement pas bien avant, et nous les
vainquons facilement.
Cependant,
il est un genre de tentations dont les traces se montrent encore plus ou moins
fréquemment, plus ou moins efficacement, même dans ceux qui sont parvenus à
cette vie toute sainte: ce sont les tentations de l'orgueil.
Mais
la grâce intérieure, ayant pénétré toute l'activité de l'âme et étant devenue
le principe de la vie, lui donne une tendance forte d'humilité, en opposition
directe avec celle de l'orgueil. Cette dernière s'affaiblit de plus en plus, au
fur et à mesure que l'empire de la grâce augmente; de plus, l'instrument de
l'orgueil, qui est l'imagination, et son aliment, qui est la sensibilité, étant
une fois amortis dans leur action et en général sans influence sur l'âme
intellectuelle, dominée et vivifiée par la grâce, ces facultés perdent ce
qu'elles ont d'énergie à mettre à la disposition de l'orgueil, et les
impressions qui s'y font dans ce sens sont rares, ordinairement faibles,
faciles à combattre et à vaincre.
En
résumé, nous sommes saints quand la grâce sanctifiante vivifie notre âme dans
ses actions et dans ses habitudes. La grâce sanctifiante se mesure par son
développement, son extension et sa domination dans l'ensemble de nos habitudes
et le détail de nos actes. Elle se manifeste par les dispositions
habituellement surnaturelles et la facilité d'en émettre fréquemment des actes,
lorsque la circonstance s'en présente. Elle exige de notre part le soin de nous
tenir purs de péchés, victorieux de tous nos vices et de nos défauts, détachés
de toute créature et de nous-mêmes, et enfin déshabitués de cette vie naturelle
et humaine, pour ne plus vivre que pour Dieu et sous son inspiration. Elle nous
communique la pratique de toutes les vertus, nous garantit contre le péché, les
vices et les défauts, nous donne la ferveur et l'énergie pour tout ce qui est
saint et agréable à Dieu, de l'indifférence pour tout ce qui n'est pas saint et
pour Dieu, et de l'opposition pour tout ce qui est désagréable à Dieu. Et Dieu
opère en nous cette sainteté par les grâces particulières qu'il nous accorde,
pour que nous accomplissions nos actes sous l'influence de sa grâce
sanctifiante, et exige de notre part la fidélité à ses grâces; mais il ne se
contente pas d'une fidélité passagère, il demande une fidélité habituelle, et,
selon la mesure de cette fidélité, il nous communique, par l'extension de sa
grâce sanctifiante, sa vie de sainteté.
Telle
est l'idée que nous devons nous former de la sainteté à laquelle tous nous
devons parvenir, à un degré plus ou moins élevé, si nous sommes fidèles à Dieu.
Si nous restons des hommes de la terre, pensant, sentant, vivant et agissant en
hommes de la terre, c'est-à-dire en hommes naturels, dominés par leur nature et
assujettis à leurs faiblesses, à leurs défauts, et parfois à leurs passions,
nous sommes indignes de Dieu, indignes de l'immense miséricorde avec laquelle
il nous a appelés à la suite de son Fils, et en opposition directe avec sa
volonté la plus positive.
Nous
voyons encore, parce qui vient d'être dit, que la sainteté ne consiste
nullement dans les choses extraordinaires: visions, extases, miracles,
révélations etc. Toutes ces choses peuvent être souvent des marques, des
preuves de la sainteté d'un homme; ce sont des faveurs que Dieu accorde
quelquefois à la sainteté; mais la sainteté ne réside que là où je viens de
vous la montrer. C'est sur ce point que doivent se concentrer tous nos désirs,
toute notre activité et toutes les tendances de notre âme.
Ne
nous occupons pas de ces faveurs extraordinaires; gardons-nous bien de les
désirer, pour quelque motif que ce soit. Aucun motif au monde ne doit nous
enhardir à les demander à Dieu. Quand Dieu veut les accorder, il sait bien
inspirer le mouvement qui les produit; ce n'est pas à nous à les désirer, nous
serions trop exposés par ce désir, le plus souvent orgueilleux, à perdre la
véritable sainteté et à nous porter vers une sainteté imaginaire et de mauvais
aloi, qui ne servirait qu'à nourrir notre amour propre, nos défauts et nos
passions.
--------------------
II. De la sainteté
considérée dans les hommes
apostoliques.
Nous
avons vu, dans le précédent paragraphe, l'action de Dieu dans les âmes, et la
vie sainte qu'il leur communique en général par sa grâce sanctifiante, aidée
des grâces spéciales pour l'accomplissement des actions ordinaires de la vie.
Je sens le besoin de considérer cette divine action en nous qui sommes engagés
dans une vocation toute de sainteté, laquelle nous a fait contracter des
devoirs particuliers, et nous place dans un état exceptionnel, en comparaison
de celui de la généralité des hommes.
Comme
la sève naturelle se transforme en chaque arbre dans le fruit qui lui est
propre, de même la sève divine que nous recevons de Jésus-Christ, notre
Seigneur, se transforme en nous dans une sainteté d'une forme différente et
d'un degré plus ou moins élevé, selon l'état dans lequel la miséricorde de Dieu
nous a greffés sur le tronc vivant et vivifiant de Jésus-Christ son Fils.
Pour
notre part, nous avons été entés dans le coeur, dans la moelle même de l'arbre
de vie; nous recevons la sève avec surabondance, et sa tendance n'est pas seulement
de produire la vie en nous et pour nous, mais elle veut faire de nous des
branches vigoureuses, des branches mères devant communiquer la vie et la
verdure aux rejetons, qui doivent recevoir la naissance par l'action de la sève
divine qui est en nous et qui leur est transmise par nous. Si donc nous, les
grosses branches plantées dans le coeur de l'arbre, nous sommes desséchés et
n'ayant que peu de vie et de verdure, comment les rejetons pourraient-ils avoir
la vie? Si nous n'avons en nous que peu de sève dans la vie de Jésus et
beaucoup de sève de la vie de la nature avec ses vices et ses défauts, comment
pourrons-nous donner naissance aux petites branches? Et si nous en faisons
naître quelques unes, nous ne pourrons leur donner qu'une vie chétive et une
faible verdure. Soyons bien assurés qu'elles ne recevront de nous qu'un mince
souffle de la vie surnaturelle, qui ne sera pas suffisant pour détruire dans
les âmes le souffle empesté de la vie de péché qui est en elles, et, avec le
peu de vie divine de Jésus-Christ que nous leur donnerons, nous leur
communiquerons, sans nous en apercevoir, beaucoup de notre vie naturelle et
défectueuse. C'est une réflexion que je voudrais pouvoir produire à chaque page
de cet écrit. Un missionnaire qui ne travaille pas très sérieusement et
constamment à sa sanctification, se rend indigne de l'éminente grâce
apostolique et coupable envers les âmes qu'il devait sanctifier. Mais s'il se
met sérieusement à l'oeuvre, il se sanctifie infailliblement et sanctifie une
foule d'âmes avec lui.
L'office
de la grâce sanctifiante en nous est, comme nous avons vu plus haut, de
vivifier notre âme dans ses actions et ses habitudes, par la foi, l'espérance
et la charité qui, selon les nuances diverses provenant de la différence de nos
relations avec Dieu et avec les créatures, se revêtent de la forme des vertus
multipliées qui sont pratiquées dans ces relations. Mais, comme nous sommes
trop faibles pour que son action puisse ainsi se réaliser en nous, Dieu,
infiniment miséricordieux, nous donne des grâces pour l'action, qui ont pour
but de nous disposer, de nous attirer et de nous fortifier, afin de nous faire
arriver à vivifier ainsi nos actes dans nos relations diverses et, par
conséquent, à leur donner les qualités qui forment les vertus qui y
appartiennent.
De
là, dans chaque état de vie où Dieu nous a placés, la grâce sanctifiante tend
de toutes ses forces vers la pratique des devoirs et des vertus propres de cet
état. De là encore, la divine miséricorde nous donne, dans chacun de ces états,
les grâces particulières destinées à prêter secours à notre faiblesse pour le
développement de la grâce sanctifiante réalisant l'accomplissement de ces
devoirs et la pratique de ces vertus. De plus, quand, dans certains états de
vie, Dieu nous communique par un sacrement une mesure de grâce sanctifiante
spéciale pour cet état, cette grâce tend à développer en nous les vertus
propres de l'état et des devoirs que nous avons à y remplir, et, par suite,
quand les vertus de cet état doivent composer tout l'ensemble de la vie, comme
les vertus du chrétien et celles du prêtre, elle tend à donner à notre âme une
forme propre à l'habitude de ces vertus. Cette forme s'appelle l'esprit de
l'état, l'esprit chrétien, l'esprit sacerdotal. Enfin, par le fait que Dieu
nous donne par un sacrement la grâce sanctifiante propre à un état, sa
miséricordieuse sagesse s'engage à nous donner, en temps et lieu, pour
l'action, les grâces particulières pour nous amener aux résultats que doit
obtenir l'action de la grâce sanctifiante reçue dans le sacrement. Et si ces
résultats ne sont pas obtenus, cela provient de ce que le sujet n'a pas
correspondu à ces grâces, moyennant lesquelles les résultats étaient
infaillibles, si on les avait suivies.
Appliquons
maintenant ces règles à l'état tout de sainteté auquel la bonté divine nous a
élevés. Nous avons à y remarquer deux choses différentes, qui cependant ne sont
pas distinctes l'une de l'autre. Nous avons à considérer le sacerdoce en
général et la position particulière ou les conditions dans lesquelles nous en
exerçons les fonctions.
L'homme
choisi de Dieu et appelé par lui au Sacerdoce de Jésus-Christ, est uni à lui en
sa qualité de Fils de l'homme par l'élection, et revêtu de sa puissance en sa
qualité de Fils de Dieu par la consécration. Associé ainsi à Jésus, Dieu et
homme, il devient avec lui médiateur entre Dieu et les hommes.
En
sa qualité de médiateur auprès de Dieu, il doit, auprès de Dieu, représenter
les hommes, afin d'obtenir rémission pour les pécheurs et des grâces de
persévérance et de sanctification pour les justes, et afin de rendre à Dieu,
avec surabondance de sainteté et perfection, les devoirs qui lui sont dus par
les créatures et que celles-ci refusent de lui rendre, ou qu'elles lui rendent
avec trop d'imperfection.
Pour
remplir ce double devoir, il faut que, selon la mesure de la faiblesse de sa
nature, il soit, à l'imitation et par l'esprit de Jésus-Christ, le grand Prêtre
auquel il est incorporé par le sacerdoce et dont il gère la fonction, saint, innocent, sans tâche, séparé de tout péché,
afin qu'avec lui il puisse être élevé non seulement au-dessus des choses de ce
monde, mais au-dessus de tous les cieux. Le prêtre parfaitement fidèle à la
grâce qu'il a reçue dans son ordination irait là tout droit. Outre la sainteté
pour laquelle il a reçu un don spécial, son âme acquiert une élévation très
grande au-dessus des choses humaines qui ne sont plus pour lui des obstacles et
ne sauraient plus en rien avoir sur lui de l'influence, et il a de plus une
grande puissance dans les choses divines. Enfin la grâce de son ordination
devient en lui un esprit de prière, de charité pure et forte pour Dieu et pour
tout ce qui peut procurer sa gloire, de lumière en tout ce qui touche aux
perfections de Dieu, aux mystères de la Rédemption et à la doctrine du salut.
Voilà ce que le prêtre devient et obtient dans ces communications avec Dieu en
vertu de son sacerdoce, si, dans la pratique, il est fidèle aux grâces
particulières qu'il reçoit en vertu du sacrement, pour le développement de la
grâce sanctifiante formant ainsi en lui la vie sacerdotale.
Comme
médiateur auprès des hommes, il doit représenter Dieu qui l'envoie, agir auprès
du peuple en son saint nom, dans le but, par les moyens et dans l'esprit
déterminés par Dieu lui-même, selon la forme dans laquelle a agi notre Seigneur
Jésus-Christ, souche et racine du sacerdoce, qui est toujours vivant dans les
prêtres, qu'il unit à son souverain Sacerdoce par la sève sacerdotale dont il
les vivifie ainsi que leurs actes, pour les rendre semblables à lui et leurs
actes semblables aux siens.
Cette
sève de la vie sacerdotale de Jésus, qui nous fait un avec lui en sa qualité de
souverain Prêtre et nous fait vivre de sa vie, nous est donnée par le sacrement
de l'Ordre. Par elle nous acquérons un amour immense et efficace pour les âmes,
et cet amour se porte de préférence vers les pauvres, les faibles et les
malheureux. C'est ce qui a fait dire à notre divin modèle: Evangelizare pauperibus misit me, et
ailleurs: Venite ad me, omnes qui laboratis
et onerati estis.
A
cet amour se joint un désir sans mesure et sans bornes du salut et de la
sanctification des âmes, et ce désir se porte de préférence vers celles dont
l'éloignement du salut et les besoins sont plus grands.
Cet
amour et ce désir sont renfermés dans la grâce première reçue par le Baptême;
mais il y a cette différence entre la grâce sanctifiante première, reçue dans
le Baptême, et celle que communique le sacrement du Sacerdoce, c'est que cette
dernière donne l'amour des âmes dans l'esprit propre du Sacerdoce, avec la
détermination ferme et pratique de se sacrifier pour elles; et le désir, qui
n'est que l'application pratique de l'amour, exécute cet amour de sacrifice par
les privations qu'il impose, les travaux qu'il fait entreprendre, les
souffrances et la mort même qu'il fait endurer pour réaliser la grande pensée
du Sacerdoce, le salut et la sanctification des âmes.
Nous
avons la confirmation de cette idée générale de l'amour sacerdotal dans toute
la conduite et dans les paroles de Jésus-Christ agissant et parlant en prêtre.
Dans sa conduite: toute sa vie a été un oubli de lui-même, une privation, un
travail et une souffrance pour le salut des âmes, et la fin de cette vie,
souverainement sacerdotale, a été la mort, et la mort la plus douloureuse, la
plus ignominieuse, pour le salut et la sanctification des âmes. Dans ses
paroles: Ego sum pastor bonus. Bonus pastor animam suam dat pro ovibus. Quomodo coarctor usque dum perficiatur.
Aussi
l'esprit général d'un prêtre, dont l'âme est remplie de la grâce du sacerdoce,
l'élève au-dessus de lui-même et de toutes les créatures; il le préoccupe d'une
seule pensée: le salut des âmes pour la gloire de son Dieu; il lui fait oublier
tout ce qui le concerne lui-même, et le rend indifférent pour lui et pour ce
qui le touche; il lui donne un courage, une patience, une persévérance, que
rien n'abat, n'ébranle, n'affaiblit et ne déconcerte; il met dans son âme une
sérénité, une paix, une douceur et une modération imperturbables au milieu des
difficultés, des contradictions, des humiliations, des maladies, des
privations, des souffrances de tout genre.
Tels
sont les effets généraux que l'action de la grâce sacerdotale produit en nous,
si nous sommes fidèles; mais il faut que nous soyons fidèles, et malheur à nous
si nous ne le sommes pas! Au lieu d'un soleil brillant et incandescent que nous
deviendrions, nous aurons à peine la lumière et la chaleur d'une veilleuse de
nuit. A peine cette lumière et cette chaleur seront-elles suffisantes pour nous
empêcher de devenir des cadavres inanimés!
Pour
rendre le prêtre fidèle à animer ses actes par sa grâce sacerdotale, Dieu lui
donne des grâces pour l'action, et s'il est fidèle à ces grâces, qui l'excitent
à faire ces actes d'une manière sacerdotale, il arrive à avoir l'esprit du
sacerdoce.
Quant
à la grâce sanctifiante qui est donnée dans le sacrement de l'Ordre, il en est
de même que pour celle qui est donnée dans le Baptême; ses tendances ne vont
pas seulement à remplir l'action du prêtre, mais à entrer, à dominer dans
toutes les habitudes de sa vie. Il faut que toute la vie du prêtre soit une vie
sacerdotale, et lui, plus que le chrétien, doit rendre la grâce l'âme de toute
sa vie, par la raison que la grâce du sacerdoce est une grâce de perfection,
une grâce qui voue le prêtre tout entier à Dieu et aux âmes pour Dieu; et il
est de l'essence ce cette consécration à Dieu pour le salut des âmes, que le
prêtre s'immole et se sacrifie, qu'il ne soit plus à lui et à ses intérêts. La
grâce sacerdotale tend donc de sa nature vers cela, et, par conséquent, tant
que le caractère sacerdotal restera imprimé en lui, il appartiendra tout à Dieu
et aux âmes. Or, ce caractère ne le quitte pas; toute sa vie doit donc être à
Dieu et aux âmes, toute sa vie doit être sacerdotale.
Telles
sont les dispositions générales de sainteté que la grâce sacerdotale tend à
développer dans l'âme du prêtre. Cependant, le développement de ces
dispositions, dans un degré plus ou moins complet et d'une perfection plus ou
moins grande, dépend généralement de deux choses: des desseins de Dieu sur un
prêtre, et des circonstances où il est mis par la divine volonté. Ces
circonstances lui fournissent souvent l'occasion de produire les actes dans lesquels
ces dispositions de sainteté sacerdotale ont lieu de se produire, et alors, par
une fidélité répétée aux grâces divines, il acquiert l'habitude, la vertu de la
sainteté sacerdotale.
On
conçoit qu'un prêtre destiné par la volonté de Dieu à exercer les saintes
fonctions dans un lieu où son action sur les âmes ne saurait être qu'une action
ordinaire et réglée, et où il se présente rarement des circonstances qui lui
procurent l'avantage de faire de grands sacrifices, on conçoit qu'un prêtre
dans cette position, tout en menant une vie dignement et saintement
sacerdotale, ne parvienne pas à cette sainteté élevée et éminente du sacerdoce.
La raison en est que Dieu, n'ayant sur sa personne que des desseins ordinaires
pour le salut des âmes, ne lui donne pas par infusion ce développement de la
sainteté sacerdotale, et ce prêtre, n'ayant pas l'occasion de pratiquer cet
amour d'immolation et de sacrifice, et ordinairement ne suppléant pas à ce
manque d'occasion, ne parvient pas à acquérir ce degré éminent de la vertu
sacerdotale.
Mais
les hommes que l'infinie miséricorde de Dieu a destinés à livrer une guerre
acharnée au démon et à lui arracher un grand nombre d'âmes, ceux qu'elle a
destinés à des positions où ils seront sans cesse dans les privations, les contradictions,
les souffrances de tous genres, et quelquefois exposés à la mort, pour ceux là
il est certain que son dessein est de donner à la grâce sacerdotale un grand
développement dans leurs âmes, et de la produire en un degré plus ou moins
grand de perfection dans leurs actes et les habitudes de leur vie.
Je
n'ai pas besoin mes bien aimés Confrères, de faire l'application de ce que je
viens de dire. Vous sentez tous que Dieu vous a fait la grâce et la miséricorde
de vous placer dans cette dernière catégorie; il veut vous placer dans les
premiers rangs de ses élus, en vous mettant au nombre des membres les plus
privilégiés de son apostolat.
Sondez
vos coeurs, à la vue de la munificence de la miséricorde de Dieu à votre égard;
voyez si vous avez répondu à ses desseins de grâces et de bénédictions pour
vous et pour les autres; voyez s'il ne vous est pas arrivé quelquefois de
ramper à terre par une vie humaine, faible et défectueuse, plutôt que de suivre
l'élan de la miséricorde de Dieu.
Cependant,
ne vous découragez pas si vous avez manqué de fidélité; il n'y a que le temps
de perdu, la grâce est toujours la même en vous, ses tendances sont les mêmes,
les circonstances vous favorisent autant que par le passé. Faites-vous une
haute idée du don de Dieu qui est en vous; suivez son élan de toute la force de
votre âme; soyez fidèles désormais, et vous arriverez tout de même au sommet où
Jésus vous attend pour vous reconnaître comme ses frères dans l'apostolat, et
où le coeur apostolique de Marie vous recevra avec son amour de Mère des
Apôtres.
L'important
pour vous est de surmonter votre amour propre et vos défauts naturels, et de
profiter de toutes les occasions que vous aurez d'être privés ou de souffrir,
pour faire triompher pleinement en vous la grâce sacerdotale.
Outre
cette sainteté en général que la grâce du sacerdoce répand dans notre vie et
dans nos actes, elle nous donne encore des dispositions particulières dans
l'exercice de nos diverses fonctions. Ainsi, pour le saint sacrifice de la
Messe et l'administration des sacrements: l'esprit de foi, la ferveur, le
recueillement, la piété, la modestie et les autres dispositions, moyennant
lesquelles nous nous acquittons saintement de ces fonctions toutes célestes.
Dans nos relations avec les hommes et dans nos oeuvres de zèle, elle nous
donne: la charité, l'affabilité, la douceur, la condescendance, la patience, la
constance, la modestie et toutes les autres vertus que nous remarquons en notre
Seigneur Jésus-Christ conversant avec les hommes, et que nous devons avoir en
qualité de représentants de Dieu auprès d'eux. Enfin, si nous sommes fidèles à
cette grâce divine, elle nous communique la prudence, la sagesse, le don de
toucher les coeurs et de les attirer à Dieu, et même, s'il est besoin les dons
extraordinaires, que du reste nous ne devons pas désirer et qui ne doivent
jamais occuper notre esprit.
Il
faut toujours nous rappeler que nous n'acquérons ces vertus sacerdotales que
par une fidélité habituelle à les pratiquer dans l'action; nous avons des grâces
abondantes pour cela.
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