III.
De la vie religieuse.
Moyen le plus efficace
pour parvenir à la sainteté
à
laquelle Dieu nous appelle.
Après
une telle vocation et une volonté si pleine de miséricorde, qui nous place dans
une position par laquelle nous devons être élevés à un si haut degré dans la
vie sacerdotale, Dieu, en nous appelant à la vie religieuse, nous a prouvé une
fois de plus qu'il nous veut élever à la véritable sainteté de notre état, en
nous donnant là un moyen efficace d'y parvenir.
Malgré
toutes les grâces surabondantes que nous nous avons reçues, malgré la bonne
préparation que nous avons apportée pendant notre noviciat pour la réception et
le développement de la grâce sacerdotale, et l'excellente position où nous
sommes pour parvenir à cette sainteté, nous voyons combien nous avons de peine
à y parvenir; et, si nous y faisons attention, nous aurons lieu de nous
convaincre des causes véritables de ce retard où nous sommes, et de voir que,
si nous étions constamment fidèles à nos règles, toutes ces causes
disparaîtraient, et la sainteté nous serait assurée.
En
effet, le penchant de notre coeur, tendant sans cesse à jouir et se satisfaire,
a besoin d'une digue qui amortisse, arrête son continuel entraînement; et les
facilités que nous trouvons d'alimenter ce penchant dans les objets qui nous
environnent et par nos propres vices, demandent à être considérablement
diminuées, même retranchées lorsqu'il sera possible. C'est ce penchant et la
facilité de le satisfaire, ou au moins de le mettre en action, qui nous font
trop souvent sortir de la voie de la sainteté la plus ordinaire, et nous
empêchent d'être élevés à la sainteté sacerdotale, qui ne s'établit que sur les
ruines de la vie terrestre et naturelle, ce qui suppose la mort de l'homme de
la nature.
Aussi
le missionnaire abandonné à lui-même, et n'ayant que sa bonne volonté avec les
grâces ordinaires, quoique très grandes, que Dieu donne aux hommes de son
choix, et en danger de rester inférieur à la sainteté la plus médiocre, et a
les plus grandes difficultés pour parvenir à la perfection de son état. Son âme
ressemble à un champ dans lequel le Père de famille a jeté une semence
précieuse, mais qui, étant ouvert à tous les passants, est difficile à garder.
La semence, foulée aux pieds, reste stérile: parfois l'homme ennemi y sème la
zizanie; d'autres fois les bêtes sauvages détruisent la plantation; et, pour
peu que le terrain soit plus mauvais qu'à l'ordinaire, la difficulté de le
cultiver, jointe à celles qui viennent de l'ouverture du champ, fait que le
jardinier devient négligent; la semence reste sans culture, et, au lieu de
produire des fruits précieux, la terre ne donne que des ronces et des épines.
Il
en est tout autrement du missionnaire religieux. Sa bonne volonté, soutenue par
le moyen efficace de la vie commune et par l'exemple de ses confrères,
fortifiée autant que possible contre ses propres penchants et défauts, garantie
contre les dangers venant du dehors, nourrie par les grâces spéciales que lui
procure l'observance des Règles de la vie religieuse, n'a qu'à vouloir pour
être fidèle à la grâce du sacerdoce. Son âme ressemble à un jardin bien cultivé
et environné de murs; la semence précieuse que le Père de famille y a jetée,
étant tombée sur une bonne terre et bien arrosée, produit le centuple; si le
terrain est moins bon, la culture soigneuse qu'il reçoit l'améliore
nécessairement. Pour peu que le jardinier y fasse attention, les mauvaises
herbes n'y viennent qu'en petite quantité et ne sont pas difficiles à arracher.
Pour peu qu'il soit vigilant, l'homme ennemi ne parvient pas à y semer
l'ivraie. Les étrangers ne peuvent fouler le terrain, et les bêtes sauvages ne
peuvent y pénétrer pour arracher et détruire la céleste semence, à moins qu'il
n'y ait des brèches dans ses murs d'enceinte. Mais alors son mal est grand. Sa
culture délicate est foulée à l'envi par l'étranger, et les fines plantations
du Père de famille sont dévastées par les voleurs et les bêtes féroces. Aussi,
tant que cette brèche existera, le jardin ne sera plus ni arrosé ni surveillé,
et il est en danger de devenir stérile et aride comme un désert. Mais, dans cet
état même, il y a remède au mal; le jardinier doit s'empresser de réparer les
brèches qu'il a faites aux murs qui avaient été construits par le Père de
famille, avec peu de travail de sa propre part. Le travail de réparation doit
être entrepris aussitôt; les brèches fermées, le jardinier doit se mettre à
l'ouvrage, veiller à son jardin, arracher les mauvaises herbes, labourer le
terrain, avoir soin des plantations qui existent encore et des graines que le
Père de famille a entretenues cachées sous la terre; et le terrain bien cultivé
et amélioré, reproduira de nouveau comme auparavant. Tout ce travail sera
souvent plus grand et plus pénible, parce qu'on est obligé de le faire à la
sueur de son front; mais il est urgent, il est urgent, il faut l'entreprendre
avec zèle, et le Père de famille, voyant l'ardeur et la persévérance du
jardinier, lui donnera de nouveau son premier privilège et fera la majeure
partie du travail pour lui.
Cette
parabole est assez claire et d'application facile; malgré cela, j'aime mieux
cependant reprendre cette vérité en langage ordinaire.
Quoique
la grâce sacerdotale renferme en elle-même une puissance de sanctification très
grande, qu'elle soit accompagnée d'une foule de grâces particulières qui sont
d'un puissant secours à notre faiblesse; quoique d'ailleurs nos fonctions
sacerdotales, telles que le travail pour le salut des âmes, la prédication,
l'administration des sacrements et surtout le saint Sacrifice de la Messe,
soient pour nous un soutient qui, lui seul, semblerait devoir suffire à nous
maintenir dans la voie de la sainteté, cependant l'excellence et la multitude
des grâces et des secours qui nous sont donnés exigeant une sainteté plus
élevée de notre part que du commun des serviteurs de Dieu et une correspondance
plus parfaite, il résulte de là que les difficultés augmentent selon la
proportion des bienfaits de Dieu, et notre nature faible et mauvaise a besoin
d'un frein qui restreigne, limite ses penchants et les empêche de prendre leur
essor. C'est précisément ce qui manque au missionnaire livré à lui-même, et ce
qui fait la force de celui à qui il est donné de vivre de la vie religieuse.
Le
missionnaire libre se trouve à peine en état d'acquérir une connaissance exacte
de la sainteté à laquelle il est appelé; ce qu'il en sait est vague, souvent
superficiel. Libre de son temps, de son action et de ses relations avec les
hommes, il a les portes de son âme ouvertes à deux battants à l'oisiveté, à la
négligence, à la frivolité, aux relations dangereuses, et à tous les objets
capables d'affecter son esprit et son coeur et d'exciter l'action des penchants
de la nature. Son âme est répandue au dehors plus qu'elle n'est avec elle-même;
c'est un champ ouvert à tous les passants, qui demande à être gardé avec la
plus exacte vigilance, et encore est-il difficile alors d'échapper aux
inconvénients provenant des relations ordinaires, et de conserver dans leur
perfection les plantes si fines et si délicates des vertus élevées de la
sainteté sacerdotale.
Libre
de la disposition des ressources qu'il peut avoir et de jouir à son aise des
objets dont il peut obtenir la possession, il lui est difficile de ne pas user
de cette faculté pour procurer à la nature les satisfactions et le bien-être
qu'il est en son pouvoir de lui donner. De là naît une difficulté majeure de
parvenir à l'amour des privations, des souffrances, et à l'esprit de
mortification et de sacrifice pour le salut des âmes.
Maître
de sa volonté, il est exposé à mille inconvénients, à mille caprices, et
l'orgueil a la facilité de se développer sous toutes ses formes et détours
multiples.
Comment
résistera-t-il à la dissipation provenant si facilement des relations
extérieures, n'ayant rien qui règle ces relations, rien qui bride l'activité de
la nature, rien qui dirige son action au dehors? N'étant pas dirigé
efficacement, ni modéré dans ses actions et ses relations, quelle difficulté
n'a-t-il pas pour se prémunir contre l'influence de ses vices, de ses défauts,
de ses penchants? contre l'influence de la nature en général dans ses actions
et ses relations multipliées?
Libre
de son temps, de son action et de sa volonté, quelle difficulté n'a-t-il pas de
nourrir son âme dans les sentiments de piété, dans les pensées de foi, dans
l'esprit intérieur, dans la méditation des devoirs de son sacerdoce, et dans
l'application à s'en acquitter saintement? Des exercices réglés joints à bien
d'autres précautions sont nécessaires pour cela; et avec cette liberté entière
qu'il a, il est très difficile d'avoir ces avantages. Quand même des
résolutions fermes auraient été prises à cet égard et mises en exécution, la
nature prendra facilement le dessus, et ces résolutions auront difficilement de
la durée.
En
considérant cet ensemble de difficultés et la faiblesse de la nature, on
conçoit comment il se fait qu'un très grand nombre de prêtres n'atteignent pas
la sainteté de l'esprit sacerdotal. Ce ne sont pas les grâces qui manquent,
mais la fidélité est en défaut.
C'est
donc une faveur inappréciable que Dieu nous a faite de nous appeler à la vie
religieuse. Nous remplissant de la grâce la plus éminente, nous mettant dans la
position de la vie apostolique qui renferme pour nous les éléments de la
sainteté la plus élevée, il veut bien encore nous environner des précautions
les plus efficaces contre notre penchant naturel, nos propres faiblesses, et
contre les plus dangereux écueils qui nous environnent.
Dans
la vie religieuse nous avons appris à connaître et à désirer la sainteté de
notre état. Dieu s'y place, comme une sentinelle à la porte de notre âme, par
sa sainte volonté qui règle notre temps, nos principales actions et relations;
et par là il en défend l'entrée à une foule d'habitudes mauvaises et de dangers
provenant de nos relations; habitudes et dangers qui entraînent après eux une
vie naturelle et infidèle à ses grâces divines.
Par
le voeu et la pratique de la pauvreté, il nous met à l'abri du désir et de la
possibilité même de nous donner nos aises, nos commodités et satisfactions par
les choses dont nous pourrions être tentés de nous procurer l'usage. N'ayant
rien et nous faisant un devoir, en vertu de notre voeu de pauvreté, de nous
détacher du peu que nous semblons avoir, notre âme est infiniment moins
influencée par les objets extérieurs.
Par
la pratique de l'obéissance, il nous fait arracher de notre âme la racine de
grands maux et tarir la source des plus nombreuses infidélités, qui proviennent
de l'indépendance de la volonté propre. Nous ne sommes plus assujettis au
caprice de notre esprit, ni à tant de difficultés que suscitent les défauts de
notre caractère, lorsque nous sommes maîtres de notre volonté et de tous nos
actes. Enfin l'obéissance nous donne en main une arme puissante, moyennant
laquelle nous pouvons détruire l'orgueil dans le plus grand nombre de ses
retranchements, et nous garantir contre tout excès où il nous peut entraîner.
L'égoïsme, lui aussi, reçoit le coup de mort; l'obéissance nous fait pratiquer
l'abnégation la plus intime, l'abnégation intellectuelle, qui coupe l'égoïsme
dans sa racine, et s'il nous en reste encore quelque chose, ce n'est que dans
quelques détails peu importants et plus faciles à combattre, si l'on a une
certaine bonne volonté et un peu de vigilance.
La
régularité nous garantit puissamment contre la dissipation; nos relations
extérieures et toutes nos actions étant bornées, régularisées, dirigées, modérées
par l'obéissance, par des règlements généraux et particuliers, nous y trouvons
un frein à la dissipation. Notre activité naturelle est amortie, modérée, et
les vices, les défauts et les penchants de notre nature ne peuvent se
développer outre mesure ni exercer dans nos actions et relations une influence
trop considérable; et, pour peu que nous tendions sérieusement à la perfection,
nous parvenons facilement à surmonter ce qui en reste.
Enfin
vivant dans une atmosphère de piété, de vertu, de zèle pour notre
sanctification, ayant sans cesse sous les yeux les exemples édifiants de nos
confrères que nous aimons, jouissant des prières et des oeuvres de tous les
membres de la Congrégation, obligés tous les jours à faire plusieurs exercices
de piété destinés à entretenir en nous l'esprit intérieur, poussés en toutes
manières à nous acquitter saintement des devoirs sacrés de notre sacerdoce,
vivant dans la pratique de la pauvreté, de l'obéissance, et, étant astreints à
la régularité, pour peu que nous soyons animés de bonne volonté, nous serons
sans cesse nourris de grâces abondantes, remplis de sentiments de piété, de
pensées de foi et du désir de nous sanctifier. Dans nos peines et nos
souffrances, nous serons fortifiés et encouragés à les accepter avec amour et à
les supporter avec sainteté.
J'avais
donc raison de dire que l'âme du missionnaire religieux est un jardin rempli de
plantes précieuses, bien cultivé, arrosé avec abondance et environné d'un mur
d'enceinte, qui le garantit contre les injures du dehors.
Cependant
pour conserver tous ces bienfaits de Dieu, il faut être fidèle à sa règle. Dès
qu'on ne tient plus la règle avec fidélité, on fait une brèche au mur
d'enceinte, et alors tous les biens que Dieu nous donne sont bientôt dissipés,
tous les avantages bientôt perdus. Un missionnaire qui fait brèche à sa règle
ne peut persévérer longtemps; son jardin sera nécessairement foulé, et la
plantation faite avec tant de soi arrachée: Erunt
novissima ejus pejora prioribus.
Mais
nous avons cet avantage que, quand nous avons eu le malheur d'abandonner notre
règle et de perdre par là l'immense bienfait que la vie de communauté nous
avait procuré, notre mal a un remède. Relevons le mur d'enceinte; fermons la
brèche que nous avons faite; reprenons avec ferveur la pratique de notre règle;
c'est un peu dur, mais nous avons fait le mal d'être infidèles à cette sainte
règle qui était la gardienne de notre âme, il est juste que nous payions, dès
ce monde, notre infidélité. Et d'ailleurs, en faisant effort sur nous-mêmes, en
entreprenant de nouveau l'observation exacte de notre règle avec ferveur et
constance, quoiqu'il puisse nous en coûter, en n'accordant jamais à la nature
ses faiblesses momentanées et ses illusions par lesquelles notre lâcheté
cherche à nous persuader, dans des circonstances de peu d'importance, que nous
avons une raison suffisante pour manquer, nous verrons dans peu que la bonté
divine viendra à notre secours. Dieu nous donnera de nouveau la facilité d'être
fidèles, et la brèche une fois fermée, le travail de notre sanctification
recommencera comme auparavant, nous jouirons de nouveau des précieux avantages
que le bienfait de la vie religieuse nous avait donnés précédemment.
Les
obstacles, que les grâces divines et abondantes rencontrent ordinairement dans
notre mauvaise et faible nature et dans les circonstances qui nous environnent,
étant écartés en grande partie, notre fidélité devient par là plus facile et
notre persévérance plus assurée. La grâce de Dieu, de son côté, ne rencontrant
plus tant d'obstacles, se développe en notre âme avec plus de force, et si nous
nous maintenons dans une volonté persévérante de nous sanctifier, nous
arriverons à la sainteté de notre sacerdoce et de notre apostolat.
Une
autre considération peut encore nous faire voir combien l'observation de nos
règles dans la vie religieuse a d'importance, dans les desseins de Dieu qui
nous a appelés, pour l'acquisition de la sainteté de notre sacerdoce et
apostolat.
L'esprit
sacerdotal et apostolique renferme une sainteté extraordinaire, qui n'est pas
celle même des âmes privilégiées. Cet esprit est opéré en nous par la grâce de
notre sacerdoce. Pour que cette grâce puisse se développer en nous, il faut que
notre âme ait acquis les vertus et l'esprit que tend à nous communiquer la
grâce première du Baptême.
Étant
animés de cette vertu et de cet esprit, nous sommes assurés que la grâce de
notre sacerdoce, rencontrant en nous les dispositions voulues, prendra tout son
développement, selon les desseins de Dieu sur nous dans la position où il nous
a placés.
Mais,
pour acquérir les vertus et l'esprit si rigoureusement nécessaires à
l'extension de la grâce sacerdotale et apostolique en nos âmes, le moyen le
plus puissant est la vie religieuse, qui les réalise presque entièrement par le
fait de l'observation des promesses que nous faisons à Dieu en y entrant. Les
choses étant ainsi, pouvons-nous douter de l'immense bienfait de Dieu qui nous
a appelés à la vie religieuse, et de sa volonté bien déclarée de nous faire
devenir de saints prêtres, de saints hommes apostoliques? Pouvons-nous ne pas
attacher la plus haute importance à la parfaite observance de nos règles?
Pouvons-nous ne pas être pleins de joie, de ferveur et de consolation dans notre
sainte vocation, et ne pas sacrifier tout plutôt que de manquer en la moindre
des choses aux règles et à l'esprit qu'elles demandent de nous?
----------
CHAP.
III.
Idée succincte du
dessein de Dieu dans
notre création et
des obstacles mis par
le péché à
l'accomplissement de ce dessein.
Dieu
nous a créés à double forme, intellectuels et corporels. Il nous a donné une
âme intellectuelle pour nous mettre en relation directe avec lui et pour nous
communiquer sa vie de grâce et de sainteté, afin de nous donner plus tard sa
vie de gloire.
Il
nous a donné un corps par le moyen duquel notre âme se met en relation avec la
nature sensible qui nous environne, qui est faite pour nous et que nous devons
régir.
La
nature sensible et matérielle représente l'image de Dieu, et l'homme qui en
jouit doit s'élever vers son Créateur dans cette jouissance; il doit trouver
l'image de son Dieu dans la créature faite pour son usage: Gloria Domini plena est terra.
Mais,
pour que l'âme s'élève à Dieu par ses relations avec la nature extérieure, il
faut qu'elle ait en elle la vie de Dieu, qu'elle voie la créature dans la vue
de Dieu, que les sens participent à la vie divine qui remplit l'âme, et alors
quand les sens sont mis en contact avec les créatures, les impressions qu'ils
en reçoivent sont celles de l'image de Dieu et élèvent l'âme à Dieu.
N'ayant
pas en nous de quoi nourrir et sustenter les forces vitales que nous avons
reçues du Créateur, et éprouvant un besoin puissant de les exercer sur un objet
qui nous donne la jouissance et le bonheur, nous trouvons dans cette double
faculté, intellectuelle et sensible, un moyen d'entretenir continuellement
l'activité de la vie qui nous a été donnée.
Pour
compléter et faciliter nos relations avec les objets dans lesquels nous devons
trouver la jouissance et le bonheur de la vie, Dieu nous a donné une puissance
intermédiaire entre le corps et l'âme, l'imagination. C'est un instrument actif
et puissant, qui met l'âme en relation avec les objets éloignés, passés, présents
et futurs. Elle affecte l'âme avec une intensité plus vive et plus intime que
le contact des sens avec les objets extérieurs. Elle présente à l'esprit les
formes des objets et impressionne le coeur avec vivacité et sensibilité.
L'imagination
a une disposition passive et une disposition active. Par sa disposition
passive, elle reçoit l'impression des objets et en subit les effets; par sa
disposition active, elle élabore les objets qui l'ont impressionnée, les
revêtant de formes et d'images en conformité avec la sensation qui l'a
impressionnée.
L'imagination
met l'âme en rapport avec toutes les catégories d'êtres; elle revêt de formes
sensibles les êtres intellectuels, et donne des formes quasi intellectuelles
aux objets sensibles. C'est ainsi qu'elle transporte dans l'âme les objets
matériels, et qu'elle communique aux sens les objets intellectuels qu'ils ne
pouvaient saisir.
Par
là elle devait être, dans les desseins du Créateur, d'un secours puissant pour
nous attacher à Dieu et pour nous faire puiser en lui une grande abondance de
vie et de bonheur; parce que, d'un côté, elle revêt de formes saisissables par
les sens les vérités divines, soit éternelles, c'est-à-dire considérées en Dieu
lui-même, soit relatives, c'est-à-dire considérées dans les relations de Dieu
avec nous, lesquelles sont passées, présentes et futures; et, en rendant ainsi
ces vérités accessibles aux sens, elle y produit des sensations vives et suaves
qui activent le retour ou plutôt l'élévation de l'âme à Dieu. D'un autre côté,
faisant voir Dieu dans toute la création, et les objets les plus grossiers
obtenant par elle des formes qui les mettent en relation avec l'âme, elle nous
fournit de continuels retours vers Dieu, et une grande facilité de nous tenir
unis à lui.
Dieu,
ayant donné à l'homme cet ensemble de facultés et leur manière d'être, le
remplit de sa grâce, et l'âme ainsi imprégnée de la grâce et de la vie divine
était inclinée toujours vers Dieu, et par conséquent portée à avoir Dieu pour
objet de toute l'action de ses forces vitales, même dans ses relations avec les
créatures. Par suite, l'imagination, suivant l'inclination totale de l'âme,
était sujette à recevoir, dans sa disposition passive, les impressions de Dieu
sans mélange, et par sa disposition active revêtait les objets de des formes
analogues aux impressions qu'elle recevait.
Ainsi
l'âme, éprouvant un besoin absolu, une nécessité de nourrir, d'alimenter son
activité vitale, et ne pouvant trouver cet aliment en elle-même, se tournait
par une impulsion innée vers un objet qui le lui procurait. Étant inclinée vers
Dieu, elle cherchait naturellement l'aliment de sa vie en lui; elle employait à
cet effet les facultés puissantes qui lui étaient données pour cela, et y
trouvant avec surabondance de quoi se nourrir de bonheur et d'amour, elle
restait attachée à Dieu et vivait sous son influence et dans sa dépendance,
tout en conservant toute la liberté qui lui avait été donnée. Cette dépendance
était doublement nécessaire, parce qu'elle ne pouvait recevoir la vie qu'en
étant dans son entière dépendance, et parce que, par le fait même que Dieu lui
communiquait la vie, elle était dépendante de lui. De manière que l'âme
intellectuelle était soumise à Dieu, les facultés morales soumises à l'âme, et
la chair soumise à l'esprit, ou en d'autres termes, les passions étaient
soumises à la raison, et la raison à Dieu. L'homme était en harmonie parfaite
avec lui-même et avec ses facultés, l'âme avec le corps, et tout son être avec
Dieu qui le gouvernait, le dirigeait et lui communiquait la vie.
Tel
eût été l'homme, si le péché ne l'avait pas perverti, s'il était resté dans la
dépendance de Dieu. Mais, tenté par le démon, il l'imita, et tout l'ordre de la
création fut renversé. Voulant se rendre indépendant de Dieu et trouver son
bonheur par sa propre volonté, il rompit le canal de communication qui
l'unissait à lui et fut, par le fait, privé des communications de la grâce et
de la vie divine, qui le remplissaient de bonheur. Réduit à lui-même et vide de
Dieu, il était privé des jouissances qui devaient satisfaire ses besoins
intellectuels et moraux. Il avait faim et soif et ne trouvait plus la main qui
le nourrissait. De ce premier acte qui a séparé nos ancêtres de Dieu, et du
péché dont nous avons hérité au premier moment de notre existence, est résulté
pour eux et pour nous le bouleversement de l'ordre établi par Dieu, et une
désorganisation immense s'est opérée dans tout notre être.
Dès
que le péché eût opté en nous cette séparation de Dieu, aussitôt au lieu de
cette tendance et inclination de notre âme vers Dieu et vers la parfaite
dépendance de son Être, il s'est établi en nous une tendance et inclination
vers nous-mêmes et vers l'indépendance entière de notre être.
Cette
inclination tend à nous poser nous-mêmes comme principe de notre vie, et comme
fin de nos actions. Comme principe de notre vie, nous voulons nous suffire à
nous-mêmes et ne dépendre que de nous, et quand nous sentons que nous avons
besoin de recourir à Dieu pour nourrir notre âme, nous voulons nous approprier
cette nourriture, comme si nous l'avions tirée de notre fond. Comme fin de nos
actions, nous les dirigeons vers nous-mêmes au lieu de les diriger vers Dieu, à
qui seul toute créature doit aboutir. Dans toutes nos relations avec les objets
en dehors de nous, nous tendons à ramener toutes choses à nous, de manière que
nous nous posons pour fin de toutes nos relations avec les objets, et de toutes
les relations de ces objets avec nous.
Ce
vice, qui s'appelle l'égoïsme, renferme la racine de tous nos maux. Il fait que
chaque homme se substitue à Dieu, comme s'il existait par lui-même, et veut que
toutes les créatures travaillent et servent elles-mêmes pour lui, pour
l'agrandissement et le perfectionnement de son être.
Ce
vice énorme et monstrueux, lorsqu'il est avec tout son développement dans un
homme, y cause des maux inimaginables; c'est à lui qu'il faut attribuer les
plus grands bouleversements. Combattu dans le coeur de l'homme par la grâce de
Dieu, il trouve mille détours pour s'y réfugier, et nous arrêter plus ou moins
dans la pratique de la vertu. Poursuivi plus efficacement, il se glisse encore
furtivement dans nos intentions, fausse nos actes de vertu, devient pour nous
une cause de tentations, nous arrête dans la voie de la perfection, nous fait
tomber encore dans bien des fautes, et produit souvent des illusions.
La
racine, l'âme et l'expression la plus forte de ce vice est dans l'orgueil: Radix omnium malorum superbia. Le fond de
la superbe est de faire que l'homme veut considérer son être dans
l'indépendance de son existence, il veut vivre de lui seul, en lui seul, et
pour lui seul.
Comme
les sens intérieurs suivent la tendance de l'âme et reçoivent naturellement,
dans leur relation avec les objets, des impressions analogues ou correspondantes
à cette tendance, il en résulte que, comme dans l'état d'innocence les objets
les impressionnaient saintement, parce que l'âme était inclinée entièrement
vers Dieu et animée par le principe de la vie de Dieu, de même dans l'état du
péché, ils sont impressionnés naturellement dans nos relations avec les objets,
dans le sens de l'orgueil et de l'égoïsme dont nous sommes animés et vers
lesquels nous sommes inclinés. C'est ainsi que, par le péché de nos premiers
parents, toute la créature a été maudite pour nous.
L'égoïsme,
et surtout l'orgueil, ayant jeté de profondes racines dans notre âme
intellectuelle, et par suite ayant de plus imprégné de leurs tendances le plus
intime de nos sens, il résulte de là que notre imagination est sans cesse
disposée à recevoir et reçoit en effet les impressions de ce double vice, et
met ensuite toute son activité à leur service. Revêtant les objets de leur
couleur et de leur forme, elle en produit ou augmente vivement les impressions
dans les sens. Il arrive par suite que les âmes qui se livrent à ces vices
donnent dans de grands excès, et celles qui résistent même avec une certaine
efficacité et force de volonté, se trouvent néanmoins pendant longtemps
enlacées dans les impressions variées et multiples de ces vices, comme une
mouche dans une toile d'araignée.
Tel
est le mal intellectuel de l'homme, le mal direct de l'âme.
En
outre l'homme est encore devenu sujet au mal moral, au mal de sa nature
sensible.
L'âme,
vide de la vie de Dieu et éprouvant toujours ce besoin d'un objet qui devienne
la nourriture de son activité vitale, c'est-à-dire du bonheur, se tourne vers
les créatures. C'est là la tendance que le péché a donné à sa vie sensible. L'âme
ne sachant et ne voulant se nourrir de la vie divine cherche cette nourriture
dans les créatures extérieures, et, comme elle ne peut se mettre en relation
avec elles que par les sens ou l'imagination, il résulte de là une tendance et
inclination des sens et de l'imagination vers les jouissances dans les
créatures, et par suite vers les créatures elles-mêmes.
Plus
les sens se mettent en contact avec les créatures pour y trouver la jouissance,
plus l'âme se vide des objets intellectuels et surtout de Dieu; par suite, la
tendance sensible et imaginaire vers les créatures se fortifie de plus en plus.
L'âme, trouvant en elle par là une grande incapacité à exercer son activité
vitale sur les objets intellectuels, devient l'esclave de ses sens, l'esclave des
jouissances sensibles, l'esclave des créatures, l'esclave du péché: Qui in peccato est, servus est peccati;
C'est
ainsi que se réalise encore une fois la malédiction de la créature pour
l'homme. Elle devient insuffisante pour sa satisfaction, pleine de travail et
de peine, et augmente sa perversion.
Le
remède à ce mal, que nous offre notre nature, serait que notre âme se livrât à
une vie intellectuelle par la considération des vérités naturelles, alors le
domaine et le penchant des sens diminueraient; cependant, à l'occasion, les
impressions des sens seraient les mêmes, et la force de résistance manquerait
toujours, l'âme n'aurait pas de point d'appui suffisant pour résister. De plus,
la nourriture naturelle que l'homme donne à son intelligence, sans avoir
l'appui intérieur de la vie de Dieu, lui présente toujours l'inconvénient de
fortifier, de développer l'égoïsme et surtout la superbe. La combinaison de
l'activité intellectuelle de l'homme avec l'égoïsme et la superbe produit des
maux infiniment plus grands que la vie des sens. Ces maux deviennent surtout
très grands, quand, à cette combinaison du mal intellectuel se joint le mal des
jouissances des sens. Ces maux sont: la perte de la foi, les erreurs les plus
monstrueux, la malice, la haine de Dieu et de son règne. Mais revenons à
l'inconvénient provenant de la jouissance sensible.
L'âme,
réduite à devenir ainsi esclave des sens, n'est plus en état de les diriger, ni
de juger sainement des impressions faites sur elle; elle se livre aveuglément
aux vices les plus bas et les plus dégradants, et finit souvent par vivre
absolument en brute, n'ayant plus d'autre vie que la vie animale.
Ce
qui mène l'homme jusqu'à cet excès de mal, ce qui, en tout état de choses,
donne une grande force aux impressions produites dans les sens, c'est leur
activité passionnée, aidée et augmentée par l'imagination. Les sens reçoivent
les impressions pour les objets présents, et l'imagination pour les objets
absents, sans participation de la raison, l'inclination seule leur tient lieu
de la raison.
De
plus, les impressions qui s'y font et l'action qui les suit sont passionnées,
violentes, vives et pleines d'insistance. Par suite, selon le plus ou le moins
de prédominance ou d'influence qu'a dans l'âme l'inclination vers les jouissances
dans les créatures, les sens sont plus ou moins souvent, plus ou moins
facilement et plus ou moins passionnément impressionnés par la jouissance des
créatures, et, la violence des passions n'étant pas comprimée par le puissant
contrepoids de la grâce, l'âme en devient le jouet, reste leur esclave et se
pervertit de plus en plus.
L'homme,
étant dans sa nature pervertie séparé de Dieu et rempli de tendances qui l'en
éloignent encore davantage, éprouve par ce fait une déchéance dans ses facultés
et ne peut de lui-même ni concevoir, ni aimer, ni vouloir ce qui le rapproche
de la vie divine ou l'y rattache; il ne peut pas même concevoir, aimer et
vouloir toujours le bien dans l'ordre naturel.
Joignant
à cela le vice de l'égoïsme et de l'orgueil, la corruption de sa nature
sensible, l'effort des passions et l'effervescence de l'imagination, il
éprouve: 1E un
grand obscurcissement et une fausse lumière dans son intelligence, ce qui tend
à lui faire voir le bien où est le mal et le mal où est le bien; et lorsque la
grâce divine l'a ramené à Dieu et lui donne la tendance vers lui, alors même
les tendances vicieuses tantôt l'en détournent, tantôt voilent sa lumière et
l'empêchent de voir au vrai Dieu, lui-même, ses affections, ses intentions et
même ses actions. 2E Une grande inertie dans le coeur pour Dieu, et pour tout ce qui peut
l'y porter. Ce coeur s'enflamme très facilement pour les objets créés, tandis
qu'il est froid, lourd et indifférent pour son souverain bien. 3E Un extrême affaiblissement de la volonté, qui
est très molle dès qu'il s'agit d'un acte qui doit élever à Dieu, accomplir sa
volonté divine, ou lui être agréable, tandis qu'elle est remplie de force,
d'énergie et de résolutions généreuses, dès qu'il est question d'un acte qui
favorise l'orgueil, l'intérêt propre, ou qui donne des jouissances passionnées.
Nous
avons vu le ravage que le péché a fait dans l'âme intellectuelle, dans les sens
intérieurs et l'imagination. Cette contagion de l'intérieur se communique même
aux sens extérieurs, et même à toute l'organisation. Par suite de cette
tendance perverse de l'âme intellectuelle et des sens intérieurs, et pour peu
que ces tendances soient prononcées ou enracinées, les sens extérieurs se
portent instinctivement vers les objets qui éloignent de Dieu, et
l'organisation, non seulement est plus impressionnable au mal, mais s'y
habitue, en rapproche l'âme, et met des obstacles quand nous voulons nous en
éloigner.
Enfin
le péché a porté sa dégradation jusque dans notre chair elle-même, c'est-à-dire
dans notre organisation, par la diversité des nuances de notre tempérament. Il
est très rare de trouver un tempérament qui exclue le vice ou les défauts du
caractère.
Il
y a des tempéraments meilleurs les uns que les autres, mais généralement, ils manquent
par un côté.
Le
mal du tempérament se fait en deux manières: 1E Il nous assujettit plus ou moins au vice. Ainsi,
avons-nous un tempérament qui ne mette pas d'obstacle à la générosité d'âme, il
favorisera l'orgueil. Est-il tellement constitué qu'il favorise l'énergie, nous
serons facilement portés à la colère ou à un autre vice. Est-il doux, il sera
favorable à la mollesse et à la paresse. 2E Il exerce sur le caractère la plus grande
influence. Là non plus, il ne restera généralement pas dans les bornes du
parfait; il péchera par défaut ou par excès.
Très
rarement on trouvera un homme bon, c'est-à-dire formé dans la vraie vertu
naturelle, disposé à la vertu surnaturelle et n'ayant pas à combattre un vice
favorisé par son tempérament, c'est-à-dire soit un défaut, soit un excès.
Au
milieu de ces innombrables maux qui nous accablent, maux qui se compliquent les
uns avec les autres, et rendent par là notre position beaucoup plus grave,
comment pouvons-nous nous sauver? Ce que nous ne pouvons pas, la grâce et la
miséricorde de Dieu le feront en nous; nous n'avons qu'à être fidèles.
Mettons-nous donc à l'oeuvre; ne perdons pas un instant: nous ne commencerons
jamais trop tôt, ni ne finirons trop tard; à chaque instant que nous
discontinuons, nous tendons la main à l'ennemi pour le relever, et se relevant
il nous opprime.
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CHAP.
IV.
De
l'abnégation.
Si
nous étions restés dans notre état de sainteté primitive, nous pourrions jouir
en paix et à notre aise des créatures qui nous environnent et exercer nos
facultés intellectuelles, morales et organiques, non seulement sans danger pour
la vie de Dieu en nos âmes, mais même à son avantage.
La
terre a été donnée à l'homme pour qu'il en jouisse pendant son temps de
passage: Terram autem dedit filiis hominum.
Dieu
a soufflé en lui un esprit de vie, afin qu'il fût un être vivant et agissant.
Non seulement tout était innocent dans l'homme, tout était innocent autour de
lui, mais tout ce qui l'environnait ainsi que sa propre action étaient pour lui
l'image et la ressemblance de son Dieu et servaient à développer en lui la vie
de son divin Créateur et Sanctificateur.
Depuis
que le péché est entré dans le monde et a gâté la belle création de Dieu, tout
a changé de face. Tout, dans la nature, est empoisonné, plein de dangers pour
nous, tend à nous éloigner de Dieu et à porter la mort dans notre âme. Nos plus
grands ennemis sont au dedans de nous-mêmes: les vices dont nous sommes
infectés, toutes nos facultés perverties et défectueuses.
L'usage
des Créatures renferme désormais pour nous deux grands dangers, auxquels nous
succomberions infailliblement étant abandonnés à nous-mêmes: le danger de
donner directement la mort à notre âme, et celui de diminuer en nous la vie de
Dieu, ce qui aboutit souvent d'une manière plus ou moins éloignée à la
séparation de Dieu, laquelle est la mort de l'âme.
Pour
contrebalancer tant de maux et lutter contre tant d'ennemis, Dieu nous a donné
le secours puissant de sa grâce, et de plus, il a mis en notre pouvoir un moyen
de lutter avec avantage et de nous assurer de la victoire, en nous rendant
fidèles à sa grâce. Pour lutter contre la mort, et même pour ressusciter à la
vie, lorsque nôtre âme est morte à Dieu dans l'usage mauvais des créatures, il
nous a donné ses lois: Si vis ad vitam
ingredi, serva mandata. Non occides, non furtum facies, etc. Voilà
pour le strict et rigoureux nécessaire, c'est le morceau de pain qui empêche
l'homme affamé de mourir. C'est une barrière, une délimitation rigoureuse que
Dieu a placée entre la vie et la mort, un frein que Dieu a mis à nos vices et à
nos passions, pour les empêcher de nous précipiter dans l'abîme.
Pour
nous donner une garantie forte et assurée contre la mort, pour guérir les
maladies et les faiblesses de nos âmes, et en général de toutes nos facultés,
et pour rétablir en nous la perfection de la vie divine, il nous a enseigné
l'abnégation entière de nous-mêmes, et par suite de toutes jouissances dans les
créatures: Si quis vult post me venire,
abneget semetipsum, tollat crucem suam et sequatur me.
Nous
avons à examiner comment l'abnégation est un remède efficace contre tous nos
maux, pourquoi elle nous donne la perfection de la vie de Dieu, et à indiquer
les détails auxquels elle s'étend sauf à traiter ces détails ailleurs.
L'abnégation
est un remède efficace contre le mal considéré dans son action, c'est-à-dire,
contre le péché. L'homme qui se contente d'observer les commandements est dans
un très grand danger de tomber souvent dans le péché. C'est un homme qui se
promène sur le penchant d'un précipice, la pente rapide l'entraîne sans cesse
vers la chute, et la chute pourra facilement le faire rouler dans l'abîme. Cet
homme ne voit pas, il risque souvent de prendre une ombre pour une motte de
terre ferme; il est faible et infirme, et par conséquent il marche d'un pas
assuré, et il est incapable de faire des efforts efficaces pour rester debout
dans un accident dangereux. Cet homme, avec cela, ne se doute pas de ces divers
inconvénients si pleins de dangers, ni de la présence de l'abîme au bord duquel
il marche; il va gaiement et sans souci. Quel concours de circonstances
heureuses ne faut-il pas pour l'empêcher de périr? Voilà cependant le portrait
de ceux qui veulent se contenter d'éviter le péché. Se donnant les jouissances
et les satisfactions qu'ils peuvent se procurer sans commettre un péché grave,
ils marchent sur le bord du précipice; car les sens, étant disposés et ouverts
au plaisir, sont bien souvent en danger de rencontrer le péché dans les
jouissances et les satisfactions qu'ils se donnent. La pente est d'ailleurs
très rapide. Déjà un homme vigilant trouve en lui cette pente vers le mal, à
combien plus forte raison celui qui ne se refuse pas les plaisirs de la terre?
Il aiguise la vivacité des sens et augmente les mauvais penchants. Cette pente
l'entraîne de sa nature vers les chutes, et ces chutes tendent à le précipiter
dans des habitudes du péché; et par suite, il roulera de péchés moins graves
dans de plus graves, des plus graves dans les vices et des vices dans l'abandon
de Dieu.
Ce
qui augmente son mal, c'est l'obscurcissement de son esprit, résultat naturel
de l'attache à ses plaisirs et satisfactions. Cet obscurcissement le conduira
souvent à des illusions; souvent il ne verra pas de danger, tandis qu'il sera
imminent, parfois insurmontable; souvent il se persuade à faux et par passion
qu'il n'y a pas de péché, ou qu'il n'y a qu'un péché bien petit, tandis qu'il y
aura péché grave et gros comme une poutre.
A
tout cela se joint la faiblesse d'une âme malade. Nos âmes sont toutes faibles
et infirmes; cette infirmité est chez les uns plus ou moins grande que chez les
autres; mais ce qui augmente notre faiblesse et notre infirmité, c'est
l'habitude de chercher la jouissance dans les biens de la vie ou en soi-même. A
chaque jouissance qu'on se donne on affaiblit son âme; cette faiblesse acquiert
de grandes proportions, si on est dans l'habitude de se donner des plaisirs.
Comment, avec cette faiblesse de l'âme, jointe à la pente de la nature et à
l'obscurcissement de notre esprit, pouvons-nous nous flatter d'éviter le péché,
quand les circonstances nous en offrent une occasion dangereuse? Le seul moyen
assuré de ne pas tomber, de ne pas nous perdre, est dans l'abnégation de
nous-mêmes et de toutes choses.
Il
y a des personnes qui se disent: j'ai horreur du péché mortel, et j'aimerais
mieux mourir que d'en commettre quelqu'un, je vais donc être sur mes gardes, et
tous les plaisirs et satisfactions qui sont défendus sous peine de péché
mortel, je vais les éviter avec soin. Pour le péché véniel, elles ne voudraient
pas s'avouer à elles-mêmes qu'elles y sont indifférentes, cependant dans le
fond et sans qu'elles s'en rendent un compte exact, elles font peu d'attention
à ces péchés qu'on appelle légers. Ces sortes de personnes sont dans un danger
véritable; et plus d'une fois, arrivées devant le souverain juge, des âmes de
cette trempe ont eu de douloureuses surprises!
A
quoi tient cette facilité de passer sur un péché véniel? A ce qu'on veut jouir
de la vie de cette terre; on veut être à son aise, et se donner des
satisfactions. Le sûr moyen de se sauver est dans l'abnégation.
D'autres
personnes élèvent leurs vues plus haut; elles ont une résolution ferme et
permanente d'éviter même le péché véniel, au point que, si on leur disait au
moment où elles sont sur le point de faire un acte, que cet acte est un péché
véniel, elles y renonceraient, quoique souvent avec peine, tristesse ou murmure;
elles ne veulent offenser Dieu en aucune manière. Généralement ceux qui sont
dans cette disposition ne voudraient pas non plus commettre une imperfection;
mais ils ne veulent pas renoncer au plaisir, aux satisfactions permises. Ils
s'en accordent selon les circonstances où ils se trouvent, autant qu'ils
peuvent en avoir; de plus ils ne s'appliquent pas à combattre sérieusement
leurs défauts. Eh bien! ces sortes de personnes tombent journellement dans une
foule de fautes vénielles, et il peut leur arriver facilement, il leur arrive
même parfois, de tomber dans des fautes graves, que cependant elles croient
légères, et quelquefois même seulement imperfection.
Elles
ne comptent pour rien les attaches du coeur, ni ce certain fond d'orgueil et
d'égoïsme, ni les défauts de leur naturel. Aussi, plus elles avancent en âge,
plus elles deviennent imparfaites, attachées à elles-mêmes, et défectueuses en
toute manière.
Quand
on considère tous les maux qui se compliquent en nous pour nous accabler, comme
il a été expliqué dans le Chap. précédent, il semble qu'on devrait aviser à des
moyens plus efficaces pour détruire le péché dans son âme. Le moyen est unique,
c'est l'abnégation. On peut se sauver en observant la loi de Dieu, mais, le
moyen de l'observer, c'est l'abnégation.
Il
y a, dans ce calcul de péché mortel, de péché véniel et d'imperfection, deux
grands défauts, qui sont la cause du non-succès de ceux-mêmes qui voudraient
sincèrement travailler à ne jamais commettre d'acte désagréable à Dieu. Le
premier est qu'on n'a cette idée que dans la spéculation, dans une certaine
routine de la mémoire; ou ce n'est qu'une vague imagination, mais on ne fait
pas attention à la pratique. On veut être parfait sans quitter ses attaches,
ses défauts et ses imperfections. Le second défaut est, qu'en voulant en
réalité ce qu'on se propose, on ne fait attention qu'aux actes, qui par
eux-mêmes sont défendus sous peine de péché mortel ou véniel, et à ceux qui par
eux-mêmes sont imparfaits; mais on ne songe pas, qu'en restant attaché à
soi-même, en voulant jouir de la vie de la terre, en ne poursuivant pas jusqu'à
sa dernière racine l'orgueil qui est en nous, en ne travaillant pas à la
destruction des défauts de son caractère, en ne résistant pas avec énergie et
constance aux tendances corrompues de ses sens, et en laissant aller son âme à
ses mouvements passionnés, même en choses permises, il est presque impossible
qu'on ne commette très fréquemment des péchés véniels, et qu'on ne tombe même
parfois dans le péché mortel.
Il
n'y a pas de milieu à prendre dans la guerre que nous avons à livrer à tous les
ennemis qui sont au dedans de nous; il faut combattre avec énergie, avec
générosité, et sur tous les points où l'ennemi se fait sentir, ou pourra se
faire sentir; c'est-à-dire qu'il faut appliquer à nos maux le seul remède
énergique, l'abnégation.
En
tout cas, et supposé que nous prenions sincèrement, pratiquement cette marche,
cette marche n'est que défensive. Quand on est dans une place bien fortifiée
que l'ennemi ne peut prendre qu'avec peine, on peut, il est vrai, se contenter
de se tenir sur la défensive; mais ce n'est pas notre position stratégique
vis-à-vis de nos ennemis. Notre âme est le camp qu'ils veulent prendre; nous
défendons ce camp; mais nous sommes sur une pente, et les ennemis occupent les
hauteurs. Si nous nous contentons de rester sur la défensive, d'éviter le
péché, nous perdrons bien souvent du terrain, et nous serons en danger d'être
culbutés.
Dans
la position difficile que nous tenons, et ayant des ennemis nombreux et
puissants en face, nous ne vaincrons qu'en prenant l'offensive: Regnum Dei vim patitur. Il faut assaillir
et poursuivre l'ennemi jusqu'à sa destruction: Persequar
inimicos meos et non recedam donec deficiant. C'est-à-dire qu'il
faut l'abnégation entière, qui attaque tout le camp ennemi et sur tous ses
points, l'abnégation continuelle, persévérante, jusqu'à ce que l'ennemi soit
complètement défait.
Mais
si déjà, quand il est seulement question d'éviter le péché, cette marche de la
défensive est inefficace, à combien plus forte raison l'est-elle pour ceux qui
ont un désir sincère, et pour lesquels c'est une nécessité d'arriver à la
perfection de l’Évangile. Un homme qui dit: "je veux travailler de toutes
mes forces pour être saint et parfait selon les vues de Dieu sur moi, et pour
cela je vais éviter le péché véniel et les imperfections, mais, du reste, je
m'accorderai toutes les satisfactions permises; je vivrai à peu près comme les
autres hommes, excepté en ce qui est péché ou imperfection", cet homme là
dit un mensonge et une absurdité. Il parle et agit dans un sens contraire à ce
qu'a dit et a fait Notre Seigneur Jésus-Christ. Le divin Sauveur a dit: Si quis vult post me venire, abneget semetipsum,
tollat crucem suam et sequatur me. Or, suivre notre Seigneur
Jésus-Christ c'est vouloir être parfait, selon cette autre parole divine du
Seigneur: Si vis perfectus esse, vade, vende
quae habes et da pauperibus et veni, sequere me. Pour être parfait
il faut donc s'être renoncé soi-même, il faut être débarrassé des biens
extérieurs.
Si
ce qui vient d'être dit est vrai en général pour toute âme qui veut être
parfaite, que sera-ce de nous, de nous, hommes de Dieu, prêtres de
Jésus-Christ, de nous qui le suivons dans toute la force du terme! Quelle folie
ridicule ce serait de notre part de ne pas pratiquer cette abnégation parfaite,
de ne pas travailler sans relâche à détruire les mauvaises tendances de notre
méchante nature, et à vaincre tous nos défauts! Quel grotesque Apôtre que celui
qui, à la suite de Jésus-Christ, va faire la guerre aux démons, va à la
conquête des âmes, tandis qu'il est encore rempli de lui-même, qu'il cherche
ses amusements et ses satisfactions, qu'il est encore soumis à ses vices et à
ses défauts! Un chef des armées du grand Roi ne peut aller à la guerre à sa
suite, en restant couvert de ses vieux haillons; il ne peut prétendre de
remporter la victoire sur le démon en le chassant du coeur des autres, tout en
lui laissant les portes ouvertes de tous côtés dans le sien propre.
Mais,
si l'abnégation est nécessaire pour nous faire éviter le péché et pratiquer la
perfection, elle l'est bien davantage pour déraciner les tendances mauvaises de
notre coeur, pour détruire nos défauts et faire triompher en nous la vie de la
grâce dans la plénitude de sa force.
Vouloir
éviter les fautes, pratiquer les vertus et parvenir à la sainteté, tout en
vivant d'une vie naturelle, ne détruisant pas toutes les tendances vicieuses et
défectueuses de la nature, et gardant le fond de ses défauts, c'est conserver
les racines de toutes les mauvaises herbes dans son jardin et vouloir les
empêcher de germer.
La
sainteté est impossible tant que les tendances de notre mauvaise nature sont
encore vivaces, et tant que nos défauts ne sont pas détruits.
Voilà
pourquoi il est de la plus rigoureuse nécessité pour nous de nous appliquer de
toute la ferveur de notre âme à l'abnégation entière de nous-mêmes. Elle seule
nous fera parvenir à déraciner ces mauvaises tendances et à détruire ces
défauts; elle seule produira en nous le parfait développement de la grâce de
Dieu et son triomphe nécessaire pour vivifier pleinement nos âmes et les faire
arriver à la sainteté sacerdotale et apostolique.
S.
Paul nous dit: Caro concupiscit adversus
spiritum, et spiritus adversus carnem.
Deux
maîtres se disputent la possession de notre âme: l'Esprit-Saint, qui a établi
son trône dans notre fond le plus intime par la grâce sanctifiante, et le péché
qui a établi son règne dans notre chair, et étend son influence dans toute
notre vie sensible.
La
grâce sanctifiante tend à jeter dans notre vie entière ses rayons lumineux et
pleins de chaleur; le péché tend à répandre en nous ses vapeurs obscures et
infectes.
Les
rayons de la grâce tendent à pénétrer jusque dans nos sens pour les purifier et
y faire parvenir sa lumière et sa force. Le péché tend à faire parvenir ses
vapeurs dans l'âme, pour obscurcir la lumière qui y brille, refroidir sa
chaleur, et par là tarir, ou du moins diminuer la vie du Saint-Esprit. Notre
âme est placée entre les deux camps, sa volonté et sa conduite décideront de la
victoire.
Nous
voulons que la victoire soit tout entière du côté de la grâce, et nous nous
sommes dévoués à Dieu pour cela; il faut donc que notre conduite pratique soit
tout entière en faveur de l'Esprit. Tenir un milieu, accorder une part à la
nature et une part à la grâce, c'est ouvrir le fort à l'ennemi, tout en
combattant dans le camp du maître légitime de la place. D'ailleurs, en donnant
à la nature sa part, en voulant servir Dieu avec perfection, et conserver
cependant les satisfactions de la vie naturelle, on arrête l'action de la
grâce, on lui impose des bornes, on l'empêche de faire sentir son influence
dans les sens; la vie des sens prendra peu à peu de la force, portera son
influence sur l'âme intellectuelle, affaiblira son action, et diminuera en elle
l'énergie de l'action surnaturelle.
En
outre, la vie de la nature est le terrain propre de toutes nos tendances
vicieuses, de nos défauts et imperfections; ils y sont tellement acclimatés,
qu'ils y croissent d'eux-mêmes, sans culture, et l'on a beau faire des efforts
pour les extirper, on n'y parvient pas; les sentiments, les affections et les
satisfactions naturelles sont un engrais très efficace pour les faire croître
rapidement et en abondance.
Si
donc, contre la parole du divin Sauveur, nous prétendons servir deux maîtres,
si, tout en voulant être fidèles à la grâce et fortifier en nous sa vie, nous
continuons cependant à chercher les consolations, les jouissances et
satisfactions de la nature, nous pouvons compter que nous resterons, toute
notre vie, au moins des hommes naturels, imparfaits, défectueux, et que
l'empire de la grâce en nous diminuera de jour en jour; et qui sait où cette
décadence nous mènera, nous qui sommes appelés à la vraie sainteté!
Dans
ce conflit entre la nature et la grâce, nous n'avons pas de milieu à tenir, il
faut que la grâce soit maîtresse absolue de notre âme, qu'elle anime tous ses mouvements
et qu'elle domine nos sens, qu'elle en modère et règle l'activité. Pour cela il
est rigoureusement nécessaire que nous renoncions, en tout temps et en toutes
circonstances, à tout ce qui nous revient de contentement, de jouissance et de
consolation de la vie sensible. La chose est bien simple et facile à
comprendre: la grâce nous a été donnée pour nous remplir de sa vie
surnaturelle. Elle tend essentiellement à se communiquer à tous les mouvements
actifs et passifs de notre âme, à disposer nos sens intérieurs aux impressions
surnaturelles, et à les fermer aux impressions opposées à Dieu. Si ce résultat
n'est pas obtenu, cela tient uniquement aux obstacles que son action rencontre
dans les tendances vicieuses et les défauts qui sont entretenus en nous par les
habitudes d'une vie naturelle, soit dans l'intelligence, soit dans la
sensibilité. Cette habitude de la vie naturelle a encore cet autre
inconvénient: de maintenir l'âme dans un ordre inférieur où la grâce ne peut
pas agir. L'âme, par cette habitude d'agir et de sentir, se soustrait à
l'action de la grâce, qui reste inactive. Quand donc l'homme renonce en tout
temps, en toutes circonstances, à toutes jouissances naturelles, il se
soustrait à toute impression étrangère à la grâce divine, et laisse son âme
ouverte à l'action de la grâce par tous ses pores; et, comme il est dans la
nature de la grâce de se communiquer et de s'étendre à tous les mouvements, il
résulte de là que l'âme en sera remplie. D'ailleurs, par ce renoncement on
enlève la racine des tendances vicieuses et défectueuses de l'âme; il en
résulte donc que la grâce ne rencontrera plus d'obstacles à son action.
Pour
que cette abnégation ait un succès complet, il faut qu'elle soit elle-même
complète, qu'elle s'étende à tout le mal qui est en nous, qu'elle attaque le
fort armé sur tous les points de sa défense, et les forteresses qu'on ne peut
emporter d'assaut tout de suite, il faut au moins les serrer de près et les
bloquer avec soin. De plus, il faut apporter, dans l'ensemble de cette attaque
générale, toute l'énergie et la constance que demandent une entreprise aussi
importante, et des ennemis aussi puissants.
Je
veux dire, par tout cela, qu'il faut renoncer à l'usage de tous les objets dont
nous pouvons nous priver, afin de retrancher les impressions naturelles et
défectueuses que font sur nous ces objets. Pour ceux dont il n'est pas dans
l'ordre de la volonté de Dieu que nous nous en séparions, ou qui se rencontrent
dans les habitudes ordinaires de la vie ou de la position où nous sommes, il
faut éviter de savourer les impressions agréables qui en résultent, soit pour
les sens extérieurs ou intérieurs, soit pour l'âme; il faut de plus prendre
garde de s'attacher à ces objets. L'ennemi étant ainsi cerné, il ne reste plus
qu'à exercer une paisible vigilance sur soi-même. Voilà comment il faut
attaquer ou bloquer l'ennemi, quant aux jouissances naturelles.
Pour
les défauts et les vices, il y en a qui peuvent être retranchés, et il faut y
mettre vigoureusement la main. Il y en a d'autres, par exemple l'orgueil et les
défauts enracinés de caractère, qui ne s'enlèvent pas si facilement ni si vite.
Il faut avant tout les cerner, en leur coupant les vivres par la pratique de
l'abnégation qui, à cet égard, doit s'exprimer en deux manières: d'abord, en
retranchant tout ce qui peut leur servir d'aliment et tout ce que nous pouvons
y trouver d'agréable, et ensuite, en acceptant en esprit d'abnégation les chocs
continuels que nous en éprouvons, et le travail qu'exige de notre part la
continuité des résistances que nous avons à opposer. (Ici on a à s'armer contre
le découragement; une âme vraiment renoncée est à l'abri de ces défaillances.)
A cela on joint une paisible vigilance, et le triomphe est assuré.
Enfin,
dans tout l'ensemble de ce combat, il faut que nous soyons pleins de ferveur,
d'énergie et de constance, comptant sur Dieu et sur sa divine grâce. Celui qui
entreprend de marcher dans la voie de l'abnégation parfaite, et qui y va
faiblement, nonchalamment ou superficiellement, n'avancera pas, et souvent
n'aura la pratique de l'abnégation que dans son imagination, sans aucune
réalité.
Ce
combat universel n'a rien qui effraie les âmes ferventes et énergiques, les
âmes qui comprennent le besoin d'être tout à Dieu, qui savent que depuis la venue
du divin Sauveur, ou depuis que sa venue a été annoncée par son précurseur, le
royaume de Dieu souffre violence, et que ceux qui emploient cette sainte
violence, l'emportent. Mais il y a des âmes attachées aux jouissances de la
terre, d'autres qui sont pusillanimes; elles trouvent des obstacles
insurmontables, qui n'existent que dans la faiblesse du coeur ou dans
l'imagination.
Les
premières sont en défaillance devant la pensée de la privation continuelle de
toute jouissance naturelle. Comment, se disent-elles, puis-je mener toujours
une vie si pénible? jamais de plaisir ni de satisfaction aucune! quelle vie
triste et malheureuse! En se frappant de cette pensée, leur courage s'affaisse,
elles courent après les consolations humaines, et cherchent à se faire
illusion, tantôt se persuadant que tout le monde n'est pas appelé à une si
grande perfection, tantôt qu'elles pourront parvenir à la perfection par la
pratique des vertus, et tout en se donnant quelques satisfactions permises.
Elles se proposent de les restreindre de manière à ne pas courir le danger du
relâchement. Dès qu'on sent en son coeur cette faiblesse et cette défaillance,
on doit se défier de toutes les pensées qui la favorisent. En tout cas, si on
peut admettre que tout le monde n'est pas appelé à la perfection, aucun d'entre
nous ne peut se réputer dans la catégorie de ces non-appelés; car, par le fait
même de notre vocation à l'apostolat, il nous est prouvé que nous sommes
appelés à la perfection. Les paroles de notre Seigneur Jésus-Christ sont trop
formelles à ce sujet: Si quis vult post me
venire abneget semetipsum... Ces divines paroles ne laissent ni
réplique ni interprétation, la voix toute puissante de Dieu nous attire, nous
pousse à la perfection; marchons en avant avec courage et générosité, et ne
considérons pas notre faiblesse. Celui qui nous appelle saura bien nous faire
arriver. Chacun de nous doit se dire: Omnia
possum in eo qui me confortat.
Cette
divine parole du Sauveur répond à toutes les objections et ne laisse aucun biais;
il faut que nous tendions à la perfection, et il faut que nous y tendions par
l'abnégation: telle est la volonté du Maître.
D'ailleurs
tous ceux qui tergiversent sont dans une grave erreur, et ils s'en aperçoivent
trop tard. Ils ont infiniment plus à souffrir en cédant ainsi à la faiblesse de
leur nature; leur coeur n'est pas rempli de cette joie, de cette énergie dans
le service de Dieu. Ils marchandent avec Dieu, et Dieu alors marchande aussi
avec eux; ils se trouvent bien souvent dans des perplexités, dans des
circonstances difficiles, où ils sentent que Dieu demande d'eux un sacrifice;
ils veulent et ne veulent pas. Leurs défauts restent toujours sur pied, et leur
font souvent commettre des fautes. Ils ressemblent à un malade qui a une
nourriture fine et délicate; il n'est pas plus à l'aise pour cela, et ne peut
faire le moindre travail sans fatigue: bien mieux vaudrait pour lui de se
débarrasser de sa maladie et de manger du pain sec, il jouirait de la sérénité
d'esprit, et son corps serait plein de vigueur et de bien-être.
L'homme
qui repousse loin de lui cette maladie du coeur et qui embrasse généreusement,
vigoureusement, la parfaite abnégation de lui-même, a l'âme pleine de paix,
d'ardeur et d'énergie. Il est mille fois plus heureux que celui qui se laisse
vaincre par ces lâches tâtonnements d'un coeur faible, trop attaché à la
créature; la grâce de Dieu le remplit, le soutient, et lui donne des
consolations inconnues aux âmes qui craignent de tout perdre, en quittant les
consolations de la terre. Le divin Sauveur a promis le centuple à celui qui
abandonne les créatures pour l'amour de lui. Tous ceux qui en ont fait l'essai
ont vu l'accomplissement de la promesse faite par la vérité éternelle.
Quelquefois,
des âmes ainsi attachées à la terre, font une objection d'un autre genre:
"vous voulez que je parvienne à la perfection par l'abnégation entière de
moi-même et de toutes choses, et par conséquent, que j'embrasse à la fois la
pratique de toutes les vertus; cependant les auteurs spirituels disent qu'il ne
faut pas trop embrasser à la fois, mais qu'il faut commencer par acquérir une
vertu, et après celle-ci une autre jusqu'à ce qu'on les ait toutes. Je préfère
suivre le sentiment de tous les auteurs spirituels." Je réponds: ce n'est
pas moi qui prêche l'abnégation, c'est notre Seigneur Jésus-Christ qui a mis
cette condition à la réception de qui que ce soit au nombre de ses disciples: Si quis venit ad me, et non odit patrem suum, et
matrem et uxorem, et filios et fratres et sorores, adhùc autem et animam suam,
non potest meus esse discipulus; et qui non bajulat crucem suam et venit post
me, non potest meus esse discipulus. Il n'y a pas de point de
doctrine plus fortement exprimée dans le saint Évangile; et pour ne rien
ménager le Sauveur ajoute: Et qui non
bajulat crucem suam etc. Ce n'est pas assez de renoncer à tout cela,
il faut encore porter à sa suite les maux et les souffrances qui surviendront.
Il ajoute immédiatement après la parabole de celui qui bâtit une maison ou qui
va à la guerre; ils calculent leurs ressources et les mesurent avec le succès,
et s'ils n'ont pas assez de ressources, ils renoncent à l'entreprise. Par là il
nous dit que, si nous ne voulons pas renoncer à tout, nous n'aurons pas les
ressources suffisantes pour aller à la guerre à sa suite; et par conséquent
nous ne devons pas le suivre, si nous ne voulons généreusement renoncer à tout.
Ainsi
la parole du Sauveur est bien expresse; mais la sentence des auteurs spirituels
n'y est pas contraire. Tous sont d'accord que nous sommes obligés, en suivant
Notre Seigneur Jésus-Christ, de prendre la résolution ferme et pratique de
renoncer à tout et à nous-mêmes, et de nous appliquer avec constance à
l'exécution de cette sainte résolution. Seulement, quand, au milieu de ce
travail généreux, nous éprouvons des difficultés particulières avec certains
penchants, alors, tout en résistant de toutes nos forces à tous ces défauts et
penchants, nous devons fixer notre attention particulière à celui qui est le
plus considérable et le poursuivre d'une manière plus particulière jusqu'à
extermination, et ayant fini avec celui-ci, nous attaquerons les autres de la
même manière. C'est ainsi que saint François de Sales et saint Vincent de Paul
ont poursuivi, l'un les défauts opposés à la douceur et l'autre ceux opposés à
l'humilité, et cela pendant de longues années; mais il est bien certain que ces
deux saints pratiquaient en même temps l'abnégation dans toute son étendue.
Enfin
cette abnégation, si essentiellement nécessaire, doit être dirigée contre
l'amour déréglé de nous-mêmes, et déjà ce seul point demande une grande étendue
et intensité d'abnégation. Elle est comprise dans ces termes: Semetipsum adhùc autem et animam suam,
exprimés dans l’Évangile. Cette abnégation étant parfaite, tous ces détails y
sont renfermés; une fois qu'on a renoncé à soi-même, à sa propre âme, on a
renoncé à tout, il ne reste plus rien, car tout est renfermé dans ce vice
capital de l'amour excessif de soi-même. Cependant, il faut que, tout en
prenant cette résolution, nous nous appliquions en particulier aux différentes
parties renfermées dans le mal général.
Nous
devons donc en outre appliquer la pratique de l'abnégation à l'orgueil, qui est
le fils aîné de l'égoïsme; à la concupiscence de la chair, qui contient toutes
les parties du sensualisme, tout ce qui touche à la jouissance des sens et de
l'imagination; à tout ce qui tient à la concupiscence des yeux, c'est-à-dire, à
toutes les satisfactions morales, imaginaires pour la plupart, que nous pouvons
retirer des objets extérieurs. Mais tout cela ne suffit pas, il faut que notre
abnégation porte sur les objets intellectuels, aussi bien que sur les
sensibles, je veux dire les satisfactions que nous créent notre esprit et notre
imagination. Notre âme ne doit tenir à rien qu'à Dieu seul, et à
l'accomplissement de son bon plaisir. Enfin cette abnégation doit agir
efficacement contre les défauts de notre caractère. Ces défauts de notre nature
ne tiendront pas, si nous nous sommes véritablement renoncés.
Vous
le voyez, la besogne est grande, il faut mettre la main sérieusement à
l'oeuvre; mais ayons du courage et de la confiance; Dieu est avec nous, il ne
demande que notre bonne volonté, mais une volonté bonne pratiquement et de la
persévérance; avec cela le succès est assuré.
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CHAP.
V.
De
l'union de l'âme à Dieu.
Article
I. De l'Union pratique.
Nous
avons vu dans le Chap. précédent l'effet de la grâce sanctifiante, effet qui
consiste dans la communication de Dieu avec l'âme, pour la faire vivre en lui
et par lui. Par le fait de la possession de la grâce sanctifiante, l'âme est
unie à Dieu.
Cette
union est passive de notre part; Dieu nous vivifiant par son Esprit-Saint, nous
unit avec lui, sans que, de notre côté, nous fassions autre chose que de nous
disposer, et étant disposés, de ne pas résister.
Nous
avons vu en outre que, par notre fidélité à suivre les impressions et
inclinations de cette grâce, soit dans nos relations avec Dieu, soit dans nos
relations avec les créatures, nous nous unissons à Dieu, et c'est une union
active; Dieu s'unit avec nous en nous donnant sa grâce sanctifiante, il nous
unit à lui par le secours de notre fidélité.
Cette
union, qui se développe dans nos actions relatives à Dieu et aux créatures,
réside dans l'intention. Cette intention consiste dans l'acte ou l'habitude
intérieure par laquelle l'âme, adhérant au principe de la vie divine qui est en
elle, tend vers Dieu.
De
sa nature l'intention est une tendance de l'âme vers ce qui en est l'objet,
comme l'exprime assez le terme: intendere,
tendere in, tendre vers.
Pour
que cette intention soit véritablement un acte ou une habitude méritoire de
l'âme, il faut qu'elle soit voulue.
Dans
le cas présent, l'intention unitive exige l'adhésion voulue aux tendances de la
grâce sanctifiante, parce que l'union à Dieu ne peut s'opérer que par la grâce
sanctifiante. L'âme adhérant ainsi à la grâce sanctifiante, soit dans ses
actes, soit dans ses habitudes, tend vers Dieu par le fait même de cette
adhésion, et, sans cette adhésion, elle ne peut avoir la tendance unitive vers
Dieu.
Cette
union active de l'âme à Dieu dans la pratique de la vie est actuelle, quand
l'âme fait un acte d'adhésion au mouvement de la grâce ou quand, faisant même
abstraction de la grâce qui agit en elle, elle suit son mouvement et fait acte
de tendance vers Dieu. Elle est habituelle, quand cette adhésion aux tendances
de la grâce est dans l'habitude.
Cette
habitude d'union pratique est suspendue, lorsque l'âme obéit à la tendance de
la nature, si cette tendance part d'un principe de la nature bonne et aboutit à
un objet bon ou indifférent.
Elle
est interrompue lorsque l'âme suit la tendance de la nature mauvaise ou qu'elle
aboutit à un objet mauvais.
Quand,
dans l'accomplissement d'un acte, nous avons une intention provenant de
l'inspiration de la grâce et un autre provenant de l'inspiration de la nature,
et que toutes deux influent dans l'acte, cette dernière infirme notre union à
Dieu de toute la somme d'influence qu'elle apporte sur notre âme dans
l'accomplissement de l'acte.
Il
en est de même relativement à l'habitude d'union à Dieu. A quoi il faut
ajouter, que si nous avons en nous ces tendances naturelles, quoique bonnes,
notre union active à Dieu, ou plutôt notre habitude d'union active à Dieu ne
peut durer longtemps; à moins que nous ne combattions vigoureusement nos
tendances naturelles, en rendant souvent notre union actuelle au détriment du
mouvement naturel, c'est-à-dire en faisant triompher notre intention dans le
sens du mouvement de la grâce.
La
raison en est, que ces deux principes tendent de leur nature à envahir l'un sur
l'autre; et tant que la grâce n'est pas dominante, la tendance de la nature est
plus écoutée, par suite de notre extrême faiblesse, qui sera toujours d'autant
plus grande que la vie naturelle aura plus d'influence ou d'intensité dans nos
habitudes. De plus, si l'on joint à cela l'inattention de notre âme à se
proposer un motif surnaturel pour exciter notre activité à l'adhésion à la
grâce, en nous proposant Dieu pour objet, inattention qui sera très commune à
des hommes occupés dans la vie active comme nous, il est bien difficile que les
tendances de la nature n'acquièrent bientôt la prédominance, et ensuite restent
seules presque maîtresses de notre activité; l'union active alors sera effacée.
Qu'on
y ajoute l'influence plus ou moins fréquente de nos vices et de nos défauts
dans ces tendances naturelles, et il est impossible qu'ils ne s'y mêlent pas,
et alors notre union active à Dieu sera interrompue très fréquemment; or, cette
union sainte étant interrompue, étant surtout interrompue par habitude, sa
remise en vigueur devient difficile par la raison que l'influence de la grâce n'est
pas assez dominante, dans ces cas, pour rendre à l'activité de notre âme cette
union d'habitude. En d'autres termes, notre âme, par ces ruptures fréquentes,
et plus encore quand elles sont habituelles, perd peu à peu l'habitude,
c'est-à-dire, le penchant, la facilité dans son adhésion aux tendances de la
grâce.
Nous
voyons par là l'importance, la nécessité même de diminuer autant qu'il est en
nous les intentions naturelles dans nos actes, et plus encore dans nos
habitudes, de ramener très fréquemment notre âme à des principes de foi et
d'amour, afin de rendre de plus en plus dominante et habituelle en nous
l'influence de la grâce qui nous unit à Dieu, enfin de veiller sur nos vices et
nos défauts. Pour cela l'esprit d'oraison est d'une grande importance, il
maintient l'âme dans des vues de foi et dispose le coeur à l'amour.
Nous
voyons combien est absurde cette prétendue piété, qui veut être unie à Dieu et
conserver ses affections naturelles, la recherche de soi-même, ses vices ou ses
défauts. Dieu seul, Dieu seul en toutes choses, et que la terre se taise devant
lui: Sileat a facie domini omnis terra.
Ainsi,
soit dans nos actes, soit dans nos habitudes, notre intention devient vraiment
unitive, quand elle renferme un mouvement de foi et de charité ou d'espérance,
et que ce mouvement a l'adhésion de la volonté. La foi et l'espérance ou la
charité sont nécessaires, parce que c'est dans ces mouvements que réside
l'action de la grâce; l'adhésion de la volonté est requise, parce que c'est
dans la volonté que réside l'activité pratique de l'âme, l'action de la volonté
détermine l'acte intérieur. L'intention est sainte et va à Dieu par la foi,
l'espérance et la charité; elle devient acte de l'âme par la détermination de
la volonté. Si la volonté détermine l'acte sans adhésion à la vertu unitive qui
procède de la grâce, l'union sainte avec Dieu n'existe pas.
Cette
explication m'a paru nécessaire pour garantir contre des idées erronées, ou
plutôt contre des illusions qu'on se fait souvent quant à l'intention.
Lorsqu'on
veut faire une action bonne conforme à ses penchants naturels, on veut former
son intention afin de la rendre surnaturellement bonne.
Lorsqu'on
veut faire une action bonne en elle-même, mais qu'on est porté à agir par
l'inspiration d'un penchant mauvais, d'un défaut ou d'une passion, on veut
purifier son intention.
Or,
en formant et purifiant son intention, on tombe souvent dans l'illusion. Dans
le premier cas, pour former son intention, pour s'inspirer d'un sentiment
surnaturel de foi et d'amour, on se contente de faire une fiction dans son
imagination, fiction par laquelle on se représente une idée surnaturelle;
d'autres fois on fait un effort d'esprit par lequel on pousse pour ainsi dire
sa vue vers Dieu. Tout le travail est dans l'esprit, et ce n'est qu'en effort
sensible, une contention d'esprit, mais dans le fond l'âme reste attachée à
l'entraînement de la nature; l'acte procède d'un mouvement de la nature et
aboutit à sa satisfaction propre; nous y sommes activement unis à nous-mêmes,
notre acte intérieur n'a que le vêtement de l'intention surnaturelle, et cela à
nos propres yeux seulement. Tout ce qu'il peut y avoir de bon dans cet effort
est une certaine bonne volonté qui le produit; souvent cependant il arrive
qu'il n'est que le produit de l'amour propre, qui veut pouvoir se dire qu'on a
fait son acte avec perfection, et d'autres fois qu'un désir naturel et raisonné
de la sainteté.
Dans
le second cas, en prétendant purifier son intention, on laisse au fond le
mauvais penchant sans le combattre sérieusement, on laisse aux passions leur
jeu ordinaire, et l'on se contente de voiler ce mauvais mouvement de l'âme à
ses propres yeux, ou de faire un acte contraire, qui n'est représenté que dans
l'idée. On se persuade qu'on agit avec une intention pure, parce qu'on a dit
dans son esprit: "mon Dieu, c'est pour vous que je fais cet acte, et non
pour satisfaire tel mauvais sentiment; ou je renonce à cette mauvaise
intention," tandis que, le mauvais sentiment restant maître du coeur et la
volonté y adhérant, la tendance de l'âme dans l'accomplissement de l'acte est
mauvaise, selon la nature des sentiments du coeur et de la disposition de la
volonté.
Comment
donc faire pour former ou purifier notre intention? Tâchons d'établir la
tendance habituelle de toutes les puissances de notre âme vers Dieu, de former
en nous une habitude d'esprit de foi et de charité pure, et de rendre notre
volonté souple devant Dieu et adhérent pratiquement à tout ce qui lui est
agréable. Pour cela détruire dans notre âme les inclinations mauvaises, la
rendre indifférente à tout ce qui est purement naturel, ou du moins, détruire
tout mouvement passionné provenant d'une attache à une créature ou à un plaisir
ou satisfaction quelconque. Par ce moyen radical on arrivera à une inclination
habituellement surnaturelle vers Dieu et débarrassée du mélange de
l'inclination naturelle et de la passion.
Mais
comme ce travail est long, il faut au moins prendre une résolution générale,
forte, constante et pratique; et, quand on se trouve en face de la difficulté,
il ne faut pas se contenter d'une intention mensongère ou superficielle, mais
il faut attaquer le mal jusque dans le fond de son coeur, et déraciner le
penchant naturel jusque dans son principe, en y appliquant cette résolution
ferme d'une abnégation entière. Pour cela, s'il n'y a pas de motif qui rende
nécessaire ou réellement utile l'acte désiré par la pente naturelle ou
mauvaise, il faut y renoncer. Si l'acte est nécessaire ou sérieusement utile,
il faut se recueillir, ranimer l'amour de Dieu dans son coeur, se mettre dans
une indifférence réelle, quant au contentement de la nature, ou arrêter
l'action passionnée; si ce sont les passions qui sont en jeu, parler ou agir
avec modération et calme. Avec cette manière d'agir forte et sincère on gagne
toujours beaucoup; cependant, pour avoir un succès complet, il faut une
abnégation entière dans l'ensemble de ses habitudes; c'est le seul moyen
vraiment efficace pour dompter les penchants de la nature et les déraciner,
comme il va être expliqué en son lieu.
Pour
mieux saisir ces choses, je donnerai un exemple. Un prêtre est porté d'une
affection naturelle, parfois mauvaise, pour une personne qu'il dirige. Il est
donc porté à s'entretenir avec elle par le penchant de la nature qui se plaît
avec cette personne, et parfois par un penchant qui cesse d'être bon, quoiqu'il
ne soit pas précisément encore tout à fait mauvais. Il reçoit cette personne au
parloir pour s'entretenir avec elle. Il est bien aise de sa venue, ou par suite
d'une pente de la nature qui n'est pas mauvaise et son union à Dieu est
suspendue, ou par une pente mauvaise et elle est interrompue. Que fait-il? Il
veut s'entretenir avec cette personne, parce qu'il y trouve sa satisfaction;
cependant il se ferait un reproche de satisfaire ainsi sa nature, parce qu'il
veut être toujours uni à Dieu et il sait que le coeur ainsi satisfait s'en
écarte et le rend moins agréable à Notre Seigneur Jésus-Christ; ou bien, si
cette satisfaction est mauvaise, il se reprocherait de s'éloigner de Dieu. Il
se représente alors dans son imagination qu'il reçoit cette personne, qu'il
doit la recevoir pour procurer la gloire de Dieu en parlant de choses saintes,
ou pour sanctifier cette âme par les bonnes choses qu'il lui dira. Il fait même
un certain effort pour sentir cette idée de la gloire de Dieu ou de la
sanctification de cette âme; il forme, il purifie cette intention, dit-il, mais
la pente reste debout, le coeur est dans le même sentiment. Il est dans une
illusion; la pureté et la sainteté de son intention sont dans son idée; une
pensée de foi est produite superficiellement, mais la tendance d'amour pur
n'est pas dans son coeur, c'est une tendance d'amour des créatures; et sa
volonté n'adhère pas à l'amour pur, vu qu'il n'existe que dans son imagination
et non dans son coeur. En effet, la volonté qui détermine l'acte agit toujours
d'après l'inclination du coeur. Si c'est une inclination surnaturelle vers un
objet qui domine le coeur, la volonté qui se détermine produit un acte surnaturel,
mais si cette inclination est naturelle ou mauvaise, la volonté se déterminant
d'après elle fait un acte naturel ou mauvais.
Qu'y
a-t-il donc à faire dans le cas présent? Si l'entrevue n'est ni nécessaire ni
utile en réalité, il faut la refuser, et, pour le savoir, il faut se
recueillir, mettre son coeur dans l'indifférence et l'examiner devant Dieu. Si
elle est nécessaire, comme la confession de cette personne; ou si elle est
vraiment utile, comme la direction que demande l'état de cette personne, on la
recevra, mais toujours autant et de telle façon qu'il sera nécessaire ou utile.
Alors toujours faudra-t-il veiller sur le coeur, résister au sentiment
défectueux qui s'y trouve, et se refuser à la satisfaction qui pourra résulter
de cette conférence. La conduite à tenir sera à peu près la même, avec
certaines modifications, dans toutes les circonstances de ce genre.
Il
reste une observation générale à faire sur les tendances de l'âme vers Dieu,
pour connaître si elles viennent réellement de la grâce intérieure, ou si elles
sont des effets de la nature.
Toutes
les fois qu'une tendance nous porte vers un objet avec une vue, un motif
surnaturel, si le mouvement intérieur est tout dans l'esprit ou dans
l'imagination, tandis que le coeur y reste indifférent, surtout si le mouvement
est vif, entraînant ou enthousiaste, généralement la grâce n'y est pour rien ou
pour peu de chose, et la nature y est pour beaucoup; et dans ces cas
d'entraînement, de vivacité ou d'enthousiasme, on peut croire presque toujours que
l'orgueil y joue un grand rôle. Quand le mouvement vient de la grâce, celle-ci
éclaire bien et réjouit même l'esprit: mais son principal effort porte sur le
coeur, surtout quand le mouvement est vif, entraînant ou enthousiaste. C'est
là, dans le coeur, que se fait l'impression la plus forte. La grâce lui donne
l'inclination selon la mesure de la lumière portée dans l'esprit, et c'est dans
le coeur que le mouvement reste permanent, beaucoup plus que ne reste la joie
dans l'intelligence; puis continuant sa marche, elle donne à la volonté une
impulsion énergique, selon la mesure et la nature de l'impression et de
l'inclination donnée au coeur. - Voici les raisons de cette règle.
D'abord,
on voit souvent dans l'écriture que la grâce de Dieu va au coeur. Par exemple: Ducam eam in solitudinem, et ibi loquar ad cor ejus.
Fili, proebe mihi cor tuum. Ensuite la grâce divine se plie toujours
à notre nature, qu'elle met sans cesse dans son état normal et bien coordonné;
et cet état normal et bien coordonné est tel, que les objets sont perçus par
l'esprit, inclinent notre coeur et la volonté se décidant suit l'inclination du
coeur.
Pour
arriver à la tendance ou union habituelle à Dieu, il faut s'appliquer avec
beaucoup de zèle à l'observation des préceptes de la perfection évangélique, et
par dessus tous les autres de celui de l'abnégation parfaite, tant recommandée
par notre Seigneur Jésus-Christ; de plus, apporter une grande fidélité à
l'action de la grâce intérieure, en faisant tous ses actes avec foi et amour et
dans l'unique désir de plaire à Dieu: Si
quis diligit me sermonem meum servabit. Cette parole de Jésus
consiste dans les préceptes du saint Évangile et dans la foi et la charité,
expression de la grâce sanctifiante, qui elle-même est l'expression de notre
Seigneur Jésus-Christ: Et diligetur a Patre
meo, et veniemus ad eum, et mansionem apud eum faciemus.
Dans
cette union pratique à Dieu dans les habitudes de la vie, nous trouvons d'heureux
effets pour nos âmes et des grâces pour l'exercice de nos saintes fonctions.
1E Une âme ainsi unie à Dieu devient exempte peu à
peu des erreurs de l'esprit propre, de l'influence des défauts et des
impressions naturelles sur ses jugements, et par suite des préventions et de la
précipitation. Elle acquiert des lumières solides et pratiques, c'est-à-dire un
certain tact dans les choses de Dieu pour sa propre direction, pour la
direction des autres âmes, ainsi que pour celle des oeuvres de Dieu qu'elle
aura à accomplir. Elle juge exactement les personnes, les choses et les
circonstances qui les environnent, selon les vues de Dieu: Homo spiritualis judicat omnia. Ce n'est
pas cette lumière vive que l'on trouve dans une oraison fervente, mais on acquiert
un sens pratique des choses divines, dont on apprécie la valeur et les nuances
diverses par un sentiment, une vue intime et calme, provenant de la grâce
divine, et qui est presque toujours à l'abri des erreurs de l'imagination.
2E Etant entièrement abandonnée à l'action de la
grâce, l'âme devient souple et
flexible devant la sainte volonté de Dieu, que sa foi et son amour lui font
voir en tout ce qui arrive; elle est pleine de force
et ne s'abat ni ne se décourage de rien. Indifférente
pour les choses de ce monde, rien ne l'émeut avec violence; les événements
fâcheux, les contradictions, les souffrances et les humiliations, la mort même
ne parviennent pas à jeter en elle la perturbation. Les sens ne laissent pas
d'être affectés plus ou moins vivement par les impressions pénibles que
produisent ces maux de la nature, mais elle n'éprouve point d'émotion
perturbatrice, elle reste calme, soumise
et libre de ses facultés et de
son action.
3E Elle jouit d'une paix profonde, qui est déjà un
effet naturel du calme des passions, mais elle vient surtout de la vie de Dieu,
qui donne à l'âme un bien-être surnaturel dont on ne peut se former une idée
exacte, quand on ne le possède pas. Ce bien-être existe même au milieu des
peines et des tribulations de tous genres; il se rend souvent plus sensible
dans ces états, parce que les souffrances, quelles qu'elles soient, contribuent
à augmenter l'union à Dieu dans une âme parfaitement renoncée.
4E Ce qui est surtout remarquable, c'est que, au
milieu des peines et des afflictions, l'âme ainsi disposée éprouve une plus
grande sérénité d'esprit et de gaieté de coeur dans ses relations avec les
créatures. Cette gaieté est douce, modérée et convenable, mais elle est réelle
et plus suave que celle qui provient de la satisfaction de la nature, par la
raison qu'elle est l'effet de l'action intime de la grâce de Dieu dans une âme,
affligée, il se peut dans le sentiment de la nature, mais humblement et
affectueusement soumise et pleinement abandonnée à la sainte volonté de Dieu.
Ce bien-être intérieur n'est nullement dérangé mais plutôt augmenté par le
froissement de la nature; il réside dans le plus intime de l'âme et pour ainsi
dire à la source et à la racine de sa vie; tandis que celui qui provient de la
satisfaction de la nature, quoique plus bruyant, parce qu'il affecte les sens
et l'imagination, est plus superficiel et plus faible.
5E Enfin, une âme ainsi unie à Dieu dans ses
habitudes pratiques, reçoit avec abondance les grâces qui conviennent à son
état et à sa position, et les dons spéciaux du Saint-Esprit dans l'ordre de sa
vocation, selon les desseins de Dieu sur elle. Dieu donne toujours les grâces
d'état, découlant du sacrement que nous recevons, et en nous appelant à un
ordre de choses spécial pour sa gloire, il nous destine des dons particuliers
dans la mesure de ses desseins sur nous. Ceci est conforme à son infinie
sagesse, qui, ayant choisi un instrument incapable et le destinant à travailler
à sa gloire, doit lui donner ce qui le rendra apte à l'exécution de ses
desseins de miséricorde.
Ignem veni
mittere in terram. Voulant
produire cet incendie, il mettra nécessairement des torches ardentes entre les
mains de ceux qu'il charge de l'allumer. Pourquoi donc y a-t-il si peu de ces
saints incendiaires? C'est qu'il y a peu de saints, peu d'âmes unies à Dieu
dans les habitudes pratiques de leur vie; leurs torches sont donc condamnées à
rester éteintes, elles produisent tout au plus le feu d'une allumette. C'est à
dire que ceux qui sont choisis pour être les hommes de Dieu, les Apôtres de
Jésus-Christ, restant amateurs d'eux-mêmes, hommes de la terre, obéissant à
leur orgueil, à leurs sens, à leurs faiblesses et à leurs défauts, la grâce
sanctifiante reçue dans le sacerdoce ne se développe pas en eux, les dons du
Saint-Esprit leur sont nécessairement refusés; les desseins de Dieu sont
avortés, et les peuples restent dans les ténèbres et l'esclavage; les démons se
réjouissent; N. S. J.-C. et la sainte Église sont dans la douleur.
Quel
bonheur ce serait pour les pauvres âmes qui nous sont confiées, si nos
missionnaires étaient ainsi unis à Dieu; elles ne résisteraient pas longtemps
aux efforts de la grâce de Dieu! Ah! mes bien-aimés Confrères, qu'il est donc
urgent que vous parveniez à cette sainte vie de N. S. J.-C.! Ayons donc pitié
de ces pauvres âmes! ayons pitié de Jésus crucifié, qui s'est sacrifié pour
elles et pour nous! ayons pitié du coeur de notre bonne Mère, qui a tant
soupiré pour que nous soyons saints, afin de sauver des âmes à son Fils! Pourquoi
et jusqu'à quand notre mauvaise nature inspirera-t-elle nos actes, vivra-t-elle
dans nos habitudes, tandis que la grâce de Jésus, couverte sans cesse de nos
cendres et parfois de notre fumier, devrait elle seule vivifier nos âmes, nous
unir à Dieu, nous attirer la surabondance de ses dons et nous lancer ainsi à la
poursuite du démon pour détruire son empire dans les âmes. Le laisserons-nous
donc toujours dominer dans son règne immonde, pour ne pas cesser de vivre de
notre vie si faible et si misérable? Non, mon Dieu! non, cela ne se peut pas;
venez, Seigneur Jésus, venez, suscitez vos serviteurs et vivez en eux!
ART. II. De l'union de
l'âme à Dieu par l'Oraison.
I.
Nature de l'oraison.
L'oraison
consiste à détourner, à abstraire notre âme des créatures pour l'appliquer
directement à Dieu dans une vue de foi et à l'unir à lui par l'amour.
Ainsi,
dans l'oraison, comme dans l'union pratique quant aux habitudes ordinaires de
la vie, l'âme s'unit à Dieu par la foi et l'amour. Mais il y a cette différence:
dans celle-ci, l'âme conservant ses relations avec les créatures selon l'ordre
de la volonté de Dieu, adhère et obéit à la grâce qui l'anime et s'unit à Dieu
dans ses oeuvres: dans l'oraison elle rompt toute relation avec les créatures,
recueille toutes ses puissances, pour les appliquer à Dieu par une pensée de
foi et s'unit à lui par l'amour.
Ce
qui caractérise spécialement l'oraison est la récollection de toutes les
puissances, la fixité de l'attention circonscrite dans une vue de foi, et l'application
unitive de l'âme à Dieu. C'est spécialement dans ce dernier acte qu'est
renfermé l'amour. Sa perfection consiste, quant à la forme, dans la
récollection ou l'absorption de l'âme en Dieu, et quant au fond, dans la
perfection de l'amour qu'elle renferme.
Nous
voyons par là que l'oraison renferme trois actes: ma récollection, la fixité de
l'attention, et l'application par amour.