François LIBERMANN
INSTRUCTIONS
SUR
LA VIE SPIRITUELLE
(E.S. pp.1-88)
PREMIÈRE INSTRUCTION
DE LA VIE SPIRITUELLE EN GÉNÉRAL
I
DÉFINITION DE LA VIE SPIRITUELLE
Nous pratiquons la vie parfaite lorsque notre vie répond à la
fin que le Créateur s'est proposée en nous formant. Une statue est parfaite lorsqu'elle
est telle que l'artiste l'a conçue et voulu faire. Plus le statuaire a formé une
conception belle, plus la statue a de perfections lorsqu'elle répond à cette conception.
De là on peut conclure quelle est la grande beauté d'une créature raisonnable parvenue
à la perfection de la sainteté.
II
FIN QUE DIEU S'EST PROPOSÉ EN NOUS CRÉANT
Dieu nous a créés pour trois fins : 1° pour nous unir à lui;
2° pour nous donner sus divines communications; 3° pour que nous lui rendions nos
devoirs[1].
1° Union de notre âme à Dieu. - Elle est nécessaire pour
recevoir ses communications et pour le servir selon sa divine volonté. Elle se fait par
la foi, l'espérance et la charité. Il lie s'agit pas ici d'un acte passager de foi,
etc., mais d'une vie de foi animée d'espérance et de charité.
Dans cette vie, l'âme tend sans cesse vers son Dieu, et s'unit
à lui par l'habitude de ces trois vertus appliquées à toute sa conduite, en général
et dans son détail. Si Dieu nous a créés pour que nous soyons unis à lui, il s'ensuit
que toutes les actions dans lesquelles notre âme ne lui est pas unie, qui ne sont pas
faites avec cette tendance d'union, sont des actions mortes, et ne répondent pas à la
fin que Dieu s'est proposée en nous créant. On doit conclure de là aussi, que notre
âme doit tendre sans cesse à cette sainte union dans laquelle seulement elle trouvera
son vrai bonheur, car elle ne sera heureuse que lorsqu'elle sera dans l'ordre de la fin de
sa création.
2° Communication de Dieu à nos âmes. Cette communication se fait par la grâce en ce
monde, par la gloire dans l'autre. La grâce est le germe la gloire, ou la semence qui la
produit. Si donc nous voulons répondre parfaitement aux desseins de notre Créateur par
rapport à la communication de sa gloire, c'est-à-dire, si nous voulons que, suivant ces
mêmes desseins, il se communique parfaitement à nous par sa gloire, il nous faut
recevoir sa communication de grâce, prendre
toutes nos mesures pour la faire germer et pour la développer, afin qu'elle croisse dans
nos âmes.
Par la grâce, nous possédons Dieu et nous sommes possédés de
lui. Saint Paul dit : Christum habitare per fidem, in cordibus vestris (Eph., II,
17), Jésus-Christ demeure dans vos coeurs par la foi; et ruila Pierre : divinae
consortes naturae (II P 1,4), nous devenons participants de la nature divine. De plus
nous sommes possédés de Dieu. Notre-Seigneur dit : tui erant et mihi eos
dedisti (Jn 17,6), ils étaient vôtres, ô mon Père, et vous me les
avez donnés; et encore : quos dedisti mihi (Ibid.), etc., ceux que vous m'avez
donnés; et ailleurs enfin. il les appelle : oves meas (Jn 10,14-15) etc.,
mes brebis.
Cette possession toutefois, tant que nous sommes sur cette
terre, est imparfaite, puisqu'elle n'existe que par la foi et l'espérance; elle ne
sera parfaite que dans le ciel. Aussi il n'y aura plus alors ni foi ni espérance.
3° Devoirs que nous devons à Dieu. - Ce sont les devoirs de
servitude, devoirs de la créature envers le créateur.
De toute éternité, le Père reçoit les devoirs essentiels et substantiels qu'il se rend par son Fils et son Esprit-Saint, seuls devoirs dignes de lui et en rapport avec ce qu'il est et ce qu'il mérite. Ces devoirs sont des devoirs de fils, des devoirs d'égalité. I1 a voulu en outre par une raison que nous ne concevons pas recevoir des devoirs d'infériorité, des devoirs de serviteurs; c'est ce qui lui a fait créer des êtres raisonnables. Malheur à la créature qui frustre son Créateur de la fin qu'il s'était proposé en la créant ! Elle ne l'en frustrera que dans ce monde, et encore en partie seulement; elle sera obligée de les lui rendre pendant toute l'éternité, et si ce n'est à sa divine miséricorde, selon la vue de sa création, ce sera à sa justice. Car la volonté divine, toute puissante et créatrice de tout ce qui existe, ne peut être plus faible que la faible volonté de la créature; d'une manière ou d'une autre elle obtiendra ce qu'elle veut, malgré cette méchante créature, et à son détriment.
Cette volonté toute puissante, en créant les êtres
raisonnables, détermine leur fin absolue, à savoir qu'ils lui rendent les hommages qui
lui sont dus. Toute l'énergie de la toute-puissance divine est dans cette fin, et aucune
créature n'y échappe. Mais cette divine volonté n'emploie pas cette toute-puissance
pour la détermination de la manière dont doivent être rendus ces hommages. Cela est à
la disposition de la créature; seulement elle l'excite et l'attire vers sa miséricorde.
Si cette misérable créature s'y refuse, elle sera obligée de rendre ses devoirs à
sa justice. I1 n'y a pas de milieu.
Les devoirs dus à notre créateur sont : l'adoration, l'amour et
le sacrifice. L'adoration, pour reconnaître à la fois notre néant et sa
grandeur, pour entrer à son égard dans les dispositions qu'exige cette connaissance, et
lui rendre les devoirs qui en résultent. Ces devoirs sont dus à Dieu en vertu de la
nature de ses rapports avec nous et des nôtres avec lui. L'amour est ce qu'il
mérite, en vertu de ce qu'il est en lui-même et par rapport à nous. Le sacrifice lui
est dû à cause de ce que nous sommes par rapport à lui. Voilà II quoi consiste la
vertu de religion que nous devons pratiquer envers notre Dieu et Créateur
III
MOYENS A PRENDRE POUR REALISER EN NOUS
LES FINS DU CRÉATEUR
Toutes les vertus que nous avons à pratiquer pour cela peuvent
se réduire à deux chefs principaux renfermant tout le reste : le renoncement à toutes
les créatures et la tendance continuelle à nous unir au Créateur, et dans l'état
actuel des choses, après le péché réparé, au Rédempteur, et par lui à son Père.
Par la première pratique nous éloignons notre âme de tout ce qui détourne de Dieu et
met obstacle à ses divines communications et opérations dans nos âmes, et nous nous
disposons à l'union divine.
Par la seconde, nous suivons le mouvement de la grâce qui nous
unit avec Dieu, et par cette union nous recevons ses communications, et de plus nous lui
rendons nos devoirs, car il serait impossible autrement que la créature s'unisse à son
Créateur.
Cette seconde union est plus ou moins parfaite, selon le plus ou
le moins de perfection avec laquelle l'homme rend à Dieu les trois devoirs marqués plus
haut. Par exemple, pour ce qui regarde le sacrifice, on peut le pratiquer au degré le
plus inférieur, ne l'offrant à Dieu que quand il l'exige sous peine de séparation
(péché mortel); au second degré, quand on sacrifie ce qu'il exige sous peine de
diminution de sa bienveillance (péché véniel); et encore dans ces deux degrés on peut
faire le sacrifice, tantôt par la crainte du châtiment, tantôt par un amour mélangé,
tantôt par un amour pur. Enfin on peut offrir ce sacrifice à un troisième et parfait
degré, quand on sacrifie à Dieu ce qu'il n'exige pas du tout mais ce qu'on
prévoit devoir lui rendre notre âme plus agréable, ce qui serait le plus selon son bon
plaisir. Ainsi Notre-Seigneur, selon saint Paul, pouvant choisir la joie après la croix :
proposito sibi gaudio, sustinuit crucem.
La première vertu, c'est-à-dire le renoncement renferme trois
vertus générales : le détachement des biens tant matériels que spirituels et moraux et
c'est la vertu de pauvreté; le détachement des jouissances ou des plaisirs, et c'est la
chasteté, considérée dans toute son étendue et dans sa perfection; le détachement de
sa propre excellence et c'est l'humilité. A
ces trois vertus, sont opposés trois vices généraux qui tendent de toutes leurs forces
à nous éloigner de Dieu et renferment tous les vices: l'amour des richesses, l'amour des
plaisirs et la superbe.
La pratique de l'union à Dieu renferme aussi trois vertus
générales : la foi, l'espérance et la charité. Les trois puissances de notre âme
tendent directement vers Dieu par ces trois vertus.
Notre âme est vide par elle-même et ne peut trouver en elle son
bonheur et son bien-être, car on voit, par ce qui vient d'être dit, que l'adoration renferme tous les devoirs de religion, c'est à
dire l'amour et le sacrifice, et demande une dépendance entière de notre Créateur. Dieu l'a créée non
pour qu'elle se repose en elle-même, mais pour qu'elle soit dans son unique dépendance,
et pour qu'elle trouve son bonheur en lut.
Deux objets se présentent à elle, pour qu'elle s'y repose et
s'y unisse en vue d'y chercher son bonheur : le Créateur et la créature. Elle s'unit aux
créatures par les trois concupiscences qui ont leur séjour dans les trois puissances de
l'âme; elle s'unit au Créateur par les trois vertus théologales qui ont également leur
séjour dans ces mêmes puissances; et les trois vertus mitoyennes pauvreté, chasteté,
humilité servent à la retirer des créatures en éloignant d'elle les trois
concupiscences, et la disposent ainsi à s'unir à son Dieu par les trois vertus
théologales. Cette union à Dieu par ces trois vertus est appelée par Notre-Seigneur croire
en lui.
L'âme ainsi fidèle à répondre de tout son pouvoir aux
desseins que Dieu a eus sur elle en la créant, reçoit infailliblement ses divines
communications, car Dieu est immuable dans sa miséricorde et fidèle dans ses promesses
et les desseins qu'il nous annonce. Si l'on meurt dans cette sainte union, l'âme entre
dans cette communication ineffable de Dieu à ses créatures que l'il n'a jamais
vue, l'oreille jamais entendue, etc.
IV
POURQUOI CETTE VIE EST APPELÉE
SPIRITUELLE OU PARFAITE
On l'appelle spirituelle, parce que dans cette vie l'âme
se détache et se retire de tout objet matériel pour ne s'appliquer qu'à Dieu seul et
aux choses spirituelles; elle en fait toute sa vie; elle ne se laisse plus dominer ni
impressionner par les objets sensibles, mais par Dieu seul, avec lequel seul elle est en
rapport intime. Elle ne vit plus que pour servir Dieu, et cela en esprit et en vérité.
Sa vie est une vie de religion.
On l'appelle vie parfaite, parce qu'elle est telle que le
Créateur se l'est proposée en créant l'homme; dès lors elle est, sans contredit, une
vie parfaite et même la plus parfaite que l'homme puisse mener en ce monde.
DEUXIÈME INSTRUCTION
COMMENT DIEU NOUS A CRÉÉS POUR MENER
CETTE VIE SPIRITUELLE ET PARFAITE
I
Dieu nous ayant créés pour nous unir à lui, nous a fait une
substance spirituelle : c'est pour cela qu'il donne à notre corps des qualités
spirituelles après notre résurrection - Corpus spirituale, - afin de
l'unir à lui pendant l'éternité; sans cela notre union ne pourrait exister.
De là on doit conclure que l'homme qui s'occupe toute sa vie de
choses matérielles, de son bien-être ou même du bien du prochain, sans rapport à son
Créateur, manque la fin pour laquelle il a été créé.
De là on doit conclure encore à la vanité de l'étude,
lorsqu'elle n'est pas faite en Dieu et pour Dieu, parce que l'intelligence appliquée à
la science comme science, par goût naturel ou par raison, n'est pas unie à Dieu, ni la
volonté non plus, et, par conséquent, sort de la fin pour laquelle le Créateur l'a
créée telle. Cependant l'application de l'intelligence à la science a une bonté
morale, particulièrement quand il s'agit de la science de son état, car alors c'est dans
l'ordre de la volonté divine qu'on s'y applique; seulement il faut que ce soit pour lui,
et, si on veut agir dans la perfection, en lui seul, et non pour ,suivre son goût, etc.
De là on peut conclure encore que la sainteté et la perfection
ne résident pas dans les pratiques antérieures mais dans l'acte intérieur de l'âme,
puisque nos rapports avec notre Dieu sont spirituels et qu'ils nous a créés spirituels
uniquement pour que nous puissions nous mettre en rapport avec lui. C'est pourquoi
saint Paul parle avec tant de force contre ceux qui voulaient la pratique de la Loi; il
montre que jamais acte extérieur ne fut agréable à Dieu autrement que par la foi,
c'est-à-dire par l'acte intérieur, lequel étant fait pour Dieu, met l'âme en rapport
avec lui. Cet acte est un acte de foi animée par l'espérance et la charité, car c'est
de celle-là que parle l'apôtre. C'est encore ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ veut
signifier lorsqu'il dit: in spiritu et veritate oportet adorare, il faut adorer en
esprit et en vérité. L'adoration, qui est le devoir de servitude que nous rendons au
Créateur, doit être faite spirituellement par l'opération intérieure de l'âme qui,
par là, se met en rapport d'union avec son Créateur et agit en vérité.
On n'a qu'à considérer combien de détours il a dans notre
amour-propre; combien nous sommes portés à nous rechercher nous-mêmes et nos
jouissances et nos intérêts en tout ce que nous faisons; et combien nous sommes portés
à nous faire illusion, et l'on comprendra facilement que nos actes et pratiques
extérieurs de religion sont bien souvent et même presque toujours mélangés. Notre âme
a d'autres vues que ce qu'elle manifeste, et souvent elle se fait illusion : populus
iste labiis me honorat, ce peuple m'honore des lèvres. C'était par les pratiques
extérieures. Par suite, plus une âme est intérieure, c'est-à-dire plus elle a
contracté l'habitude de cette opération intérieure qui l'unit à son Créateur, plus
elle est parfaite et se conforme aux vues de Dieu sur elle dans sa création. Celui qui
adore Dieu en esprit, l'adore en vérité; moins on l'adore en esprit,
c'est-à-dire moins on est intérieur, moins on l'adore en vérité.
II
Dieu nous a créés pour se communiquer à nous en ce monde par
sa grâce, et dans l'autre par sa gloire et par la possession parfaite de lui-même.
Voilà pourquoi il nous a créés à son image et à sa ressemblance.
Dieu ne veut pas seulement nous communiquer ses biens, mais il
veut habiter lui-même en nous, et y être toutes choses. Or, pour recevoir cette
communication substantielle de Dieu lorsque nous serons dans la gloire, et même la
communication moins parfaite, pendant que nous vivons sur la terre, il faut que nous
soyons faits à son image et à sa ressemblance. Jamais l'orme ne put recevoir l'objet
pour lequel elle fut faite, sans avoir la même forme que cet objet.
Nous sommes donc faits à la forme de Dieu, puisque nous devons le recevoir en nous. Or, quelle est la forme de Dieu? Unité de nature et Trinité de Personnes. Il en est de même de nos âmes : elles sont unes de leur nature, simples dans leur substance, et cependant triples dans leurs puissances, qui sont distinctes dans leur opération : faculté d'agir, faculté de voir, faculté d'aimer. Chacune de ces opérations de l'âme est à toute l'âme; chacune d'elles, si elle est faite pour diriger l'âme vers Dieu et l'unir à lui, institue une des trois vertus unitives ou théologales, et attire des dons spéciaux de Dieu sur l'âme.
Le premier mouvement par lequel l'âme se porte à Dieu pour le connaître, ou, lorsqu'elle le connaît, celui qui la porte vers lui pour le connaître et le posséder davantage, s'appelle l'espérance.
Le second mouvement par lequel l'âme connaît Dieu, le voit, le
possède plus ou moins, c'est la foi.
Pour commencer cette connaissance et parvenir à cette
possession, il faut un premier mouvement par lequel on espère parvenir jusqu'à lui, par
lequel on aspire vers lui, pour le voir, le connaître par l'intelligence. La foi
perfectionne ensuite l'espérance, qui était aveugle avant qu'on fût parvenu à la foi.
Mais elle a existé, en son commencement, avant la foi. Notre-Seigneur dit: nemo venit
ad me, personne ne vient à moi, c'est-à-dire personne n'aura la foi en moi, nisi
Pater traxerit eum, si mon Père ne l'attire. Cela veut dire qu'il faut une grâce du
Père, prédestinée aux hommes, qui les attire à la foi; mais, dans cette attraction qui
précède la foi, on voit la tendance de l'âme vers Notre-Seigneur, qui ne peut être que
l'espérance.
Le troisième mouvement, celui par lequel l'âme embrasse et
jouit par la volonté de l'objet divin qu'elle possède et conçoit par la foi, et qu'elle
désire toujours posséder par l'espérance, s'appelle charité. Notre-Seigneur exprime
assez cela par ces paroles : Ego sum via, veritas et vita, je suis la voie, la
vérité et la vie. Ne pouvant nous unir à notre Créateur pour recevoir ses
communications que par Notre-Seigneur, comme noirs le verrons plus loin, il devient toutes
choses pour nous, et par lui nous nous unissons à Dieu par les trois vertus. Via répond
à l'espérance, c'est le seul chemin où nous devons nous diriger pour arriver à notre
Dieu : Nemo venit ad Patrem nisi per me, personne ne vient au Père que par moi. Veritas
répond à la foi, car c'est là son unique objet, et vita répond à la charité,
par laquelle notre volonté jouit et vit de Dieu.
I1 est notre Voie, parce que, hors de lui, nous avons
perdu toute espérance, et en lui nous avons la certitude de parvenir à notre
Dieu. Il est notre Vérité, car en nous unissant à lui par la loi nous trouvons
en lui la vérité dans toute sa substance essentielle. I1 est notre Vie, car c'est
lui, possédant la plénitude de la Divinité, nous il communique et nous unit à elle par
les embrasements de l'amour divin.
Bien que la foi et l'espérance disparaissent dans la gloire, ces
deux opérations de l'âme demeureront. Mais leur existence ou plutôt leur genre changera
par la circonstance de la possession parfaite et éternellement égale. L'espérance sera
remplacée par le rassasiement : Satiabor cum apparuerit... La foi sera remplacée
par la claire vue et la possession parfaite. La charité seule conservera sa nature : ce
seront des embrasements éternels. La différence sera seulement dans l'intensité et la
perfection.
Voici la différence générale entre l'opération de lâme
dans ce monde et dans la gloire : ici-bas,
c'est une opération active. L'âme, aidée par la grâce, se portera vers Dieu;
l'impulsion intérieure que Dieu donnera à l'âme sera plus ou moins forte et aura plus
ou moins d'étendue, mais toujours y aura-t-il un mouvement propre de l'âme qui forme la
correspondance à la grâce.
Dans la gloire, toutes les opérations de nos âmes seront
passives; notre âme alors ne tend plus vers Dieu pour le posséder et en jouir. Dieu se
répand en elle, et, avec une surabondance qui nous sera incompréhensible tant que nous
serons en ce monde, il la remplit et la couvre de sa gloire. Notre âme n'opère pas par
son intelligence pour concevoir Dieu et pénétrer sa divine vérité; cette vérité
essentielle l'inonde par sa lumière qu'elle lui communique dans son essence, et dont
l'immense étendue et l'inconcevable clarté empêchent le moindre mouvement dans notre
intelligence. Enfin notre volonté absorbée, embrasée par l'essence divine qui la
remplit, reçoit d'elle par torrents les embrasements de l'amour, et y nage comme dans un
océan de la divinité.
Le Père nous rend possesseurs parfaits de sa divinité qu'il
nous donne dans son essence, et par là anéantit l'espérance. Il nous donne sa gloire
essentielle; nous ne pouvons plus l'espérer. Le Fils se donne à notre âme dans sa
lumière essentielle, par laquelle nous concevons la divinité dans son essence et face à
face; et par là il détruit la foi. Le Saint-Esprit devient lui-même l'amour de nos
âmes ; et par là il ne détruit pas la charité, mais il la perfectionne infiniment.
Les opérations essentielles de la Très Sainte-Trinité se font
dans nos âmes, par voie d'union et de communication, aussi parfaitement que cette
communication peut se faire dans une créature, et selon l'étendue de la gloire que la
justice distributive et miséricordieuse de Dieu veut donner à chacun. Voilà pourquoi
Dieu nous a créés à son image; voilà aussi ce qui rehausse considérablement la
perfection des trois actes de l'âme par lesquels elle s'unit à son Créateur, pour
recevoir ses communications.
Plus une âme aura eu de perfection en ce monde par rapport à
ces trois opérations saintes; plus elle aura reçu en ce monde de communications de
grâces, et plus, dans l'autre, elle recevra de communications de gloire.
III
Dieu nous a créés pour que nous lui rendions nos devoirs et
nous nous unissions à lui, comme il a été dit plus haut. Mais comment nous a-t-il
créés pour que nous le servions ainsi tous les jours de notre vie? I1 a fait deux choses
: premièrement il nous oblige et nous met dans une espèce de nécessité, tout en nous
laissant le plein exercice de notre liberté, de nous unir à lui et de chercher notre
bonheur en lui; en second lieu il nous fait sentir dans cette union ce que nous lui
sommes, c'est-à-dire des serviteurs. Ces deux moyens sont très efficaces pour faire de
nous des serviteurs véritables; ils sont fondés dans la nature des choses établies par
Dieu lui-même.
NÉCESSITÉ DE NOUS UNIR A NOTRE DIEU
POUR ÊTRE HEUREUX.Dieu a créé nos âmes vides
par elles-mêmes. Notre âme a des puissances et des facultés qui lui donnent la
ressemblance avec lui, mais ce ne sont que des facultés, des puissances. Sans posséder
aucune réalité en elle-même pour se satisfaire, notre âme peut et doit chercher en
Dieu ce bonheur dont elle a besoin. L'âme faite pour jouir de Dieu est donc faite pour
être parfaitement heureuse. C'est une impulsion forte qu'elle a reçue dans sa création,
de tendre vers le bonheur qu'elle n'a pas en elle-même. Elle ne pouvait pas avoir ce
bonheur ni le trouver dans sa propre substance, autrement Dieu aurait manqué
essentiellement à sa divine sagesse.
L'âme étant ainsi dans un besoin extrême de trouver de quoi se
rassasier et se satisfaire, et ne trouvant rien en elle-même, ressemble à un homme
dévoré de la faim et de la soif; c'est la comparaison dont se sert notre divine sagesse.
Cette faim et cette soif produisent en elle les trois tendances par lesquelles elle se
dirige vers lui, pour être satisfaite de la nourriture divine de sa justice et de sa
grâce.
Ces trois tendances sont la foi, l'espérance et la charité.
Chaque puissance a la faculté d'arriver à son bonheur; mais ne trouvant rien en
elle-même sur quoi elle puisse exercer cette faculté ni qui puisse la satisfaire, elle
se voit forcée de l'exercer en tendant vers Dieu, si elle veut trouver son bonheur. Cette
tendance triple des trois puissances de l'âme vers Dieu est appelée, dans le langage du
saint Évangile : avoir faim et soif de justice, se porter vers Dieu, tendre vers lui,
pour avoir part à sa divine grâce, qui nous donne sa sainteté. Tous ceux qui ont le
bonheur de tendre ainsi vers Dieu, reçoivent ses communications et trouvent en cela leur
bonheur. Beati qui esuriunt... justitiam, quoniam ipsi saturabuntur.
COMMENT DIEU NOUS FAIT SENTIR CE QUE NOUS LUI SOMMES. - Pour
savoir ce que nous sommes vis-à-vis notre Dieu, il faut connaître 1° ce que nous sommes
en nous-mêmes, 2° ce que Dieu est, 3° ce que nous sommes à Dieu, 4° ce qu'il nous
est. Noverim te, noverim me, a dit saint Augustin, ut amem te, et despiciam me, que
je vous connaisse, et que je me connaisse; que je vous connaisse pour vous aimer, et que
je me connaisse pour me mépriser. Or, Dieu a mis cette connaissance dans notre âme,
connaissance qui sera plus ou moins complète, selon le plus ou moins de rapports parfaits
que nous aurons avec lui.
1° Connaissance de nous-mêmes. - Par l'extrême
impuissance où nous sommes de trouver notre bien-être et notre bonheur en nous-mêmes,
nous voyons clairement ce que nous sommes en nous et par nous : un vase vide qui ne trouve
que de la misère, de la faim et de la soif en soi. Nous ne possédons rien; les vertus
mêmes que nous avons ne sont que des dispositions, des aptitudes, rien de plus.
Nous ressemblons à des formes qui sont faites pour recevoir des
objets pour lesquelles elles sont fabriquées. Une forme par elle-même n'est rien, elle
n'a de prix que par l'objet qu'elle renferme. 'foute notre gloire est d'être des formes
qui doivent recevoir Dieu en elles. Si nous n'avons pas Dieu en nous, nous sommes privés
de la gloire de notre forme glorieuse. Si c'est par notre faute que nous ne l'avons pas en
nous, nous méritons l'ignominie; niais en nous-mêmes nous ne sommes rien et n'avons rien
qui mérite distinction et gloire parmi les créatures.
2° Connaissance de Dieu. - Il ne s'agit pas ici de
la connaissance parfaite de Dieu et des perfections divines, mais d'une connaissance telle
qu'elle existe toujours dans toute âme qui va sincèrement à lui. C'est un goût, un
sentiment, une impression, une conception qu'on a de Dieu, sans se rendre un compte exact
de son immensité, de sa puissance, de sa bonté, de son immutabilité. Et ce sentiment
que Dieu donne, surpasse toujours l'étendue de nos propres puissances; on comprendra
qu'il est immensément plus grand que nous ne sentons, immensément meilleur, immensément
plus puissant, etc. Non ad mensuram dat Deus spiritum.
Ce sentiment se prend dans notre union à Dieu. Jamais une âme ne sera unie à Dieu sans avoir cette vue, ce sentiment ou cette conviction intime et innée.
3° Ce que nous sommes à Dieu. - On sent ce qu'on
est à Dieu, avant même qu'on ne soit parvenu à l'union, parce qu'on ne trouve nulle
part de repos et de bonheur. On a beau chercher ses satisfactions et avoir tout le bonheur
que la créature peut donner, on sent toujours le même vide et le même besoin, et même
on en sent un plus grand, parce que, plus on se livre aux créatures, plus on s'éloigne
de Dieu, et par conséquent plus aussi on est vide.
Par là on se convainc qu'on est fait pour Dieu. C'est une loi
que le Créateur a mise en nous, pour nous faire sentir le besoin que nous avons de lui. Irrequietum est cor nostrum,
donec requiescat in te. O mon Dieu! notre
cur est dans l'agitation, tant qu'il ne repose pas en vous.
Quand une fois on est uni à Dieu par les trois vertus, et qu'on
reçoit ses communications, on sent encore plus vivement sa dépendance absolue de Dieu.
On sent bien vivement combien on est pauvre sans lui. De plus, dès qu'une âme est unie
à Dieu, sa divine présence lui fait toujours sentir son néant devant lui. Une âme,
dès qu'elle s'unit à Dieu, ne saurait le faire sans s'abaisser et lui rendre les
hommages dus à son Créateur et à son Souverain Maître. Voilà donc la servitude de nos
âmes à l'égard de notre Dieu.
4° Ce que Dieu est à notre égard. - L'âme qui s'unit
à lui sent toujours, bien qu'elle ne s'en rende pas toujours compte, les différentes
perfections divines qu'il exerce à notre égard : sa puissance, sa grandeur, sa
bonté et miséricorde, sa justice, etc. De plus, Dieu se communiquant à une âme, se
communique en Dieu, et, par là, lui fait connaître qu'il est son Créateur. Non
seulement il fait sentir que la grâce qu'il donne est une grâce, mais encore qu'il est
celui qui la communique, et, par là, il achève de tenir nos âmes dans le respect et les
devoirs de servitude que la créature doit au Créateur. De cela on peut conclure, que
cette familiarité légère, avec laquelle certaines personnes traitent quelquefois avec
Dieu , n'est pas bonne. C'est un pur effet de leur imagination, qui puise cette manière
d'agir dans l'orgueil et le vice de caractère.
TROISIÈME INSTRUCTION
DIFFICULTÉS QUI TENDENT A NOUS EMPÊCHER
DE RÉPONDRE A LA FIN DU CRÉATEUR
Ces difficultés ne viennent pas de la part de Dieu Créateur,
mais toutes de la part de l'homme. Si l'homme était resté tel que Dieu l'a créé, rien
n'eût été plus facile que de répondre à la fin que Dieu s'était proposée en le
créant.
On a vu dans les instructions précédentes que Dieu nous a
créés pour nous unir à lui et pour se communiquer à nous : ero merces tua magna
nimis. Voulant être lui-même notre vie et notre bonheur, il nous mit dans
l'incapacité de trouver notre bien-être en nous-mêmes, afin que nous fussions obligés
de le chercher en lui seul, et d'être par là dans sa continuelle dépendance.
Dieu ayant créé l'homme de cette manière, l'unit à lui dès
le premier moment de sa création. Rien n'était plus facile à l'homme que de rester dans
cette union et cette parfaite dépendance de son Dieu, pour recevoir ses dons divins et
ses saintes communications. Tout le portait à rester ainsi uni et soumis à Dieu dans
toute l'étendue de son être, parce que tout son être en jouissait. Tout en lui tendait
vers Dieu et rien ne l'en détournait.
Dans cet état, l'homme se trouvait dans une parfaite dépendance
de Dieu.
I1 est grand, riche et heureux; mais sa grandeur, sa richesse et
son bonheur, ne lui viennent pas de sa propre source, il n'en est pas le principe et par
conséquent, il n'en est pas parfait possesseur. I1 les tient de Dieu, les trouve en Dieu,
et il est obligé d'être sans cesse comme un esclave devant Dieu, pour recevoir ses dons
par sa miséricorde. L'homme n'est rien par lui-même, il n'a rien et ne peut rien. Dieu
est tout en lui; c'est ce qui a donné lieu à la tentation et fait notre malheur.
Nos premiers parents ayant joui de ce premier bonheur, se sont
laissé tromper et ont quitté la fontaine d'eau vive pour chercher à se satisfaire dans
leur citerne vide et brisée.
Il ne leur manquait rien, sinon l'indépendance ; c'est aussi par
là que l'ennemi les a tentés. « Vous serez des Dieux, c'est-à-dire cette
excellence, ces richesses et ce bonheur que vous tenez de Dieu seul, vous pourriez les
avoir en vous-mêmes et inhérents à votre propre nature. »
C'était un mensonge qu'il leur disait là, mensonge qui l'avait
rendu malheureux lui-même. Les mauvais anges avaient été grands, riches et heureux,
mais dans cette même dépendance de Dieu. Leur maître Lucifer voulut se considérer et
se faire considérer comme ayant ces grandeurs et ces excellences en lui-même; il ne
voulut plus se complaire en Dieu, en lui seul sont renfermées toutes les excellences,
niais en lui-même, indépendamment de Dieu. I1 tomba dans l'orgueil, qui consiste à
chercher, à considérer cette excellence et à en jouir, comme si elle était en soi et
inhérente à sa nature, et, par là, à se rendre indépendant de son Dieu.
C'est donc l'orgueil qui a fait les démons, et cela en supposant
une fausseté, parce que toute excellence n'existe et ne peut exister qu'en Dieu. La
créature n'a et ne peut avoir d'excellence que par la communication de Dieu et sous son
entière dépendance : gloriam meam alteri non dabo.
Notre-Seigneur exprime cette vérité en deux mots quand, parlant
du démon, il dit : mendax est et pater ejus, son père est menteur; c'est-à-dire,
l'orgueil qui a engendré le démon, l'a fait en lui mentant; et lui-même, en faisant
tomber l'homme, lui a dit le même mensonge, et lui nient encore tous les jours dans les
tentations qu'il lui suscite.
Adam et Ève entrèrent dans ce sentiment d'orgueil que le démon
leur inspira ; ils firent un retour sur eux-mêmes et cherchèrent à se rendre
indépendants et à expérimenter le souverain bonheur en eux-mêmes, sans avoir besoin de
Dieu. Le démon dit à Ève : Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
Cette connaissance, dans l'Écriture, signifie une connaissance expérimentale de toutes
les puissances de l'âme et non pas une vue de l'esprit seulement.
C'est de là que sont résultés tous les maux et toutes les
difficultés que nous éprouvons encore maintenant à agir selon les desseins de Dieu sur
nous dans notre création. Ces difficultés sont très nombreuses.
PREMIERE DIFFICULTÉ : Séparation de Dieu. Par la
création même Dieu établit dans l'âme une grâce par laquelle il l'unit à lui.
L'homme se détourna de son Dieu pour s'établir dans l'indépendance et se suffire à
lui-même. Par là il rompit cette union de son âme avec Dieu, et perdit cette grâce
qu'il avait reçue dans la création, et qui avait opéré en lui cette sainte union :
obstacle déjà très grand et même invincible.
Désormais l'homme, par ses propres forces, ne peut plus s'unir
à son Dieu, parce qu'il en est séparé. Bien plus, une pente nouvelle l'entraîne vers
lui-même, tandis qu'auparavant il avait en lui cette pente unique à chercher Dieu en
tout et partout. C'est là un des plus grands maux des hommes sur la terre, et qui leur
cause le plus de tort.
Un autre mal, conséquence de cette rupture, c'est que ce canal
d'union n'existant plus entre Dieu et les hommes, il s'ensuit qu'il ne se fait plus aucune
communication de grâces vivifiantes du Créateur à la créature; et, d'autre part, il
n'existe plus de soumission et de dépendance de la créature au Créateur.
Cette absence de communications de la Divinité met dans l'âme
comme une gangrène, qui y paralyse toute action vitale et la rend à jamais incapable de
se réunir avec son Dieu. I1 faut absolument que Dieu s'abaisse jusqu'à nous pour
rattacher le lien d'union, autrement nous n'y parviendrons jamais. I1 faut qu'il nous
prévienne de sa grâce divine.
De la part de la créature, de cette indépendance où elle est
par cette pente qui la porte vers elle-même, résulte l'oubli de Dieu et l'indifférence
pour tout ce qui le regarde, l'absence de toute espèce de devoirs de religion.
L'union est un lien entre Dieu et l'homme, par lequel l'homme
rend ses devoirs à Dieu, et Dieu répand ses grâces, ses communications et ses faveurs
sur les hommes. L'union rompue, plus de communications de la part de Dieu, plus de devoirs
de la part des hommes. Ce n'est pas à dire que Dieu ne donne plus aucune grâce, mais
plus de grâce vitale, tant que l'union est rompue. Également, quand on dit : plus de
devoirs de la part de l'homme, on veut dire que peu à peu ces devoirs diminuent, et à la
fin l'oubli de Dieu s'établit dans l'âme.
SECONDE DIFFICULTÉ : Pente vers la créature. - L'âme a
un besoin absolu de bonheur et j'applique sans cesse à le trouver. Comme elle
sest séparée de Dieu et ne reçoit pas ses divines communications, elle
cherche ce bonheur dans les créatures. De là les trois concupiscences opposées aux
trois vertus théologales. Par les trois vertus, l'âme s'unissait à son Dieu, et par les
trois vices elle s'unit aux créatures dans ces trois puissances. Chacune de ces trois
puissances est affectée par un de ces trois vices.
La première, qui devait tendre vers Dieu par l'espérance, tend
à attirer, toute excellence vers soi et en soi : c'est le désir de sa propre excellence.
Par ce désir l'âme applique son esprit à concevoir cette excellence en soi, et sa
volonté à l'aimer en soi.
C'est cette passion qui influe le plus dans nos âmes et y reste
le plus enracinée, et cela pour trois raisons : 1° ce vice a été le principe de notre
mal, et, par conséquent, c'est notre principal héritage de nos premiers parents; 2° ce
vice est purement spirituel et, par suite, plus inhérent à l'âme, plus conforme que les
autres vices à sa nature qui est spirituelle; 3° il lui est plus intime, parce qu'il a
nous-mêmes pour objet, tandis que les deux autres ont pour objet une chose qui n'est pas
nous. Cette dernière raison est encore fortifiée par ce qui a été établi de Dieu dans
notre nature, à savoir cet amour pour nous-mêmes qui nous est inné.
Cet amour trouvant en nous une pente mauvaise qui nous détourne
de Dieu, nous fait toujours tendre vers nous-mêmes et fortifie en nous cette recherche et
ce désir de notre propre excellence. C'est pour cela qu'on appelle la superbe,
l'amour-propre.
La seconde puissance qui s'unit à Dieu par la foi, qui le voit,
le conçoit et le possède à sa manière, est affectée par la concupiscence des yeux la
curiosité et l'avarice. Quand la tendance de cette seconde puissance a pour objet les
choses intellectuelles, elle est curiosité; quand ce sont des objets matériels, elle est
avarice. De part et d'autre c'est une tendance de posséder : dans les choses spirituelles
on possède par la conception; dans les choses matérielles par la possession proprement
dite.
Ce vice ayant pour objet une chose purement extérieure, les âmes généreuses le surmontent le premier et avec facilité, surtout quand il s'agit de la possession d'objets matériels, parce que par là l'âme s'assujettit plutôt qu'elle ne possède; elle ne reçoit rien en elle pour en jouir. La curiosité est un peu plus difficile à vaincre; mais encore en vient-on plus facilement à bout que des deux autres concupiscences, qui sont plus intimes et plus intérieures.
La troisième puissance tendant vers Dieu par l'amour, qui la
fait jouir et savourer le divin objet qu'elle possède par la foi, se porte vers les
créatures par la concupiscence de la chair. L'exercice de cette concupiscence est un
exercice d'amour et de complaisance. Autant l'âme est faite pour le bonheur, autant elle
est faite pour aimer; le besoin du bonheur que Dieu a mis en nous est le besoin d'aimer,
car l'amour n'est que la jouissance de l'objet désiré qu'on possède.
Quand il s'agit de Dieu, l'âme possède par la foi et jouit par
l'amour, et son bonheur est complet et véritable. Quand il s'agit de la créature,
l'union de l'âme s'exerce par les trois concupiscences, et alors la possession n'est pas
réelle, et, par conséquent, la jouissance n'est que factice et incomplète.
Dans la première concupiscence, la superbe, la possession
s'exerce sur l'excellence qu'on veut posséder en soi, et alors c'est une pure fiction de
l'imagination, qui trompe l'intelligence en lui faisant voir en nous des grandeurs qui n'y
sont pas, et l'amour-propre s'exerce là-dessus par la complaisance. Ce qui donne cette
impulsion à l'imagination, c'est le désir ou la tendance de l'âme vers sa propre
excellence.
Dans la seconde, celle des yeux, l'avarice des biens matériels
ne possède jamais, car l'âme ne possède pas ces biens. La curiosité, en biens
spirituels ou intellectuels, ne possède pas non plus, car les vérités ne sont et ne
peuvent être possédées par les créatures; elles sont essentiellement à Dieu et en
Dieu. Quand l'amour s'exerce là-dessus comme sur une chose qu'on possède, c'est
l'amour-propre, l'amour de soi qui s'y exerce, par la complaisance dans la chose qu'on
cherche à posséder et qu'on s'approprie; et cette complaisance ne s'exerce que sur
l'acte de s'approprier cet objet. C'est en cela que consiste le vice et la concupiscence.
On reconnaît le vice ou cette concupiscence, quand on aperçoit la passion.
Lorsque la concupiscence ne s'exerce pas, alors on ne fait que
prendre la jouissance de cet objet, sans avoir cette tendance de se l'approprier, ou cette
tendance vers l'objet n'est que pour en avoir la jouissance, et alors il n'y a ni avarice,
ni curiosité : la jouissance est permise : Terram autem dedit filiis hominum, pourvu
cependant qu'elle n'aille pas jusqu'à la passion. Tout mouvement déréglé a pour
principe les mauvaises concupiscences. Si on cherchait la jouissance uniquement pour jouir
et se satisfaire, on ferait mal.
Dans la troisième concupiscence, qui attaque directement la
volonté, il n'y a pas non plus de possession réelle. Elle s'exerce par l'imagination ou
par la chair ; dans l'un et l'autre cas l'âme ne possède pas. Cependant l'intelligence
s'occupe de l'objet qui est recherché par la volonté, et le lui présente pour qu'elle
en jouisse.
On voit, par tout ce qui vient d'être dit, que chacune des trois concupiscences affecte toutes les trois puissances de l'âme : mais on voit en même temps que chacune d'elles a directement son séjour dans l'une des trois, et que les deux autres puissances y participent seulement comme par concomitance.
TROISIEME DIFFICULTÉ : Révolte de la partie
inférieure. Dieu voulant recevoir les hommages de toute la création et se
communiquer à elle, l'a renfermée tout entière dans l'homme, et a réuni en lui la
nature angélique ou spirituelle, la nature animale et la nature inanimée. S'étant
ensuite uni à lui-même l'âme humaine, qui est la substance principale et la plus
élevée, cette union et cette communication s'étendirent à la nature humaine tout
entière, et par là Dieu établit une union parfaite entre lui et les diverses natures
créées.
Nous avons vu plus haut comment Dieu a créé l'âme pour l'unir
à lui et pour se communiquer à elle abondamment, de telle sorte que l'âme n'éprouvait
plus aucun besoin et ne sentait pas son propre vide, car elle était remplie de son Dieu.
Pour se communiquer à toutes les créatures, Dieu donna à
l'homme un corps matériel et animal ; il établit un lien entre l'âme et le corps, et
dès lors une harmonie parfaite régna entre ces deux natures, qui semblaient ne pouvoir
jamais s'unir ensemble.
L'âme a son action directe et propre qui est purement
intellectuelle. Elle a en outre une action qui se fait par le moyen du corps, par suite du
rapport qu'elle a avec lui, et du lien qui les unit tous deux. Cette seconde action est
l'action des sens. I1 en est de même des impressions que l'âme reçoit : il y en a
qu'elle reçoit directement et d'autres qui se font dans les sens[2].
L'action de l'âme agissant directement et d'une manière
purement intellectuelle, s'appelle l'action de la partie supérieure; l'action de l'âme
qui se fait par les sens est l'action de la partie inférieure. I1 en est de même de
l'impression.
Dans l'origine, l'âme tendait en tout et toujours vers Dieu, et
s'unissait à lui seul, et Dieu aussi se communiquait à elle d'une manière très
parfaite. Cette union et cette communication se faisaient directement par l'âme et dans
l'âme, c'est-à-dire dans la partie supérieure. Comme il existait une parfaite harmonie
dans l'homme entre la partie supérieure et la partie inférieure, les communications de
l'âme pénétraient les sens et les remplissaient de la jouissance de Dieu.
Il faut savoir que, comme l'âme a ses trois besoins
intellectuels, ainsi qu'il a été dit plus haut, elle les a aussi dans sa partie sensible
et inférieure, c'est-à-dire la partie animale. Ces besoins s'appellent instincts ou
appétits.
Tandis que l'âme innocente possédait Dieu et que des
jouissances s'en répandaient par torrents dans les sens, les instincts étaient en
parfait repos. Les sens remplis de ce bonheur extrême étaient parfaitement satisfaits.
De là cette harmonie parfaite : l'âme unie à Dieu et dans une parfaite dépendance
recevait avec surabondance ses communications divines; les sens parfaitement soumis à
l'âme intellectuelle recevaient une grande abondance de jouissances, et ses appétits
rassasiés étaient paisibles et soumis. Tout était en paix dans l'homme, et Dieu y
vivait et régnait sans obstacles. Quel bonheur !
L'homme en rapport avec les autres créatures en tirait toute
l'utilité que le Créateur voulait qu'il en tirât, sans cesser un instant d'être
pleinement soumis. Les sens n'avaient aucun goût, aucun attrait d'en jouir avec passion
ou en se détournant de Dieu. Tout au contraire dans l'homme tendait vers lui. L'homme
voyait Dieu dans les créatures, et, en usant des créatures, il jouissait de Dieu et
s'unissait à lui. Quel grand bonheur! Il tirait incomparablement plus de jouissances des
créatures, que le pécheur qui les savoure et y met toute sa joie.
Cette partie inférieure de l'âme n'est guidée par la raison
que lorsqu'elle est soumise à la partie supérieure et en harmonie avec elle. Car la
raison, dans l'homme, n'est rien autre chose que l'âme considérée dans ses puissances
et dans leur action intellectuelle. Ainsi donc, toutes les fois qu'il y a harmonie et
accord entre la partie supérieure et la partie inférieure, l'action des sens devient
l'action de l'âme. Lorsqu'au contraire il n'y en a pas, l'action des sens ne peut pas
être imputée à l'âme. Dans l'origine des choses il y avait harmonie parfaite.
L'âme, par le péché, s'étant soustraite à sa dépendance de
Dieu, perdit aussi son domaine sur les créatures inférieures. Ayant interverti l'ordre,
l'ordre resta aussi interverti pour elle. Elle avait ce domaine, parce que Dieu était en
elle et gouvernait le monde par elle ; maintenant que Dieu n'y est plus et même qu'il lui
est opposé, rien en elle n'impose plus aux créatures. Qui se exaltat, humiliabitur. Par
là l'âme a perdu le domaine dans sa propre maison; tout ce qu'il y a en elle de
terrestre s'est soustrait à son autorité spirituelle.
Mais comment s'est opérée cette révolte? L'âme séparée de
Dieu et ne recevant plus ses communications divines, était vide et ne trouvait plus en
elle de quoi se satisfaire. Elle chercha donc à se nourrir et à se satisfaire dans les
créatures, au lieu du Créateur qu'elle avait abandonné et qu'elle ne savait plus
retrouver. Or, comme toutes les créatures qui l'environnent sont matérielles, elle ne
peut s'unir aux créatures que par les trois vices, pour en jouir par le moyen des sens.
De là, par le fait, elle devint esclave des sens et de la chair.
L'ordre est renversé : auparavant, Dieu communiquait le bonheur
à l'âme, l'âme au corps par les sens; maintenant les sens cherchent la communication
des créatures, et c'est dans les sens que l'âme vient les prendre pour s'en nourrir. Par
là elle fait des sens le foyer des affections charnelles. C'est pourquoi saint Paul les
appelle fomes peccati, foyer de péché; il les appelle aussi chair.
Par cet état de choses, la chair, c'est-à-dire les sens sont
dans une grande indépendance de l'âme, parce que l'âme n'a plus rien à leur
communiquer, et aussi parce que le foyer des affections mauvaises y est. De là, dès que
l'âme est dans les affections terrestres, elle est assujettie à la chair, parce qu'elle
a un besoin absolu de bonheur, et elle le reçoit de la chair où résident les trois
concupiscences.
Au contraire, dès que l'âme se retourne vers Dieu, il y a une
guerre entre elle et la chair par les deux attraits opposés, tellement que la chair ne
peut jamais être soumise à l'âme; elle peut être assoupie par la grâce divine, mais
elle n'est pas abattue dans ce monde.
La chair ou les sens ne recevant plus de jouissances de la partie
supérieure, se trouve dans un excessif besoin; alors ses instincts ou appétits sont
très violents et tendent avec une force extrême vers les objets créés qui peuvent les
satisfaire : ce sont là les passions.
Ces passions causent de grandes agitations et de grands maux à l'âme. Lorsqu'elle veut retourner vers Dieu, ces passions la mettent en désordre, la tourmentent sans cesse, et la mettent à de grandes extrémités. Quelquefois, lorsqu'elle se livre à l'esclavage de la chair, ses passions et ses appétits la traînent dans de grands excès, dans lesquels elle croupit comme malgré elle. Saint Paul exprime bien cet état : « J'ai une loi dans mes membres qui répugne à la loi de mon âme; je veux le bien et j'opère le mal (Rom., VII, 21, 23). n Je trouve en moi une certaine volonté de faire le bien, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir.
La raison, qui est l'âme considérée en elle-même et dans son
opération spirituelle, voit quelquefois assez clairement la vérité, et la volonté
voudrait éviter le mal ainsi vu ; mais la passion est si violente que l'âme s'y laisse
entraîner tout en gémissant. D'autres fois, la raison aidée de la grâce voit le mal,
et la volonté aidée de la grâce le repousse ; mais elle n'a pas assez de pouvoir pour
chasser l'affection au mal qui est dans la chair, dans les sens. Elle n'y consent pas,
mais le mal demeure dans la chair; elle cherche à l'en repousser, mais il y reste.
Cet état pénible pour une âme qui veut être à Dieu, est bien
fréquent; on peut y voir la grande perversion de notre chair.
QUATRIEME DIFFICULTE : Obscurité dans l'intelligence et
faiblesse dans la volonté. Ce double désordre vient en premier lieu de la
séparation d'avec Dieu. L'âme est privée de sa lumière, de cette lumière qui lui
était venue de Dieu par suite de l'union qui existait entre elle et lui, et des
communications qu'elle en recevait, car, par elle-même, elle n'est que ténèbres. Elle
est aussi privée de sa force : tout en elle est faible, elle éprouve de grandes
difficultés pour aller à Dieu, et ne trouve pas en elle de force pour les surmonter,
étant privée de Dieu et de ses communications, qui seules pouvaient la fortifier.
La seconde raison de ce double désordre se tire de sa pente au mal. Le péché est de sa nature ténébreux et sans vérité. Or, cette pente au mal tourne l'intelligence vers le péché et l'y plonge; le péché influe sur son action, de manière qu'il y jette une profonde obscurité sur toute vérité. Cette pente au mal réside aussi dans la volonté et l'affaiblit extrêmement. Celle-ci est, par suite, comme changée de nature; elle se sent, comme malgré elle, quoique ce ne soit pas réellement malgré elle, inclinée vers le contraire de ce qu'elle voudrait faire, et cette forte inclination lui donne une grande faiblesse pour aller à Dieu.
Enfin, en troisième lieu, les désordres extrêmes de la partie
inférieure, les penchants mauvais de la chair et la violence des passions produisent
aussi ces deux effets sur l'âme. Elles voilent l'intelligence par la violence des
désirs, par les troubles et les agitations, et par les fausses représentations de
l'imagination. Elles affaiblissent la volonté en la harcelant sans cesse par de nouveaux
assauts, en agissant sur elle par l'imagination et par une certaine langueur ou mollesse
dus sens. Cette obscurité nous prive de la connaissance de Dieu en lui-même; on ne peut
pas s'unir à lui; par conséquent notre intelligence ne le voit pas. I1 s'agit de cette
connaissance intime, qui devient comme innée dans l'âme par les communications de la
Divinité.
Elle nous prive de la connaissance de Dieu dans ses rapports avec
nous. Nous ne connaissons pas les grâces divines qu'il nous accorde, nous ne voyons pas
les communications intérieures qu'il a avec notre âme; il faut qu'il nous les fasse voir
par une grâce spéciale. Nous ne connaissons ni ses vues sur nous, ni ses divines
volontés ; nous allons comme à tâtons.
Elle nous prive de la connaissance de nous-mêmes. Chose
incompréhensible! l'homme est tombé dans une telle ignorance, qu'il sait à peine s'il a
une âme ; il faut une révélation pour le lui l'aire connaître. Et comment peut-il
connaître l'état de cette âme ? Il n'a jamais la certitude qu'il est en état de
grâce. Il ne sait pas ce qu'il pense, il ne sait pas ce qu'il veut, ni même ce qu'il
fait. Il ne connaît pas les défauts qu'il a en si grand nombre, ni jusqu'à quel point
il les a, ni comment il peut s'y prendre pour s'en défaire.
Cette obscurité nous prive aussi de la connaissance de ce que
nous devons à Dieu. Dans l'état de choses qui existe depuis le péché, l'homme, livré
à sa seule nature, sait à peine s'il a des devoirs à remplir à l'égard de Dieu ; mais
qu'on lui demande quels sont ces devoirs et jusqu'à quel point il les doit, il est dans
une entière obscurité là-dessus. I1 est encore plus facile de connaître obscurément
Dieu, que de connaître les devoirs qu'on lui doit.
Depuis le péché, l'homme est porté à procurer sa propre
gloire et sa propre satisfaction, et cette violente et continuelle tendance vers ces deux
points fait que tout en lui se porte vers lui-même, et, s'il se porte vers Dieu, ce n'est
pas pour l'amour de lui. Il use de Dieu pour son propre bien-être et sa propre gloire;
c'est ce qui est arrivé aux philosophes païens. Ils acquirent une certaine connaissance
de Dieu[3];
mais pourquoi se sont-ils appliqués à acquérir cette connaissance? Pour l'amour d'eux
seuls. Ayant, par la bonté de Dieu, acquis cette connaissance, au lieu de le glorifier et
de lui rendre leurs devoirs, ils se glorifiaient eux-mêmes et se rendaient les devoirs
qu'ils devaient à Celui qui avait daigné se manifester à eux. Aussi, d'après saint
Paul, le tir châtiment a été très grand.
Cette faiblesse de la volonté prend encore sa source dans cette extrême tendresse que nous avons pour nous-mêmes : l'amour des jouissances. De là naît une paresse de volonté qui nous cause de grands maux. C'est un amour du repos qui tient la volonté dans une grande faiblesse, produit particulièrement la négligence et le découragement, et nous expose à toutes sortes de tentations, tout en nous privant de la force dont nous avons besoin pour les combattre.
On peut voir facilement que cette paresse n'a sa source que dans
l'amour de soi. Ces âmes si paresseuses, si négligentes et indifférentes pour les
choses divines, seront très actives et très animées lorsqu'il s'agira de se donner du
plaisir à soi-même.
QUATRIÈME INSTRUCTION
INCAPACITÉ DE L'HOMME DE SE RELEVER DE SA CHUTE.
SECOURS QUI LUI ÉTAIT ABSOLUMENT NÉCESSAIRE ET QU'IL A REÇU EN
LA PERSONNE DE NOTRE-SEIGNEUR JESUS-CHRIST.
I
INCAPACITÉ DE L'HOMME DE SE RELEVER DE SA CHUTE
L'homme a deux genres de devoirs à remplir : d'abord les
devoirs primaires et directs, et les autres qu'on pourrait appeler secondaires ou
indirects.
Les premiers sont ceux auxquels il est tenu en vertu de la fin
directe que Dieu. s'est proposée dans sa création. Ce sont là sans contredit les
devoirs les plus importants et les plus essentiels. Il doit tendre vers Dieu pour s'unir
à lui par les trois vertus théologales, recevoir ses divines communications avec les
dispositions requises, et lui rendre les hommages qui lui sont dus, le tout comme il a
été expliqué à la première instruction. Celui qui ne vise pas à cela renverse tout
l'ordre de la création, résiste à son créateur de tout son être, et tend de toutes
ses forces à rentrer dans le néant, car son existence n'est qu'un moyen entre les mains
de Dieu pour réaliser l'unique fin de la création. En repoussant la fin il tend par là
même à détruire le moyen, car à quoi bon le moyen si la fin est rejetée ? II mérite
dès lors une plus grande punition que le néant.
Quant à ses premiers devoirs, l'homme réduit à ses propres forces est à jamais incapable de les rendre à Dieu. La raison en est bien simple : le premier pas à faire pour rendre à Dieu les devoirs de religion, serait de s'unir à lui; or, jamais l'homme séparé de Dieu par le péché ne peut revenir vers lui, ni même en avoir la volonté. Il n'y a que Dieu seul qui puisse s'unir ses créatures. Mais surtout, quand celles-ci sont dans un si grand état de désordre, tel que celui que le péché a causé en nous, l'impossibilité de cette union devient bien plus grande. Tout ce que nous pouvons, c'est de nous laisser attirer et mouvoir par la grâce divine, et d'être fidèles à suivre cette attraction et cette impression.
Les devoirs secondaires que l'homme a à remplir, sont renfermés
dans les lois que la volonté divine lui a imposées dans son infinie sagesse, comme
parfaitement en harmonie avec l'ordre de choses qu'il a établi dans la création. Dieu
n'a pas créé l'homme dans le but de lui faire observer ces lois ; elles ne sont pas la
fin de sa création (nous avons vu quelle est cette fin); mais l'homme doit les observer
par suite de sa création, et elles lui servent à obtenir sa fin. Telle est la divine
volonté, et cette volonté nous est connue par une conclusion nécessaire soit directe et
prochaine, soit indirecte et éloignée, tirée du fait de la création et de l'état où
Dieu a créé l'homme.
Ces devoirs nous obligent : 1° à l'égard de Dieu à lui
témoigner notre reconnaissance pour le bienfait de la création; à l'aimer par dessus
toutes choses, car, selon notre nature, nous devons aimer ce qui est aimable ; or, rien
n'est plus aimable que Dieu. 2° Envers le prochain que nous devons aimer, attendu que
nous sommes tous de la même chair et du même sang, et destinés à vivre ensemble,
etc... 3° Envers nous-mêmes : par exemple, si Dieu nous a donné la vie, nous n'avons
pas le droit de nous en priver, etc... Notre faiblesse est si grande, que nous avons
toutes les peines du monde pour observer une petite partie de cette loi, tant que nous
sommes abandonnés à nos propres forces, et jamais nous ne serions capables de l'observer
dans son intégrité.
Toutes les fois que cette loi que le Créateur a écrite dans
notre nature est opposée notablement à nos penchants, nous ne sommes plus capables de
l'observer. Si on a vu parfois des philosophes ou d'autres hommes observer des lois
difficiles, ou pratiquer des vertus qui paraissent héroïques, on n'a qu'à examiner et
on verra en eux un penchant, un goût ou une jouissance, ou un intérêt propre qui les
soutenait contre la difficulté ; le plus souvent c'était l'amour-propre. Dans certains
Romains de l'ancien temps, c'était l'amour de la patrie, qui faisait faire toutes ces
grandes choses selon la nature, et cet amour pour la patrie était encore fondé sur
l'amour-propre et la gloire propre. Cependant, quoique cette vertu fût fondée sur
l'orgueil et sur l'amour déréglé de soi-même[4], il s'y trouvait toujours un
mélange de vertu imparfaite, qui fut largement récompensée par la bonté divine.
Par là on peut voir combien le péché a éloigné l'homme de
son bonheur et de l'état où il devait être. Cette loi, qui est une suite et une
conséquence de son état normal, il ne peut l'observer ; et cependant il semblerait
plutôt qu'il devrait lui être impossible de ne pas l'observer. C'est une chose
inconcevable : les bêtes, les êtres inanimés observent nécessairement ces lois, qui
tiennent à leur état naturel; l'homme seul ne veut pas, et, lorsqu'il le veut, il ne le
peut pas. Il sent bien en lui quelque chose qui le pousse vers l'observation de cette loi,
mais il trouve une autre loi perverse que le péché a mise dans ses membres et qui est
opposée à la première, de manière que l'homme veut et ne veut pas; et, dans ces deux
volontés opposées et contradictoires, la volonté raisonnable, qui est imprimée dans
son âme par un reste de droiture naturelle que la volonté divine lui a conservée même
après le péché, succombe, et la volonté animale qui lui a été donnée par le
péché, triomphe.
D'ailleurs, si même l'homme faisait tous ses efforts, et si par
ses efforts il surmontait toutes les difficultés et observait cette loi secondaire, il
n'aurait pas fait beaucoup de chemin, puisqu'il resterait toujours dans une absolue
incapacité de rendre à Dieu les devoirs les plus essentiels, qui sont la fin de sa
création.
De plus, non seulement notre volonté est dans une grande
faiblesse et dans une grande incapacité de remplir tous ces devoirs, mais notre
intelligence est tellement obscurcie, qu'elle ne les connaît même pas tant qu'elle est
abandonnée à ses propres ténèbres. Cette obscurité est très grande, surtout quand il
s'agit des devoirs de religion, en quoi est la fin pour laquelle nous avons été créés.
C'est une chose facile à remarquer dans les hommes qui sont dans
l'état de péché et les habitudes charnelles. Vivant uniquement selon l'homme de
péché, ils ne connaissent pas les choses divines. Cela se voit même dans les hommes qui
ne mènent pas une vie dé péché, mais dont les habitudes sont purement naturelles, et
même dans ceux qui sont en état de grâce et qui ont une certaine bonne volonté. Comme
leurs manières de considérer les choses sont purement humaines, ils ont la vue
entièrement obscurcie et ne conçoivent pas les choses divines, c'est-à-dire les devoirs
dus à Dieu par la religion, l'union à Dieu et les communications divines faites aux
hommes.
Ces derniers concevront bien ce qui regarde les lois secondaires;
ils en sentiront le besoin, même ils verront une petite lueur des devoirs primaires dus
à Dieu, et ils en sentiront parfois le besoin, mais légèrement, et leurs devoirs dans
ce genre, selon eux, ne s'étendent pas bien loin. Plus notre âme a l'habitude d'agir
dans l'union de foi, plus son intelligence est éclairée sur ce qu'elle doit à Dieu, et
moins elle agit par cette union de foi, moins son intelligence est éclairée.
II
SECOURS NÉCESSAIRE A L'HOMME POUR SE RELEVER
DE SA CHUTE
Nous nous trouvions tellement abattus que nous n'étions pas
même capables de vouloir nous relever, beaucoup moins de prendre les moyens qui pouvaient
nous aider. Abandonnés à notre nature corrompue et accablés par le péché, nous
n'aurions pas trouvé en nous la volonté de rendre à notre Dieu les devoirs de servitude
auxquels la vertu de religion nous oblige et pour lesquels nous avons été créés.
Jamais nous ne trouverons en notre nature une volonté réelle de nous sacrifier à notre
Dieu et de lui rendre les devoirs d'adoration véritable; comme aussi nous n'y trouverons
pas cette volonté sérieuse de nous unir à lui par les trois vertus.
La seule volonté que nous avons en nous, et encore bien faible
et en grande partie inefficace, c'est la loi que le Créateur y a établie par sa sagesse,
comme une suite nécessaire de notre création et de l'état de choses dans lequel il nous
a mis en nous créant. Cette volonté est encore bien combattue par une autre volonté que
saint Paul appelle la loi de la chair, qui répugne et est opposée à la loi de l'âme,
de manière qu'avant une certaine volonté d'observer cette loi de la création, on ne
trouve pas en soi la capacité d'accomplir cette volonté, selon toute l'étendue de la
loi que le Créateur a imprimée ainsi en nous. Si nous avions pu observer entièrement
tout ce que cette volonté ou la loi gravée dans notre raison demande de nous, c'eût
été un acheminement vers le point principal, qui est cette vertu surnaturelle de
religion. Mais, ne pouvant pas même ceci, nous ne sommes pas en état de faire un pas
pour rentrer dans la voie dont nous sommes sortis.
Ne pouvant pas retourner nous-mêmes vers notre Dieu, il n'y
avait donc de ressource pour nous que dans sa bonté infinie, qui dut le déterminer à
venir à nous pour nous reprendre et vous unir à lui. C'est par là qu'il a fallu
commencer, car, étant séparés de Dieu par le péché, notre âme n'avait pas en elle de
mouvement qui pût la diriger vers son Dieu par la vertu véritable de religion.
Cette union ne pouvait se faire en laissant notre âme dans le
péché. I1 a fallu l'extirper de nos âmes pour nous unir à lui. Par le péché, l'âme
est unie à la créature; or, on ne peut être uni en même temps au Créateur et à la
créature : nemo potest duobus dominis servire, personne ne peut servir deux
maîtres. Cela est facile à comprendre, d'après ce qui a été expliqué plus haut en
parlant de l'opposition des trois vertus aux trois vices ou concupiscences.
I1 a donc fallu que la puissance divine nous unît de nouveau à
elle. I1 a fallu de plus qu'elle nous soutînt sans cesse dans cette union, car nous avons
un penchant violent qui nous entraîne vers les créatures, et nous ne pourrions pas lui
résister par nos propres forces.
Nous ayant remis nos péchés et purifié nos âmes, et de plus
ayant uni nos âmes à elle, cette puissance divine peut nous donner communication de ses
divines perfections, et se faire rendre les hommages que nous lui devons.
C'était le seul moyen qui fût capable de nous relever, et la
divine miséricorde a daigné l'employer d'une manière admirable, quoique nous ne
l'eussions pas mérité.
III
SECOURS QUE L'HOMME A REÇU DE LA BONTÉ DIVINE
POUR SE RELEVER DE SA CHUTE
L'homme a reçu de la bonté divine le secours le plus efficace,
le plus riche et le plus parfait que nous ayons pu recevoir.
La nature humaine était perdue, séparée à jamais de son
Créateur; et ce secours divin que la miséricorde du Père a daigné nous donner, nous
remet dans un état plus élevé et plus florissant qu'auparavant.
Dieu aurait pu effacer le péché de nos âmes par sa
miséricorde toute puissante et nous communiquer sa divine justice; par là, il aurait
réparé notre nature, mais il n'aurait pas réparé son honneur et sa gloire. I1 a voulu
réparer notre nature de telle sorte qu'elle puisse lui rendre plus d'honneur
qu'auparavant. Car, pour que la réparation de la gloire de Dieu soit parfaite, il faut
non seulement que l'injure soit réparée en elle-même et effacée des âmes qui l'ont
commise, mais encore que les âmes qui ont agi si indignement, rendent désormais plus
d'honneur à leur Dieu qu'elles ne faisaient jusqu'alors. C'est par là que l'injure est
parfaitement effacée et la nature humaine parfaitement restaurée.
C'est ce qui arriva par l'incarnation du Verbe. La nature
humaine, avant le péché, était une esclave qui rendait ses devoirs à Dieu son maître.
Ces devoirs alors étaient des devoirs d'esclave; c'était le néant qui rendait au
Créateur ses devoirs de néant et, par conséquent, la valeur de ces devoirs n'était que
la valeur du néant. Il est vrai que ce néant recevait une communication de la divinité,
à laquelle il était uni; mais toujours était-il vrai que le néant n'était uni avec la
Divinité que par adoption et encore par une adoption éloignée, qui faisait que ses
devoirs n'étaient que des devoirs de néant.
Cette nature tomba; elle refusa de rendre ses devoirs à Dieu;
elle en fut séparée, et Dieu ne reçut plus ces devoirs d'esclavage de la part de la
créature. Son fils unique vint s'incarner : c'est ce que saint Paul appelle s'anéantir
en prenant la forme d'esclave. Le Verbe rend de toute éternité ses devoirs à son Père,
mais des devoirs essentiels d'égalité ; il s'unit à l'humanité afin de rendre à ce
Père bien-aimé les devoirs d'esclave que cette méchante nature lui avait refusés. Par
là il donna à ces devoirs de la nature humaine un prix infini. Dieu le Père ne voit
plus dans la nature humaine qu'une seule et même personne avec son Fils, et c'est en
union avec ce Fils adorable que ces devoirs lui sont rendus.
Par là on peut voir que la nature humaine est beaucoup plus
élevée, depuis la réparation de son péché, qu'elle n'avait été avant sa chute.
Avant celle-ci, elle n'avait pas des rapports aussi intimes avec son Créateur que
maintenant ; son union n'était pas aussi parfaite, puisqu'elle jouit maintenant, par
l'humanité sainte de son Chef, de l'union hypostatique avec le Verbe. Les communications
qu'elle recevait de Dieu étaient bornées; maintenant non in mensuram dat Deus
spiritum, Dieu ne donne pas son esprit avec mesure. L'humanité sainte, qui est le
trésor de toute la nature humaine, reçoit les communications divines sans mesure et sans
bornes. Auparavant, la gloire que l'humanité rendait à la divinité était limitée,
maintenant elle est infinie. Auparavant, notre justice intérieure était un pur don de
Dieu, maintenant elle est méritée, non pas par chaque individu, mais par notre Chef.
Autrefois, nous étions serviteurs et notre adoption était bien médiocre, maintenant
nous sommes enfants véritables par l'humanité sainte de Jésus Christ, qui est notre
Frère aîné, et avec lequel; par notre union, nous ne faisons qu'une seule et même
nature humaine.
CINQUIÈME INSTRUCTION
CE QUE JÉSUS-CHRIST
A FAIT POUR NOTRE DÉLIVRANCE
I
DESTRUCTION DU PÉCHÉ
En s'offrant à son Père céleste comme victime, Jésus-Christ a
anéanti le jugement et la condamnation qui avaient été portés contre nous; il a
effacé le péché de nos âmes et a détruit l'empire que l'ennemi avait sur nous. Saint
Paul dit expressément cela dans son épître aux Colossiens (ch. II, 13 et suiv.) : Et
vos cum mortui essetis... convivificavit cum illo ..., delens quod adversum nos erat
chirographum decreti... affigens illud cruci... et expolians principatus, etc.
Nous n'étions et nous n'aurions jamais été capables d'effacer
ce jugement de condamnation, parce que nous ne pouvions pas nous débarrasser du péché
qui était en nous ; et comment nos expiations auraient-elles pu être acceptées?
Mais ce qui est plus encore : la mort et la destruction des
hommes même innocents, et quelque saints et innocents qu'ils fussent, n'auraient pu
suffire pour détruire la moindre injure faite à la divinité. Bien plus, toutes les
âmes qui pourront jamais exister, quelque saintes qu'on les suppose toutes, souffriraient
volontairement, pendant toute l'éternité, toutes les peines du purgatoire et de l'enfer
même, qu'elles ne seraient jamais capables d'effacer le moindre petit péché.
Dieu aurait pu, par un seul acte de sa volonté, effacer tout le
mal, mais sa justice n'aurait pas été satisfaite, et il a voulu satisfaire pour nous
selon toute l'étendue de sa justice, tout en nous faisant miséricorde.
I1 envoya donc son Fils sur la terre. Le Fils de Dieu prit une
nature humaine tirée d'Adam, et par là étant devenu consubstantiel avec nous, il a
satisfait pour nous dans notre propre chair. De même qu'Adam nous avait rendus tous
coupables en péchant, parce que nous lui sommes consubstantiels par notre chair, de même
Jésus-Christ nous a tous justifiés en satisfaisant par sa chair. C'est pourquoi saint
Jean dit : et incarnatus est, et il s'est incarné, quoiqu'il se soit uni
aussi à une âme humaine, aussi bien qu'à une chair humaine; mais c'est par sa chair que
nous lui sommes consubstantiels dans notre nature; c'est dans sa chair qu'il renferme
spécialement toute la nature humaine.
Son Père n'a pas créé une chair semblable à la nôtre pour la
lui donner, comme il a fait pour l'âme, mais il lui a fait prendre notre propre chair
tirée d'Adam comme la nôtre. Par là il satisfait parfaitement pour toute la nature
humaine, en immolant en victime d'expiation la nature humaine innocente, pour la nature
humaine pécheresse. I1 détruit le péché de la nature humaine en immolant la nature
humaine pour l'expier; et par là il fait ce que nous n'étions pas capables de faire par
nous-mêmes. Il offre une victime pure et agréable à son Père, tout en tirant cette
victime pure de la nature même qui était coupable; il entraîne cette nature impure dans
son sacrifice, et la rend agréable à son Père, en la couvrant de son innocence. De
plus, tout en immolant une victime créée, seule capable d'être sacrifiée, il offre une
réparation infinie, seule capable d'apaiser la justice divine blessée par cette même
créature rebelle. Quel prodige de sagesse et de miséricorde!
Ce décret de condamnation contre l'homme prévaricateur, que
Jésus-Christ a effacé, était inscrit dans notre nature. Nous trouvions en nous-mêmes
et le crime qui était le sujet de notre condamnation, et le livre dans lequel elle était
écrite, c'est-à-dire notre cur ; car, par là même que nous sommes en rébellion
avec notre Dieu, par là aussi nous portons dans notre cur l'arrêt de notre
condamnation et de notre réprobation. Ce décret aurait été à jamais ineffaçable,
parce qu'il aurait existé tant que le péché aurait été dans notre âme. Le Fils de
Dieu vint donc expier ce péché, et par là l'effacer entièrement de nos âmes.
Cependant, il faut observer qu'il ne l'effaça pas de toutes ces
âmes, et n'expia pas les péchés de toutes. I1 n'expia les péchés que de celles dont
il les effaça. Le Fils de Dieu, il est vrai, s'étant offert à son Père pour expier
tous les péchés des hommes en immolant sa chair, fournissait de quoi satisfaire
surabondamment pour tous, et offrit réellement son sacrifice pour tous. Mais il faut
nécessairement une condition pour que ce sacrifice soit réellement valable pour un
pécheur ; il faut que ce pécheur en fasse son propre sacrifice, et qu'il quitte son
péché. Celui qui persévère dans le péché, ne veut pas l'expier, et comment
l'expierait-il s'il ne le veut pas? Voilà pourquoi ce divin sacrifice n'expie les
péchés d'une âme que lorsqu'il les efface; et il ne les efface que lorsque cette âme
vient à lui, s'unit à lui par la foi; car venir à Jésus, c'est s'unir à lui par la
foi. II s'expose sur la croix aux yeux de tous les pécheurs, il s'offre pour tous, mais
son sacrifice n'a son efficace que pour ceux qui viennent à lui; de la sorte ils en
reçoivent l'application.
De là l'union à Jésus est absolument nécessaire pour que les
péchés nous soient remis. C'est ce que dit le prince des apôtres : « Il n'y a de salut
à espérer qu'en Jésus tout seul » Non est in alio aliquo salus. (Act, iv, 13).
En expiant ainsi notre péché et en l'effaçant de nos âmes,
Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a rendu encore un autre service bien signalé: il a
chassé l'ennemi de son domaine. L'homme qui est dans le péché est serviteur de ce
péché; le démon est maître dans son âme. Sans le sacrifice du Fils de Dieu, cet
ennemi régnait dans tout le genre humain. Toutes les puissances de nos âmes étaient
livrées à cet ennemi, et tyrannisées par lui. Elles étaient sa possession, et, bien
que ne les forçant pas au péché, il les dominait tellement, qu'elles lui
désobéissaient rarement et difficilement. Mais, surtout après cette vie, il en était
le maître absolu, car, alors, les pauvres âmes qui tombent en soli pouvoir ne peuvent
plus résister au péché. Le Fils de Dieu est venu nous délivrer de ce triste esclavage,
dépouillant le démon de tout son pouvoir sur le genre humain en général, et très
spécialement et parfaitement du pouvoir qu'il avait sur ceux qui devaient recevoir
l'application pratique de son divin sacrifice. Le démon avait ce pouvoir, parce que le
pécheur s'étant soustrait à la puissance de Dieu, recevait les influences de ce mauvais
esprit, et, abandonné de Dieu, il était incapable de se défendre contre lui. Le
sacrifice du Fils de Dieu ayant rompu la communication de péché et renoué la
communication de grâce avec Dieu, a, par là même, affranchi l'âme de la servitude du
démon, en détruisant en elle l'influence qu'il y avait, et en la mettant sous la
possession de Dieu.
Mais pourquoi dit-on que Jésus-Christ a expié nos péchés dans
sa chair? Son âme sainte n'a-t-elle pas souffert, ne s'est-elle pas sacrifiée pour cela?
Quoique l'âme sainte de Jésus ait souffert, et quoique ce soit elle qui ait fait tous
les grands et admirables sacrifices pour nos péchés, elle n'a souffert que dans les sens
et, par conséquent, dans sa chair. Cette âme si sainte était toujours unie à la
divinité par la claire vue, jouissait sans cesse de la vision intuitive. De cette vision
claire de la divinité du Verbe, auquel elle était unie, découlaient sur ses sens des
torrents de délices incompréhensibles aux créatures; c'est là la joie que son Père
lui proposa : proposito sibi gaudio. Mais, dans les moments de ses expiations,
cette âme admirable, par un acte de la volonté et de la toute puissance du Verbe,
privait ses sens de toutes ces joies et de toutes ces suavités immenses, et livrait son
corps et ses sens à des maux inouïs, sans aucune consolation et sans aucun soulagement sustinuit
crucem. C'est par les sens, par les douleurs de la chair, que sa sainte âme a
souffert.
C'est
par son union avec la chair qu'elle s'est sacrifiée, et par son union avec le Verbe
qu'elle a donné à ses expiations un prix infini, et cela d'autant plus que le Verbe
divin était autant uni à la chair qu'à l'âme de Jésus; et, par là, les douleurs et
les expiations de la chair étaient les douleurs et les expiations du Verbe, pour le moins
autant que celles de l'âme sainte de Jésus, à cause de cette parfaite union qu'il avait
avec la chair, union aussi parfaite et plus parfaite même que celle de l'âme avec la
chair.
I1 y a deux raisons pour lesquelles il était bon que ce fût la
chair sainte de Notre-Seigneur qui payât notre dette. D'abord c'est dans notre chair que
réside le péché; c'est donc aussi dans notre chair qu'il doit être expié. En second
lieu, Jésus a pris sur lui l'apparence du péché, afin de l'expier en lui-même et sur
lui-même; or, ce n'est que dans sa chair que Jésus a pu prendre l'apparence du
péché, car ce n'est que dans cette chair que réside sa consanguinité et sa
consubstantialité. Sa sainte âme n'aurait pu que feindre le péché sans en rien avoir;
or, il n'y a pas de feinte en Dieu. Ce serait un jeu que de prendre l'air du péché pour
l'expier. Tout est vérité en notre Jésus.
Sa chair, toute pure et sainte qu'elle est, a le péché en elle,
en ce qu'elle est substantiellement unie avec toute l'humanité d'Adam. Devant son Père
céleste, cette chair sacrée était parfaitement agréable par sa propre sainteté ; mais
parce que cette humanité sainte a pris fait et cause pour toute la race d'Adam, elle a
établi avec elle cette consanguinité et cette consubstantialité parfaite, qui fait que
le Père a vu en elle toutes les horreurs du péché de la race d'Adam. Il a déchargé
sur elle toute la colère que méritaient ses crimes, et cette colère et cette justice
divines en se déchargeant sur ce divin Agneau s'y sont heureusement épuisées; il y a
trouvé une victime si puissante qu'elle a satisfait pleinement pour tous, de manière que
Dieu a vu toute la race humaine dans Adam pour sa condamnation, et dans Jésus-Christ pour
son salut, et cela à cause de la diversité des dispositions qu'il a trouvée dans ces
deux représentants de toute la race humaine. C'est ce que dit saint Paul : « Le premier
Adam a introduit la mort par sa résistance, et le nouvel Adam la vie par son
obéissance » (Rom V, 17 et suiv ).
II
RÉTABLISSEMENT DE L'UNION DE NOTRE ÂME AVEC DIEU
Notre-Seigneur a en second lieu rétabli notre union avec son
Père céleste. Pour arriver à ce résultat, il a fallu que le péché fût d'abord
détruit dans nos âmes, autrement cette union eût été impossible. Voilà pourquoi il
est dit dans la sainte Écriture que, dès son entrée au monde, il s'est offert en
sacrifice pour les péchés : holocautomata pro peccato noluisti, tunc dixi : ecce
venio, etc.
Étant offert et reçu comme victime
d'expiation pour les péchés, il n'a qu'à opérer tous ses mystères qui doivent
consommer notre union avec la divinité. Or, cette union s'est opérée dans l'union de la
sainte humanité avec le Verbe. Par le moyen de l'humanité individuelle de
Notre-Seigneur, toute l'humanité en général est unie à Dieu, ou du moins devait
l'être. Tout le genre humain devait être considéré comme un seul et même être,
composé d'un grand nombre de membres dont Jésus-Christ est le chef.
Quoique ce corps soit composé d'un grand nombre de membres, il
ne laisse pas d'être, devant Dieu, un seul et même corps, car en Dieu tout est un ; il
n'y a que le péché qui ait divisé en séparant de Dieu. Unis à Jésus leur chef, tous
les membres redeviendront réellement un même être. Nos âmes attirées par Dieu vers
son Fils et animées par son Fils, tendent vers le même objet, qui est Dieu, en union
avec l'humanité sainte, et ainsi, quoiqu'il y ait là un grand nombre d'individus, il ne
s'y trouve qu'une seule et même âme, qui les fait tendre vers une seule et même fin,
par une tendance unanime qui maintenant est l'espérance de nos âmes, et, dans la suite,
sera possession et glorification parfaite.
Bien que, depuis le péché, il y ait naturellement dans nos
esprits une grande opposition et contradiction, ce qui annonce multiplicité et
séparation, cependant, étant unis à Jésus par la foi, nos esprits sont éclairés de
la même lumière qui éclaire d'une manière incompréhensible l'esprit humain de Jésus.
C'est de l'humanité adorable de Jésus, qui est notre chef, que les esprits des membres
reçoivent cette uniformité de vue qui, les confondant avec l'esprit humain de Jésus,
n'en forme qu'un seul et même esprit animé par le Verbe divin, qui est la lumière de
tout homme venant en ce monde.
Quoique nos volontés s'écartent et s'éloignent si fortement
l'une de l'autre depuis le péché, et mettent par là une si épouvantable séparation
entre nos individus, cependant, par la charité, elles se réunissent toutes en Jésus
leur Chef, et cette union des volontés des individus qui sont autant de membres avec leur
chef, c'est-à-dire avec l'humanité sainte, cette union, dis-je, fait que tous ne sont
qu'un même corps avec cette sainte humanité, et animés par l'amour essentiel qui
réside dans cet admirable chef sans mesure et sans fin: non ad mensuram dat Deus
spiritum[5].
Toutes les volontés humaines étant une avec celle du Fils de l'homme par excellence, se
confondent et deviennent une dans l'unité du divin Esprit, pour se perdre à jamais avec
elle dans le sein de la divinité.
On peut assez facilement voir par là que notre union ne peut
avoir lieu que par le moyen de notre Chef, et ce n'est qu'en lui et par lui qu'elle peut
se consommer : nemo venit ad patrem nisi per me. I1 faut que nos âmes
aillent s'unir à Jésus par la foi, l'espérance et la charité; par là toutes nos
puissances s'unissent à leur Chef, et, par lui et avec lui, elles sont unies à la
divinité. C'est lui qui est, Princeps primogenitus omnis creaturoe, primatum
tenens, le chef premier-né de toute créature, celui qui a la primauté.
On peut encore voir facilement par là qu'il ne suffit plus de
faire de temps à autre un acte de cette union avec Jésus; ce doit être là toute notre
vie, et, pour être parfaits, il faudrait que nos âmes ne cessassent un instant de vivre
et d'agir dans cette union. Cela n'est pas fait pour nous sur la terre : aussi il n'y aura
pas d'homme tout à fait parfait ici-bas. Dans le ciel seulement cette union sera parfaite
et consommée.
On comprend aussi, par tout ce qui vient d'être dit, pourquoi
notre divin Maître recommande tant l'union entre ses disciples, c'est-à-dire entre ceux
qui sont unis avec leur chef. L'union des membres ne peut exister parfaitement avec le
chef sans qu'ils soient unis entre eux, car si le chef communique la vie aux membres, tous
les membres doivent être animés de la même vie, et, par conséquent, tendre uniquement
vers le même point par leur espérance; avoir une même vie par leur intelligence, par
l'uniformité de vues provenant de ce que tout leur vient de la lumière du Verbe, qu'ils
acquièrent par la foi et qui doit être la même lumière en tous, car le Fils de Dieu
étant essentiellement un, ce qui n'est pas un avec qui lui est uni, ne peut être un avec
lui-même; avoir enfin une même vie par l'union surtout des volontés, moyennant la
charité.
C'est principalement dans cette union de la volonté que réside
l'union des âmes à Jésus et entre elles. Les âmes dont la volonté est parfaitement
unie à Jésus par la charité, sont toujours aussi parfaitement unies entre elles.
I1 résulte de tout ce qui vient d'être dit que nous ne
pouvons être unis au Père que par le Fils incarné; que nous ne pouvons être unis à la
divinité que par la sainte Humanité de Jésus-Christ. Cette union, nous ne pouvons
l'atteindre par nous-mêmes; une attraction du Père nous unit au Fils, et le Fils nous
unit ensuite au Père. C'est Dieu lui-même qui opère en nous cette sainte union à
Jésus-Christ son Fils.
On peut dire qu'il y a deux genres d'unions établis par le Fils
de Dieu incarné. Le premier est l'union passive à laquelle nous ne coopérons en rien;
nous ne faisons que nous y disposer, et c'est le Fils de Dieu qui l'opère sans notre
participation directe. C'est l'union de la grâce donnée à une âme qui sort du péché.
Notre-Seigneur la ressuscite de la mort et lui donne la vie, ce qui ne se fait que par
l'union de l'âme avec lui. Cette union se fait par les sacrements, dans lesquels l'âme
reçoit l'infusion de la foi, de l'espérance et de la charité, qui sont les trois vertus
unitives de l'âme avec Jésus. Les sacrements des vivants, qui supposent cette union
existante, l'augmentent en augmentant les dons de la grâce. Le second genre d'union est
l'union active, dans laquelle et par laquelle l'âme se dirige vers Notre-Seigneur, et
agit pour augmenter et fortifier l'union qu'elle a avec lui.
La première union est un état, une propension, une
disposition de l'âme, un bienfait de Dieu qui est en elle sans qu'elle y ait eu une
grande part. Un homme qui dort l'a tout autant qu'un homme éveillé, un enfant autant
qu'un vieillard, un fou autant qu'un sage.
La seconde, c'est la pratique de cet état, de cette
propension, une action de l'âme qui agit par cette disposition, un bienfait de Dieu qui
imprime en elle le mouvement de cette union et auquel l'âme correspond et se laisse
entraîner.
Plus une âme se livre à cette seconde union, plus elle se
perfectionne, et plus son union avec Jésus-Christ augmente. Si elle ne s'y livre pas,
elle reste dans son état, à moins qu'elle ne le perfectionne par la réception des
sacrements des vivants. Cependant, les âmes qui négligent cette union active ne peuvent
pas augmenter leur union par la fréquentation des sacrements, parce que les sacrements ne
produisent ces effets que moyennant les dispositions requises, ce qui exige qu'elles
s'appliquent à ce qui fait partie de la seconde union.
Enjoignant ces deux genres, on ne peut manquer de faire de grands
progrès. Ceux qui négligent la seconde sorte d'union risquent de perdre même la
première, parce que, menant une vie selon leur nature et ses goûts, ils sont facilement
entraînés à leurs penchants mauvais. L'observation des préceptes dont ils se
contentent suffit pour les entretenir ou plutôt pour les conserver dans cette union; mais
il est bien difficile de s'en tenir là, quand on se laisse aller aux affections
naturelles. Ceux qui agissent ainsi seront sauvés, sils meurent dans cet état, car
mourant dans un état d'union, et n'ayant en eux aucun obstacle essentiel à cette union,
celle-ci se consomme dans la gloire.
Mais, avant d'arriver à cette consommation, il leur reste
toujours un grand nombre d'obstacles, par suite de la vie imparfaite qu'ils ont menée.
Ils sont obligés d'expier longtemps leurs vices et leurs négligences, avant de pouvoir
consommer cette union dans la gloire. De plus, la perfection de l'union dans la gloire
répondant à la perfection de l'union dans la grâce, il s'en suit que ces âmes se
privent d'un poids immense de gloire et d'un degré incompréhensiblement grand d'union
divine pendant toute l'éternité, et cela pour des satisfactions si minces et si
passagères.
Cette seconde union peut encore être considérée de deux
manières: 1° union de contemplation ou spéculative; 2° union d'opération ou pratique.
L'union de contemplation est un acte simple et persévérant de
l'âme, par lequel elle tend à Dieu ou à Notre-Seigneur Jésus-Christ, par
l'intelligence pour le concevoir, et par la volontés pour l'aimer comme elle le conçoit.
C'est l'union qui existe dans l'oraison.
Quoique tous les genres d'oraison ne soient pas toujours
contemplatifs, cependant on peut appeler cette union contemplative, parce qu'elle se fait
comme par manière de contemplation, et c'est la même union jusqu'à un certain point.
Cette union est spéculative par elle-même, dans ce sens que son acte, par lui-même, est
général et ne renferme pas les vertus qui tiennent à l'union parfaite et lui
appartiennent. Cependant, plus cette union devient réelle et parfaite, plus elle renferme
ces vertus, et même elle ne saurait être parfaite sans cela.
L'union d'opération est celle qui consiste dans les vertus
unitives renfermées dans la foi, l'espérance et la charité. Par exemple, pour la foi :
la dépendance de Notre-Seigneur en toutes choses, la simplicité, la prudence
surnaturelle; pour l'espérance : la confiance en Notre-Seigneur dans les difficultés et
les tentations, la paix de l'âme, l'abandon entre ses mains de tout ce qui nous touche;
pour la charité : la soumission parfaite à la volonté divine, l'amour des croix, etc.
On peut l'appeler union pratique, parce qu'elle tient notre âme unie à Dieu dans le
détail de ses opérations.
Aucune de ces deux unions ne saurait être parfaite sans renfermer l'autre à un degré très parfait. Il y a des âmes que Notre-Seigneur attire par la contemplation, et alors celle-ci est accompagnée de l'union pratique, la produit et l'augmente quand ces âmes sont fidèles à la grâce divine.
Lorsque cette première union n'est
pas accompagnée de la seconde, ou lorsqu'elle l'est faiblement, alors l'âme n'est pas
unie à Notre-Seigneur dans toutes ses opérations diverses, mais dans une ou
quelques-unes seulement, et encore plus ou moins imparfaitement. D'autres âmes sont
attirées, au contraire, par l'union d'opération, et alors, si cette union a un certain
degré de perfection, elle est accompagnée et animée plus ou moins par la première.
III
RÉTABLISSEMENT DES COMMUNICATIONS DIVINES
AVEC LES HOMMES
En troisième lieu, Jésus-Christ a
rétabli la communication de Dieu avec les hommes. Séparés de Dieu, nous n'étions plus
capables de recevoir ses communications. Par l'incarnation, le Fils de Dieu rétablit
cette union et, par suite, la communication divine à ses créatures : communications de
grâce en ce monde et de gloire dans l'autre. Mais nous ne recevons désormais rien que
Par l'Humanité sainte unie au Verbe; c'est le Chef qui communique aux membres.
L'Humanité sainte unie si admirablement au Verbe reçoit des
communications ineffables et incompréhensibles à toutes les créatures, et nous unit par
les vertus théologales au Verbe incarné, et par lui à son Père qui par là même est
le nôtre, et nous donne part aux biens qu'il a mis dans l'Humanité sainte. C'est cette
vie dont le Fils de Dieu parle quand il dit : Ego veni ut vitam habeant et abundantius
habeant, je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient avec surabondance.
C'est un grand canal de communication auquel il faut nous aboucher pour recevoir ces
biens; nous le trouvons toujours plein avec surabondance pour nous remplir au-delà de nos
besoins. Si nous n'en recevons pas une grande abondance, c'est par notre faute bien
souvent.
Étant unie si intimement avec le Verbe, et devenue Fils naturel
du Père, la sainte Humanité de Jésus-Christ possédait en elle tous les trésors de
grâces, et par là déjà tous ceux qui participent à l'union du Fils de l'homme avec la
Divinité, participeront aussi, à proportion, aux grâces dont le Fils de l'homme est le
réservoir.
En outre, par une bonté
inconcevable pour nous, Jésus-Christ a voulu passer un temps considérable sur la terre,
afin d'employer des moyens plus efficaces encore d'amasser des trésors de grâces pour
ses membres, dans tous les états où ils peuvent se trouver, et pour leur transmettre ces
grâces plus facilement et plus abondamment. Ces moyens qu'il a daigné employer sont .
les mystères par lesquels il a voulu passer, les états dans lesquels il a voulu vivre,
et les actions de sanctification qu'il a voulu faire. Tout cela était pour nous : et
pro eis ego sanctifico me ipsum, ut sint et ipsi sanctificati in veritate, je me
sanctifie moi-même pour eux, afin qu'eux aussi soient sanctifiés dans la vérité.
Par ses mystères, il nous a mérité les grâces pour les
différents états et degrés de sainteté. Par les états où il a voulu passer, il a
mérité les grâces de sanctification pour ses membres dans les différents états où
ils sont obligés de vivre sur la terre. Par ses actions de sainteté, il a mérité des
grâces pour nos oeuvres. Enfin, dans toutes ces circonstances, il se donne à nous comme
modèle pour que nous l'imitions, et il nous mérite les grâces pour cette imitation[6].
Les biens qu'il nous communique ainsi dans ce monde, sont de
trois genres : les grâces de vie, les grâces pour l'action qui augmentent cette vie, et
les grâces de perfection. Dans le ciel, il nous communiquera la gloire à un degré
correspondant au degré de ces grâces que nous aurons eues sur la terre; mais cette
correspondance et ces rapports du degré de gloire avec le degré de grâce sont chose si
élevée, que l'intelligence humaine n'est pas capable de la saisir.
1. Communication de la vie divine. La première grâce consiste dans la
vie divine que le Fils de Dieu incarné nous communique; c'est un don de Dieu, un germe de
la gloire éternelle, de telle manière qu'en mourant nous ne changeons pas de vie. C'est
la même vie, d'après la parole de Notre-Seigneur, qui nous assure bien souvent la vie
éternelle dès ce monde; nous n'avons qu'à persévérer dans cette vie de sa grâce, et
elle restera toute l'éternité en nous.
Cette grâce ne consiste pas dans notre union à notre Dieu :
c'est une communication substantielle d'un don de Dieu, de la vie de Dieu à nos âmes et
c'est ce qui fait qu'elle persévère dans l'éternité en se perfectionnant
admirablement. Comme la semence enfouie sous terre devient toute différente quand elle a
germé et produit le fruit de son espèce, qui paraîtrait une merveille si l'on n'y
était pas habitué; de même la grâce enfouie dans une âme germe et produit une vie
glorieuse de la même espèce.
Cette vie divine se produit ainsi dans l'âme l'homme pécheur
étant vide de Dieu et sans vie, ne serait jamais capable de faire un pas vers cette vie;
alors Notre Seigneur vient à son secours en l'excitant par sa grâce. Cette grâce
n'entre pas dans son âme, autrement cette âme ne serait plus morte, mais elle l'excite
pour que la vie puisse y pénétrer. Si le pécheur se rend à la grâce de Jésus-Christ,
alors il y opère cette communication de la vie et de la justice éternelle du Père, dont
il lui donne participation.
Quand cette grâce divine y est une fois établie, elle y opère
trois choses principales, qui renferment plusieurs autres biens. La première chose est
l'union à Jésus, car cette grâce qui donne à l'âme la vie et la sainteté de Jésus,
produit en elle, par infusion, les trois vertus unitives qui portent cette âme vers
Jésus et qui lui donnent comme une tendance d'union avec lui par la foi, l'espérance et
la charité.
La seconde chose est qu'elle rend Jésus participant aux oeuvres
de cette âme, lesquelles deviennent les oeuvres de Jésus. I1 se les approprie et leur
communique ses mérites. Quand l'âme était morte, elle ne faisait que ses propres
oeuvres; quand elle a en elle la vie de Jésus, elle fait les oeuvres de Jésus. I1 faut
cependant que ce soient des oeuvres surnaturelles, pour qu'elles deviennent ainsi
revêtues du sceau de la vie et des mérites de Jésus, parce qu'il faut que ces oeuvres
soient faites par le principe de la vie de Jésus
pour pouvoir être ses oeuvres. I1 en est de cela comme dans l'ordre naturel. C'est l'âme
qui est la vie de l'homme : toutes les oeuvres qui ont l'âme, l'action de l'âme pour
principe, sont des oeuvres humaines, des actes humains; les uvres qui sont faites
sans que l'âme y ait influé, ne sont que des couvres mortes et indifférentes. De là
nous devons conclure que, dans nos oeuvres, nous devons bien souvent nous replier sur
nous-mêmes, afin de n'y recevoir d'influence que de cette source vitale qui est en nous.
Enfin la troisième chose qui résulte de cette même grâce
divine est que, participant à la vie du Fils de Dieu, nous participons à de grands dons
et à de grandes grâces qu'il nous communique sans cesse. Cette grâce de la vie de
Jésus Christ nous rend aptes à recevoir une multitude innombrable d'autres bienfaits de
sa part; et nous en recevons réellement sans cesse pour peu que nous soyons fidèles.
Notre-Seigneur a bien exprimé toutes ces choses dans ces paroles
qu'il dit à saint Jean dans l'Apocalypse : Ecce sto ad ostium et pulso; si quis
audierit vocem meam et mihi aperuerit januam, intrabo ad illum et coenabo cum illo, et
ipse mecum[7].
Sto ad ostium, je me tiens à la porte. Voilà Notre
Seigneur hors d'une âme. Cette âme est donc morte, la grâce de Jésus n'est pas en
elle. I1 est à la porte, il vient à elle pour l'attirer.
Et pulso... et je frappe. Voilà qu'il l'excite par sa
grâce pour qu'elle lui ouvre la porte et le laisse entrer. Cette grâce excitante n'est
pas dans l'âme, puisque Jésus en excitant frappe à la porte, au dehors. L'âme entend
au dedans les coups de la grâce qui l'excite au dehors. Si l'âme est fidèle et suit
cette impulsion de la grâce, elle s'ouvre devant Jésus et le laisse entrer.
Intrabo ad eum, j'entrerai chez lui. Voilà la vie qui
entre dans l'âme, car Jésus n'y entre que pour lui communiquer la vie. Cette entrée de
Jésus dans l'âme annonce l'union de Jésus en elle.
Cette union est si intime que Jésus est dans l'âme même : Coenabo
cum illo... et je souperai avec lui. Jésus est en cette âme pour prendre possession
d'elle et de toutes ses oeuvres, qui deviennent les oeuvres de Jésus; il les revêt de sa
vie et de ses mérites.
Et ipse mecum, et lui avec moi, c'est-à-dire par la
participation de tous les dons et de tous les bienfaits extraordinaires qu'il lui donne.
Cette première grâce est comme une semence de sénevé jetée
dans notre âme, qui n'y doit pas rester telle qu'elle est, mais germer et prendre une
grande étendue ; plus elle se développe en nous, plus nous sommes saints.
Ce qui augmente cette divine semence dans nos âmes, c'est
d'abord la fréquentation des sacrements en y apportant une sérieuse préparation. En
outre, les oeuvres qu'on fait avec sainteté augmentent cette grâce, comme on va le dire
tout à l'heure.
2. Communication de grâces pour l'action.
Quoique la première grâce dont on vient de parler soit la vie
de nos âmes, quoiqu'elle renferme en elle les germes de toutes les vertus infuses et
qu'elle en mette la facilité dans l'âme, cependant elle ne donne pas de forces directes
pour agir en conformité de ces vertus. Tout en elle est passif, mais elle ne donne pas de
forces actives. C'est pourquoi Notre-Seigneur, vivant ainsi en nous, donne à nos âmes
une grâce pour l'action. Par cette grâce, il commence par jeter un trait de lumière
dans notre intelligence sur l'acte qu'il veut nous faire faire; ensuite il nous excite à
tendre vers cet acte; puis il y applique notre volonté pour l'aimer, et alors l'acte est
déjà accompli dans notre intérieur : nous le voulons; il finit par nous fortifier dans
l'opération, et enfin par nous en faire recueillir les fruits. Chacune de ces
différentes grâces pour l'action nous est nécessaire, et si l'une d'entre elles
manquait, nous nous arrêterions.
Quoique les grâces pour l'action soient toutes différentes de
cette grâce de vie, cependant elles tendent directement ou à l'établir dans une âme
où elle n'est pas, ou à l'augmenter lorsqu'elle y est. Cette grâce première,
c'est-à-dire qui vient la première dans l'intérieur d'une âme pour la vivifier, est
comme une étincelle placée dans le fond de nos âmes.
Tant que la grâce d'action ne vient pas à notre secours pour
nous faire agir, afin d'augmenter cette grâce vivifiante et sanctifiante, cette dernière
reste dans l'état dans lequel nous l'avons reçue. Elle est dans ce foyer. de notre âme
pour que, par nos oeuvres de sainteté dont elle est la source, nous en augmentions le
feu. Elle nous donne la propension vers ces oeuvres de sainteté; elle cherche sans cesse
à s'étendre en nous et à se dilater.
Tant que nous menons une vie naturelle, et que nous ne suivons
pas les mouvements de la grâce actuelle, elle ne peut se dilater, parce qu'elle trouve de
l'opposition en nos âmes; au moins elle trouve, pour ainsi dire, les avenues fermées et
elle reste resserrée. Mais si nos âmes s'ouvrent à la divine grâce et prennent tout
l'entraînement qu'elle leur donne, alors cette grâce sanctifiante. cette vie de Jésus
dans nos âmes, s'étend, se dilate et s'empare de plus en plus de nos âmes, de toutes
leurs puissances et de toutes leurs opérations, et notre sainteté ne doit se calculer
que sur l'étendue que prend, en nos âmes, la grâce sanctifiante, et l'intensité avec
laquelle elle agit sur nos puissances. Les actes qui lui donnent le plus de développement
consistent dans la pratique des vertus unitives.
Plus le foyer de la grâce sanctifiante, ou cette vie de Jésus,
a pris de développement dans nos âmes, plus aussi notre charité devient grande et
forte, et notre vie devient une vie de foi.
Un autre bon effet résulte de l'augmentation ou dilatation de la
grâce sanctifiante dans nos âmes nos penchants et nos habitudes mauvaises et même nos
imperfections disparaissent à mesure que cette vie divine s'étend en elles, comme on le
conçoit facilement.
Un troisième avantage qui en résulte, c'est que les grâces
actuelles deviennent bien plus efficaces pour nous faire avancer et opérer les oeuvres de
sainteté, et cela pour deux raisons : d'abord ces grâces trouvant moins d'obstacles en
nous, opèrent plus puissamment, de manière que si même Dieu ne nous laissait que le
même degré de grâces actuelles, ces grâces deviendraient de plus en plus puissantes,
à mesure que nous augmenterions et dilaterions en notre intérieur cette admirable vie de
Jésus, qui réside dans la grâce sanctifiante. En second lieu, plus une âme est remplie
de cette grâce de sainteté, plus elle est agréable à Dieu, et, par conséquent, plus
aussi elle obtient de ces grâces actuelles abondantes.
Quant au degré où peut parvenir cette dilatation de la grâce
sanctifiante, il y en a autant de variétés. sur la terre, qu'il y a de variétés dans
la gloire des saints au ciel. La différence est immense entre l'Humanité sainte de
Notre-Seigneur, qui est le trésor universel de toutes les grâces, et la dernière des
âmes qui sont en état de grâce; tout l'intervalle forme les différents degrés
intermédiaires de sainteté. Marie, la Reine des saints, a obtenu le premier degré, et
elle est autant au-dessus des plus grands saints, que ceux-ci sont au-dessus d'un petit
enfant mort après son baptême.
Pour ce qui est des mérites et de la vie de nos actions, ils ne
consistent pas dans la volonté qui agit: nous sommes à jamais incapables de mériter par
nous-mêmes quoi que ce soit. Ce n'est pas non plus la grâce actuelle qui donne le
mérite, ni la grâce actuelle jointe à notre coopération, puisque tout cela existe dans
les actions de certaines âmes, qui n'ont pas la grâce sanctifiante, et qui ne méritent
pas par ces actions.
La vie, l'âme et le mérite de nos oeuvres, consistent en ce que
notre volonté, mue par la grâce d'action, agit par le principe de sanctification qui est
en elle. Cette grâce sanctifiante et vivifiante qui l'anime, se développe et s'étend;
c'est d'elle que partent toutes les actions saintes, et c'est par elle que ces actions
sont vivifiées et animées. Par la grâce actuelle, l'âme se dépouille de sa propre vie
et de sa propre action, pour se laisser remplir par la vie de Notre-Seigneur, qui est la
grâce sanctifiante, et pour vivre et agir en cette vie et en cette grâce sanctifiante.
Plus cette grâce sanctifiante ou cette vie de Jésus est développée dans une âme, plus
cette âme est parfaite; et plus cette grâce sanctifiante est l'âme et la vie d'une
oeuvre, plus aussi cette oeuvre est sainte et méritoire.
Il faut bien savoir que tout notre mérite devant Dieu est celui
de Jésus, qui seul mérite en nous. I1 faut, il est vrai, nécessairement notre
coopération pour mériter, mais c'est pour que le mérite de Jésus soit en nous, et pour
que nous y participions. Jésus vit en nous par sa grâce sanctifiante.
Comme il a été dit plus haut, cette grâce tend sans cesse à
nous animer dans toutes nos oeuvres, a remplir pleinement notre âme et à faire tendre
toutes ses puissances vers Dieu, mais elle ne donne pas par elle-même la force pour agir;
il faut une grâce particulière pour cela. Sans cette grâce particulière et actuelle,
l'âme n'adhère pas à cette vie sainte et sanctifiante de Jésus qu'elle a en elle; elle
n'opère pas par cette tendance continuelle vers son Dieu, que cette grâce tend à lui
donner ; elle est comme un paralytique qui a la vie en lui, mais qui n'en fait aucun usage
et ne peut en faire usage, ou comme un homme très sage qui dort et qui ne fait pas usage
de la sagesse et de la science qui sont en lui. Et pourquoi cela? parce que, dans l'un et
l'autre cas, il y a des obstacles dans les organes, qui mettent opposition et empêchement
à l'action de la vie et de la science, bien que l'un et l'autre tendent de toutes leurs
forces à l'action. De même, cette vie divine de la sagesse éternelle est dans nos âmes
et tend sans cesse vers Dieu, mais elle trouve de continuels obstacles dans notre nature;
elle resterait endormie et ne se développerait pas, si la grâce actuelle ne venait pas
nous exciter de notre sommeil et nous guérir de notre paralysie. Mais par là nous
adhérons à la vie de Jésus qui est en nous et nous la développons de plus en plus dans
nos âmes, en coopérant à la grâce actuelle qui nous pousse.
De ce qui précède on peut conclure trois choses. La première,
c'est que notre mérite n'augmente pas précisément parce que nous avons plus à souffrir
ou de plus grandes difficultés à surmonter. On pourrait concevoir deux saints dont celui
qui souffrirait le moins aurait le plus de mérites, parce qu'il pourrait avoir plus de
sainteté, c'est-à-dire un plus grand développement et une plus grande étendue de la
vie de Jésus en lui et dans ses oeuvres, ce qui est presque synonyme d'un plus grand
développement et d'une plus grande étendue d'amour, qui est le résultat essentiel et le
plus parfait de la grâce sanctifiante. Ce n'est donc pas la souffrance qui fait le
mérite, mais la sainteté avec laquelle on souffre, ou avec laquelle on fait toute autre
oeuvre même qui plaît et qui satisfait.
Seulement, il est bon de savoir que, sans les souffrances et les
difficultés, la grâce de la vie de Jésus acquiert peu de développement, tandis que,
dans une âme fidèle, la souffrance brise et détruit tout ce qui est obstacle à ce
développement et par là le favorise étonnamment. D'ailleurs, les souffrances renferment
de grandes grâces pour l'action et par là rendent fidèle à aider ce développement.
Les difficultés obligent à la vigilance et à d'autres vertus très favorables à ce
saint développement de la grâce sanctifiante, et exigent de plus grands efforts pour se
rendre fidèle à la grâce, et par là on adhère davantage à Jésus vivant en nous par
sa grâce sanctifiante. D'autre part, il y a des grâces considérables accordées à une
âme fidèle au milieu des difficultés. Ainsi, on ne doit pas se contenter de dire à
tous ceux qui se présentent, que les souffrances, les difficultés, etc., sont un
bonheur, parce que l'on y a aussi plus de mérites que si l'on ne souffrait pas. Il faut
en outre tâcher de faire profiter les âmes de ces souffrances, de la manière qui vient
d'être dite, autrement il n'en résulterait rien ou que très peu de chose. I1 faut au
moins qu'on les supporte d'une manière surnaturelle, pour qu'on en profite un peu.
On peut conclure, en second lieu, qu'il est fort inutile de se
mettre en grande activité naturelle pour la pratique des vertus. Tout ce qu'il y a dé
naturel dans nos oeuvres n'a pas de mérite, car une action n'a de mérite qu'autant
qu'elle est animée par la grâce. I1 faut absolument cependant qu'on emploie tous les
moyens pour éviter le mal. Si on ne peut l'éviter que par une pure activité naturelle,
il faut l'éviter par ce moyen, car il faut toujours résister au mal. Seulement, il vaut
mieux avoir recours à Dieu pour obtenir sa grâce et agir par sa grâce.
I1 en est de même de l'acquisition des vertus surnaturelles. Il
faut sans cesse avoir recours à Notre-Seigneur et chercher son secours en lui. Par notre
action purement naturelle nous ne pouvons pas adhérer à la grâce et à la vie de Jésus
qui est en nous. De là, plus nos actions se font avec paix et calme par le mouvement
intérieur et l'impulsion de la grâce divine, plus elles sont saintes; plus, au
contraire, il s'y trouve de l'agitation, du travail et de l'industrie humaine, de
l'opération propre, moins elles sont saintes et parfaites. Chacun doit cependant agir
selon son goût et son attrait intérieur.
La troisième conclusion qu'on doit tirer de ce qui vient d'être
dit, c'est que, pour parvenir à la véritable sainteté, nous n'avons besoin que d'en
lever les obstacles et de nous abandonner en même temps à la tendance intérieure que
Notre-Seigneur nous donne vers lui-même. Le grand travail que nous emploierions pour
arriver à la sainteté serait entièrement inutile. I1 est absolument nécessaire que la
grâce divine nous excite, nous fortifie et nous mène à l'action.
Cela se conçoit facilement. Toute notre sainteté consiste dans
la grâce sanctifiante, qui tend sans cesse à se développer dans notre âme et à
s'emparer de toutes ses puissances et de ses opérations ; plus elle s'en empare, plus
nous sommes saints. De là, tout ce que nous avons à faire, c'est de favoriser ce
développement en retranchant ce qui s'y oppose : les passions pour les choses créées,
même toute affection humaine, conduite ou vie purement naturelle, vices de caractère.
Tout en faisant ces choses, il faut mener une vie intérieure, paisible et calme devant
Notre-Seigneur, et être disposé à suivre les mouvements intérieurs qu'il nous donne.
3. Communication des grâces de perfection
Le troisième genre de grâces que Jésus communique sont des
grâces de perfection. Ces grâces ne sont pas nécessaires pour la sanctification de
l'âme, et par elles-mêmes ne sont pas des grâces de sainteté, au moins le plus grand
nombre d'entre elles ; elles perfectionnent cependant beaucoup les âmes à qui elles sont
accordées; elles les élèvent au-dessus des autres hommes, et sont ordinairement d'un
grand secours pour la sanctification.
Parmi ces grâces, il y en a qui sont communiquées par les
sacrements, et cela d'une manière infaillible, pourvu que le sujet ait les conditions
requises, et celles-ci tendent toujours à la sanctification. Tels sont les sacrements de
la Confirmation, de l'Eucharistie et de l'Ordre. La Confirmation et l'Ordre élèvent
au-dessus des hommes par le caractère, qui perfectionne admirablement nos âmes, en y
mettant une forme spécialement parfaite de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et est en nous
le principe de grâces très parfaites, qui rendent nos âmes saintement conformes à
cette divine forme de Jésus, qu'elles rendent vivante en nous, en en développant les
effets de sainteté. La sainte Eucharistie nous communique une très grande perfection de
la vie de Jésus et de l'union avec lui.
Il y a d'autres grâces de perfection qui dépendent de la pure
miséricorde de Dieu, lequel les accorde gratis à qui il lui plaît. Cependant, ceux dont
l'état, la vocation ou les fonctions exigent ces grâces, les recevront toujours de la
bonté divine, s'ils sont fidèles à se renoncer en toutes choses et à se livrer
pleinement à Jésus, pour le servir selon toute la perfection du divin amour.
Quelquefois, il les accorde même à des âmes qui ne sont pas fidèles dans son saint
service ; mais ceux-là n'en recevront jamais avec une grande plénitude; leurs
imperfections y paraîtront toujours, et s'ils avaient été de fervents serviteurs de
Dieu, ils auraient eu ces grâces au centuple.
Ce sont les différents dons de l'Esprit-Saint. Ces dons sont
accordés à ceux qui sont destinés à opérer des effets de grâces très grandes sur
les âmes par les différentes fonctions sacerdotales. Tous les prêtres qui seront
fidèles à l'esprit de leur vocation, c'est-à-dire à se renoncer véritablement en
tout, à tendre vers la sainteté, et à vivre dans un véritable esprit intérieur, tous
ceux-là obtiendront ces dons de Dieu selon l'étendue de ses desseins sur eux et sur leur
ministère. Ce sera dans l'un l'esprit d'intelligence, dans l'autre l'esprit de science,
de piété, etc., selon le genre de ministère que la divine Bonté lui destine pour le
salut des âmes, et selon le degré de perfection de l'apostolat où il veut les élever.
On peut même presque toujours compter que les âmes
généreuses, qui se livrent tout entières à Notre-Seigneur par une vie de renoncement
et l'esprit intérieur, seront plus ou moins favorisées de ces dons Les prêtres, qui
doivent travailler au salut des âmes, ont cela de particulier qu'ils reçoivent ces dons
à un degré supérieur, même avec un moindre degré de sainteté, parce que la
perfection de l'exercice de leurs saintes fonctions exige ces dons. Mais un prêtre qui
vit d'une manière purement naturelle et qui exerce ses fonctions dans un esprit humain et
non d'une manière surnaturelle, celui-là ne se ressent guère de ces dons. Le prêtre
naturel est donc bien coupable de perdre, par sa lâcheté, de si grands dons qui auraient
sauvé tant d'âmes.
IV
RÉTABLISSEMENT DES DEVOIRS DE LA NATURE HUMAINE
ENVERS DIEU
Jésus-Christ, non content de rétablir la communication de Dieu
envers les hommes, a en outre restitué à la nature humaine le pouvoir de rendre ses
devoirs envers son Père céleste. Par l'union hypostatique de cette nature avec le Verbe,
ces devoirs ont acquis une perfection et une excellence qu'ils n'auraient jamais pu
atteindre autrement.
Par là on peut voir que Dieu a eu pour les hommes une
miséricorde bien au-dessus de toute conception. Il a tellement restauré notre pauvre
humanité déchue par sa rébellion, qu'il l'a remise au-dessus de ce qu'elle avait été
auparavant, par l'Incarnation de son Fils bien-aimé.
L'union avec Dieu et la communication de ses grâces sont bien
plus parfaites qu'auparavant, et les devoirs que nous sommes maintenant capables de lui
rendre sont autant au-dessus de ce que nous pouvions auparavant, que notre régénérateur
est au-dessus du père qui nous a donné notre existence naturelle.
Ce n'est plus une seule et simple créature qui rend à son Dieu
ses devoirs, mais le Fils prend la forme de serviteur, et c'est en lui et par lui que nous
rendons ces devoirs. Par le péché, notre propre nature est devenue nulle dans tout
l'ordre, surnaturel; nous ne pouvons plus rien pour la gloire de notre Dieu que par son
Fils incarné.
Le premier devoir que nous devons à Dieu est l'état de
servitude en général. Dès son apparition en ce monde, Jésus-Christ a rétabli cet
état de servitude rompu par le péché : Holocautomata et pro peccato noluisti, tunc
dixi : ecce venio ut faciam, Deus, voluntatem tuam. Il n'y avait, avant sa
venue, qu'une servitude extérieure parmi les hommes, mais ce n'était pas celle-là qui
convenait à Dieu, parce qu'elle n'était pas la servitude naturelle établie dans la
création, qui est celle de l'âme, et qui avait été détruite par le péché. Il a
fallu que le Fils de Dieu vînt se rendre serviteur dans notre humanité, et tous ceux qui
vivent dans son union le seront avec lui et en lui. Tunc dixi, etc.
Le péché a détruit cette servitude et cette soumission des
hommes, parce que, au lieu de cette tendance que Dieu avait donnée à sa créature vers
lui-même, ce qui la mettait dans son entière dépendance, le péché lui a donné une
inclination impétueuse et continuelle vers les créatures et vers l'indépendance et la
complaisance en soi. Notre-Seigneur est venu rétablir la première tendance vers
lui-même, et, par là, il combat et détruit cette tendance vers la créature et vers
nous-mêmes. De plus, il s'est fait serviteur pour nous, et par la grâce nous rend
participants de cette sainte servitude, en nous communiquant son esprit de servitude
envers son Père, donnant à notre servitude une participation de la sienne, par l'union
qu'il établit entre lui et nous par sa divine grâce.
Le second devoir consiste dans l'adoration. Le péché a détruit
de fond en comble l'accomplissement de ce devoir, puisqu'il tendait à rendre l'homme
indépendant. L'ancienne loi visait à rétablir l'adoration mais imparfaitement, car
n'étant qu'une loi de figure, elle ne pouvait ordonner que des signes extérieurs pour
notre adoration, et il arrivait de là que les hommes de cette loi adoraient
extérieurement Dieu, en donnant toutes sortes de marques de leur entière dépendance, et
intérieurement ils en étaient bien loin : Populus iste labiis me honorat.
Notre-Seigneur en venant a rétabli nos rap ports avec la
divinité. Nous avons commencé dès lors à rendre à Dieu nos adorations en esprit, non
pas extérieurement seulement, mais du fond de l'âme et animés par la grâce de
l'Esprit-Saint, et en vérité, Notre-Seigneur nous unissant pour cela avec lui, et
nous communiquant ses propres mérites, afin de rendre nos adorations les siennes
propres; et pour que nous n'honorions plus seulement Dieu des lèvres, mais dans la
vérité de nos dispositions intérieures.
Le troisième devoir envers Dieu, c'est l'amour détruit par le
péché; la loi aurait été à jamais incapable de le donner. Il a fallu le Fils de Dieu
pour nous donner part à l'amour infini qu'il a de toute éternité pour son Père, en
s'unissant notre humanité et en nous rendant participants de son amour substantiel ou de
l'esprit d'amour qui l'unit éternellement à son Père céleste.
[1]
(t) Cette pensée est exprimée d'une autre manière dans les caté
chismes. On y dit : pour le connaître, l'aimer, le servir et parve
nir à la vie éternelle. Le
connaître e1 l'aimer, voilà l'union de la
foi et de la charité; le servir, voilà les devoirs; parvenir à la vie
éternelle, voilà la communication parfaite de la divinité; cc dernier
point renferme aussi l'espérance. (Note. du Vén. Liberrnann.)
[2]
Voici la différence entre l'action et l'impression
:l'action est ce que l'âme donne et fait, tandis que l'impression est ce qu'elle recoit.
L'âme s'unit à Dieu, voilà une action ; Dieu se communique à elle, voilà une
impression.
[3] Cette connaissance était obscure et faible; elle leur était donnée par un reste de la lumière naturelle que Dieu leur accordait par une pure bonté de sa part. Cette lumière était faible et superficielle, elle n'était pas intime, parce que ces amateurs d'eux-mêmes n'étaient ni capables de s'unir à Dieu par un véritable et parfait amour, ni de laisser subjuguer leur esprit par la vertu de religion, qui renferme l'anéantissement devant Dieu. Aussi ne pouvaient-ils chercher Dieu que dans les créatures et par voie de conclusion (d'après saint Paul), et comme ils l'y cherchaient par pur amour d'eux-mêmes, ils ne l'y aimaient pas véritablement. Dieu leur accordait cette insigne faveur et leur donnait une petite connaissance de ses grandeurs, parce qu'il y avait encore une certaine rectitude naturelle dans leur conduite, quoiqu'ils ne lui rendissent aucun devoir de religion ou presque aucun, et quoiqu'ils se proposassent leur propre bien-être et leur propre orgueil; mais ayant eu cette connaissance de Dieu, au lieu de profiter de cette grâce pour le glorifier, ils s'en glorifiaient eux--mêmes et cette conduite détestable les empêcha d'arriver à une connaissance parfaite.
[4] Ce qui prouve que dans les
Romains (où les vertus naturelles paraissent les plus pures), il y avait un amour
déréglé d'eux-mêmes, c'est que cet amour de la patrie était porté à un si grand
excès, qu'il tendait à la destruction de toute la loi de la nature envers ceux qui
n'appartenaient pas à la patrie. La loi de la nature, qui veut l'amour de la patrie, fait
préférer la patrie à toute autre contrée; mais l'amour de la patrie qui est fondé sur
un excès d'amour-propre détruit tout pour cette patrie, tend non pas à la conservation
de cette patrie, mais à .un agrandissement orgueilleux.
[5] La mesure de l'union de l'Esprit-Saint avec la sainte Humanité est l'union de cette sainte Humanité avec le Verbe. En effet, le Verbe, produit essentiellement l'Esprit-Saint avec le Père,et, par conséquent la mission du divin Esprit doit être de la mesure de l'union du Verbe avec l'Humanité sainte.
[6] Le Vén. Libermann se proposait de revenir ailleurs sur ces trois points
[7] Me voici à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec lui et lui avec moi. (Apo., III, 20.)