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M. LIÉVIN

 

DIACRE AU SÉMINAIRE DE SAINT-SULPICE A PARIS

 

MÉMOIRE

SUR LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES

DE SA VIE

 

M. Liévin était regardé par tous ceux qui le connaissaient d'une manière particulière, comme un modèle accompli de la perfection ecclésiastique; il vivait dans un désir ardent et continuel de se rendre agréable à Dieu en toutes choses. On ne se trouvait jamais avec lui sans que ce désir ne se manifestât, soit dans ses paroles, soit dans ses actions, et cela sans qu'il s'en aperçût, parce qu'il ne cherchait jamais à faire paraître aux yeux des autres les sentiments de son cœur, comme aussi à les cacher; cela venait de ce qu'il ne se trouvait en lui aucun sentiment de vanité.

 

I1 aimait Dieu de toute son âme, il ne vivait que pour lui seul; mais cette vie lui paraissait si naturelle qu'il s'épanchait très facilement devant ses confrères, ne se doutant même pas que ses sentiments ainsi manifestés pouvaient le rendre plus estimable à leurs yeux; et, en cela, il agissait d'une manière conforme à ces paroles de Notre-Seigneur qui veut qu'après avoir accompli toute la perfection de son amour, il ne vienne jamais dans l'idée que nous avons fait quelque chose, mais que nous soyons intimement convaincus que nous sommes des serviteurs inutiles.

 

Cette conviction était si grande en M. Liévin, qu'en toutes choses il s'oubliait complètement lui-même; cela venait de ce que son esprit et son cœur étaient toujours tournés vers Dieu et uniquement occupés à son service, à sa gloire et à son amour; il ne s'est jamais plaint à moi de pensées de vanité, bien qu'il nie dît ordinairement ses peines et ses difficultés; et j'ai observé que cela venait de ce que sa pensée était toujours tournée vers Dieu, et qu'ainsi la vanité ne pouvait trouver pied chez lut.

 

I. ‑ SON ESPRIT DE RENONCEMENT

 

La grande source de l'amour-propre et de la vanité est dans la tendance de notre esprit à revenir sur lui-même, et à faire attention aux autres hommes. Notre bon M. Liévin, par le désir ardent et continuel qu'il avait de vivre tout à Dieu, tenait toujours sa pensée en lui, et ne voyait que lui en tout et partout.

 

La grande et importante résolution de M. Liévin à laquelle il revenait sans cesse, et qu'il a prise au moins dès sa seconde année de théologie, était de se renoncer en toutes choses, et de ne jamais se rechercher en rien. Il aimait à se vider entièrement de toute espèce d'affection naturelle et de désir propre, afin de ne vivre qu'à Dieu et tout en Dieu, et de s'approcher le plus possible de Notre-Seigneur, qui est notre unique modèle, et qui n'a jamais suivi aucun sentiment naturel, ni aucun mouvement propre, mais toujours vécu en son Père et par son Père. I1 aurait désiré ne plus jamais agir que par le mouvement de l'Esprit Saint, et ne jamais ressentir en son âme aucune joie, ni aucun autre sentiment que ceux qui viennent de l'Esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 

Aussi me disait-il souvent lorsque nous nous trouvions ensemble : « Allons, mon cher, il faut mourir, afin que Notre-Seigneur vive seul en nous. » D'autres fois: «Quand serons-nous enfin entièrement morts? Quand ne vivrons-nous plus qu'en Notre-Seigneur Jésus-Christ? » Souvent encore il me demandait quels étaient les dispositions et les sentiments intérieurs de Notre-Seigneur dans les circonstances dont on parlait, et il disait alors, avec une surabondance de joie : « Oh ! si nous pouvions avoir en nous de si belles dispositions !... Si l'intérieur de Notre-Seigneur pouvait devenir le nôtre! »

 

Il avait toujours à la bouche quelques paroles de saint Paul par rapport à ce renoncement universel, et surtout cette vie bienheureuse de Notre-Seigneur en nous, et il faisait ressortir la force et la vigueur des termes du saint Apôtre. Il reprenait le mot consepulti, l'expliquait et, ensuite, appuyait sur in Deo, et sur les autres mots. Après cela, il ne trouvait plus assez d'expressions pour rendre son admiration et ses sentiments par rapport à Jésus en nous, et il entrait dans une grande joie.

 

Tout cela provenait du désir ardent qu'il avait de faire régner et vivre en lui l'esprit de Notre-Seigneur, et des grands progrès qu'il avait faits dans cette vie toute de sainteté, toute dégagée de la terre, de tous ses plaisirs, contentements, et jouissances. Dans cette vie tout intérieure et perdue en Notre-Seigneur, on ne peut, en effet, n'être pas tout au-dessus des sens et des choses créées...

 

A ce propos, je me souviens que, lorsqu'il était au plus fort de sa dernière maladie, quelqu'un lui répétant ce texte de saint Paul : Mortui estis, et vita nosira abscondita est in Christo, in Deo, ajouta ces paroles : « Vous voilà mort, mon cher ami, la terre et tout ce qu'elle renferme n'a plus rien pour vous; vous n'avez plus ni plaisir, ni jouissance, ni contentement sur la terre, ni en vous-même; vous êtes donc mort et votre lit est votre tombeau, dans lequel vous n'avez plus même la force de vous remuer. L'homme est mort et expiré, mais Jésus vit en vous; vous avez donc encore une vie en vous, mais elle est cachée avec Jésus-Christ en son Père. C'est à Dieu seul qu'il appartient d'achever cette vie de Jésus en vous, afin que votre âme n'ait d'autre vie que la sienne; il opèrera tout cela par une mort complète et entière, qui terminera toute vie humaine, pour établir pleinement la vie divine. »

 

Pendant tout le temps qu'on lui parlait de la sorte, il était comme dans un ravissement, et la joie extrême dont son cœur était plein était peinte dans les traits de sa figure, qui était comme celle d'un ange. Son recueillement était si grand qu'on ne put lui tirer une seule parole. Il fallut le quitter et le laisser seul jouir tranquillement de son bonheur ; et cela ne m'étonne pas, parce que ces paroles de saint Paul expriment bien tous ses désirs et les sentiments de son cœur. Ce texte y était profondément gravé; il ne visait qu'à cela depuis plusieurs années, et ne trouvait rien de beau, rien de touchant et rien de consolant hors de là.

 

C'était là sa grande pensée, et, depuis sa maladie et même auparavant, toutes ses actions, tous ses exercices de piété, tous ses sentiments, toutes ses affections aboutissaient là. Tout ce qu'on observait en lui d'édifiant, soit dans ses paroles, soit dans la manière avec laquelle il s'acquittait de ses exercices de piété, soit dans toutes ses vertus qu'il a puisées dans l'intérieur de Jésus, tout découlait de ce grand principe qui faisait l'unique occupation de son âme. Ce n'est pas d'après des conjectures que je lui rends ce témoignage, mais d'après la connaissance que j'avais de son intérieur.

 

Voilà le caractère général et le principe fondamental que ce cher Confrère a, de tout son pouvoir, tâché d'établir dans son âme. De cette vie sainte, surnaturelle, toute céleste et toute en Notre-Seigneur à laquelle il s'était extrêmement appliqué, découlaient, comme de source, toutes les vertus que chacun remarquait en lui avec admiration.

 

II. - SA SIMPLICITÉ

 

Les vertus qui l'ont caractérisé spécialement sont tout d'abord : la simplicité qu'il possédait à un degré très parfait et remarquable aux yeux de tout le monde, soit dans son principe, soit dans ses effets extérieurs.

 

Il traduisait sa pensée avec une très grande simplicité quoiqu'il dit souvent des choses fort relevées. I1 les exprimait avec un ton; un air et des termes si simples, que ceux qui l'écoutaient étaient convaincus que cela partait du fond de son âme, sans la moindre recherche, ni prétention, ni affectation. Ce qui touchait le plus, c'est la simplicité avec laquelle il y allait : on voyait un homme tout occupé de Dieu, et qui n'agissait et ne parlait que dans la vue de lui plaire.

 

Tout le monde sait que c'est là le vrai principe de la simplicité et de l'enfance chrétienne, et tous ceux qui ont connu tant soit peu M. Liévin, ont vu clairement que c'était vraiment le principe de la manière simple avec laquelle il agissait, sans prendre jamais de chemin détourné. Il ignorait tellement les détours que prennent ordinairement, dans leurs paroles et leurs manières, ceux qui ont encore un peu l'esprit du monde, qu'il ne les soupçonnait jamais dans les autres ; et il était étonné de voir quelqu'un agir de la sorte, ne sachant pas pourquoi il faisait ainsi.

 

III. - SON HUMILITÉ

 

Cette grande et belle simplicité annonce une vraie humilité et un grand oubli de soi-même et de ce qu'on pourrait dire ou penser de soi. Car la grande et infaillible source du défaut de simplicité est l'estime de soi-même, la confiance en soi, la crainte d'être méprisé et une multitude d'autres défauts du même genre. Il notes est impossible d'avoir cette belle vertu dans notre conduite extérieure, pour peu que nous soyons sujets à l'amour-propre; et si l'on affecte ou singe cette simplicité extérieure, elle se sentira toujours de son défaut d'origine.

 

La simplicité véritable dans notre extérieur n'est à proprement parler que les effets de cet amour parfait qui nous unit intimement à Dieu, et qui fait que notre esprit et notre cœur sont directement à lui en toutes choses, et ne se proposent que lui seul pour principe et pour fin de toutes nos actions.

 

Aussi ce cher confrère était reconnu comme très humble; il avait une si basse opinion de lui-même, qu'il se croyait réellement le dernier et le moins avancé de tous ses confrères, avec lesquels il était en rapport de piété; et bien souvent il me disait des choses dans ce genre, qui me faisaient craindre qu'il ne se décourageât. Lorsque je lui demandais si la pensée de sa misère le troublait, il me répondait que non, qu'il tâchait de se soumettre à la volonté de Dieu.

 

Quant à l'oubli de lui-même, jamais personne ne l'a entendu parler de ce qui le regardait, au moins n'ai-je aucune souvenance de l'avoir entendu parler de lui, même dans les compagnies où je me trouvais avec lui. S'il m'en entretenait quelquefois, c'était pour me demander conseil. Il le faisait encore avec un autre de ses confrères, mais toujours uniquement pour son avancement spirituel et point du tout `pour le plaisir d'en parler.

 

IV. ‑ SA DOUCEUR ET SUAVITÉ DE COEUR

 

Une autre de ses vertus caractéristiques était la douceur et la suavité de cœur. Cette douceur était plutôt l'effet de la grâce que de la nature, parce que naturellement il était porté à la raideur et à l'indifférence. Elle provenait toujours du grand principe de toutes ses actions, du désir unique de ne vivre qu'en Dieu et pour Dieu seul. I1 veillait continuellement sur lui-même, pour résister à ses penchants et à ses inclinations naturelles, afin de ne plus vivre de sa vie propre, mais de la vie de Jésus-Christ. C'est sa propre expression qu'il répétait. souvent. Ces résistances continuelles à sa propre volonté et à ses propres désirs et affections, jointes à une grande union de son âme à Dieu, produisaient naturellement cette douceur et cette suavité de cœur, dans laquelle il vivait toujours devant Dieu et avec ses confrères.

 

Ses paroles et ses actions étaient empreintes de cette grande douceur, et c'était encore une des causes pour lesquelles ceux qui l'entendaient parler étaient profondément touchés, parce que cette aimable vertu a cela de particulier qu'elle répand un baume dans l'âme de tous ceux envers lesquels elle s'exerce. Mais pour cela il faut qu'elle soit surnaturelle et qu'elle procède du grand principe de perfection, autrement elle ne saurait qu'amollir les cœurs de ceux qui nous écoutent et n'y produire que des effets purement naturels.

 

Cette douceur et cette suavité intérieure se montraient surtout, lorsqu'il parlait de quelque mystère ou de quelque vertu intérieure de Notre Seigneur Jésus-Christ et de la très sainte Vierge. Alors on voyait un grand épanouissement dans sa figure, et il ne pouvait retenir sa joie; il riait et jubilait de tout son cœur, mais sans dissipation; au contraire, en manifestant ainsi au dehors la grande joie qu'il éprouvait, il portait le recueillement dans tous les cœurs, parce que l'unique principe de cette joie était un grand amour de Dieu, et partait d'une forte union de son âme avec Notre-Seigneur.

 

On pourrait appliquer à cette circonstance cette parole de Notre-Seigneur : « Un bon arbre produit de bons fruits. » Généralement, toutes les actions et les mouvements qui procèdent d'un intérieur paisiblement, amoureusement uni à Dieu, produisent des effets de vertu, de recueillement et d'amour de Dieu dans les cœurs de ceux qui nous entourent, tandis que ceux qui partent de notre propre nature, ne produisent tout au plus qu'un effet léger et sans consistance, parce qu'il est forcé, comme le mouvement qui l'a produit, et parce qu'il n'est pas fondé sur la pierre fondamentale, qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui seul peut produire tout bien en nous.

 

V. ° SA PAIX INTÉRIEURE

 

Cette douceur et suavité de cœur envers tous provenaient d'une grande paix intérieure, à laquelle le saint jeune homme s'appliquait sans cesse, paix non pas naturelle, mais toute en Dieu. Il éloignait, tant qu'il pouvait, ce qui aurait été capable de troubler son âme; il évitait surtout toute espèce d'empressement, soit intérieur, soit extérieur, toute précipitation, vivacité et promptitude d'esprit; il tâchait de calmer les inquiétudes et les embarras intérieurs, et travaillait beaucoup à ne jamais se laisser aller à la raideur et dureté, soit envers lui-même, soit envers les autres.

 

Tout le monde sait combien ces défauts et tant d'autres pareils sont nuisibles à notre paix et à notre avancement intérieur; aussi était-il toujours dans un grand calme devant Dieu, surtout à la fin de sa vie, car il faut avouer qu'il avait eu auparavant de grandes difficultés à l'établir en son âme; il était sujet à de grandes inquiétudes, au découragement, à une certaine raideur envers lui-même, et à une forte application d'esprit, par laquelle il aurait voulu se violenter pour parvenir aux vertus et aux dispositions intérieures qu'il voyait être bonnes et agréables à Dieu, et qu'il prétendait lui manquer, quoique souvent il les eût d'une manière très excellente.

 

Mais ces peines n'étaient pas son état habituel, et ces travers étaient fréquemment des tentations qui l'assaillaient dans certaines circonstances, et contre lesquelles il combattait sans cesse. I1 n'en est venu à bout qu'après un long travail et de longues souffrances. Généralement, il était en paix lorsque ces choses ne le tracassaient pas trop, et au milieu de cette paix, bien uni à Dieu et tout abandonné entre ses bras; et même, vers les dernières années, il n'en était plus du tout troublé.

 

Étant ainsi établi dans une très grande paix devant Dieu, même au milieu des inquiétudes, son esprit était toujours ouvert et en repos devant lui; il voyait facilement ce qu'il demandait de lui dans chaque circonstance, et avait une très grande facilité à accomplir sa sainte volonté. C'est là un des grands avantages de cette douce paix, et c'est par elle qu'il est parvenu à cette grande douceur qui brillait dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles, qui étaient toujours des paroles de paix. Je ne crois pas que personne puisse jamais témoigner que ce cher confrère lui ait dit une seule parole un peu vive et piquante; comme aussi on ne l'a jamais vu en peine contre quelqu'un; jamais il ne s'est cru offensé.

 

S'il survenait qu'on parlât mal de lui, - comme il arrive toujours à ceux qui veulent servir Dieu de tout leur cœur - au lieu de s'en fâcher, il cherchait à excuser ceux qui le faisaient, disant qu'on les avait trompés, et que ceux qui parlaient ainsi étaient très bons et très agréables à Dieu ; qu'ils agissaient de la sorte, parce qu'ils croyaient la chose vraie; qu'ils avaient souvent raison pour tout le mal qu'ils disaient de lui; et qu'ils n'en diraient jamais autant que sa conduite leur en donnait lieu.

 

Dans tout cela il n'y avait rien de forcé, ni de feint. Lorsqu'il leur adressait la parole, c'était en toute douceur et suavité, sans faire semblant de savoir ce qu'ils pensaient de lui, et dans son intérieur il avait, comme il me l'a dit, une grande disposition de charité et de tendresse à leur égard. La paix, la douceur, l'humilité et la simplicité, qui faisaient comme son caractère, lui donnaient une grande liberté et une grande ouverture de cœur envers tous, comme aussi ou avait une grande facilité de l'aborder : on n'était jamais gêné avec lui ; même ceux qui ne le connaissaient pas, lui parlaient avec aisance.

 

VI. ‑ SON UNION A LIEU

 

L'union de son âme à Dieu était une espèce d'abandon et de repos entre ses mains, par lesquels il désirait être conduit en toutes choses. La paix et la douceur d'esprit et de cœur étaient nécessaires pour cette union et ce recueillement intérieur, et c'est même le grand moyen qu'il employait pour y parvenir. Je tiens cela de sa propre bouche : sur la demande que je lui en ai faite, il m'a dit plusieurs fois qu'il ne possédait jamais cet abandon entre les mains de Dieu que lorsqu'il était en grande paix intérieure, et que toutes les fois qu'il s'était laissé aller aux troubles, inquiétudes et empressements naturels, il n'était ni uni à Dieu, ni capable de rien faire pour sa gloire et pour son amour.

 

Cette manière de s'unir à Dieu et de lui rester ainsi attaché est bien excellente, et produit en nous des effets merveilleux de grâce et de vertu. Pour vivre ainsi parfaitement uni à Dieu, il faut avoir un désir ardent et une résolution ferme et constante de renoncer à tout plaisir, tout contentement, toute volonté et tout amour-propre; il faut dépouiller son intérieur de tout soi-même, et se tenir ainsi tout nu devant Dieu, pour ne plus vivre et ne plus respirer que pour lui. Le renoncement parfait à toute créature et à soi-même est donc tout le fondement de cette vie sainte.

M. Liévin le savait bien, et je puis lui rendre témoignage que, par cette raison-là même, afin d'obtenir cette vie d'union à Dieu, il visait continuellement à se renoncer en tout et partout; et je puis bien ajouter qu'il a fait un grand progrès dans cette voie de renoncement et de dépouillement intérieur de tout lui-même et de toute créature.

 

Une vérité dont il était encore bien pénétré, c'est qu'il est impossible de parvenir à cette vie parfaite et à cette union intérieure à Dieu, sans une grande et imperturbable paix et douceur intérieure.

 

Voilà pourquoi il cherchait de tout son pouvoir à vaincre tout ce qui était un obstacle à cette suavité intérieure devant Dieu, mais sans employer les efforts, les, violences et les contentions, sachant fort bien que les moyens humains, au lieu de nous la procurer, ne font que nous cri éloigner davantage.

 

Lorsqu'il sentait quelque aigreur, vivacité, précipitation, contention d'esprit, etc., il commençait doucement par élever son âme à Dieu, apaisait tout mouvement dans son âme, portait avec douceur et patience les saillies de son esprit qui le tourmentaient, les souffrait avec un certain contentement, comme une croix, et se tenait dans une grande douceur et humiliation dans son âme devant Dieu.

On me demandera comment je connais .toutes ces choses. On sait assez que ce cher confrère et moi avions de très grands rapports ensemble, et qu'il s'entretenait souvent avec moi de son intérieur.

 

I1 mettait toute son application à conserver la paix intérieure et la douceur de cœur devant Dieu, et il semblait que son esprit ne visait à aucune autre vertu qu'à celle-là, qui, en effet, les renferme toutes, parce qu'elle exige un renoncement parfait. M. Liévin, pensait - et je suis bien de son avis - qu'elle est même le meilleur moyen pour y parvenir.

 

VII. ‑ SA MODESTIE EXTÉRIEURE

 

Cette union intérieure paraissait même dans son extérieur sans qu'il s'en aperçût : je dis sans qu'il s'en aperçût, parce que j'en ai la certitude. Ses manières étaient douces mais graves, modestes, posées, sans activité, sans légèreté, sans contrainte, sans vivacité. S'il riait, il le faisait doucement, de telle sorte qu'on y voyait la présence de Dieu dans son âme. Du reste, il ne riait presque jamais pour un objet profane, ou au moins le plus souvent que je l'ai vu rire et manifester sa joie à l'extérieur, c'est lorsqu'on lui disait une chose qui le touchait beaucoup, ou lorsqu'il racontait quelque beau passage de l'Écriture Sainte, quelque belle sentence, ou quelque pensée bien intérieure, bien profonde et bien belle de M. Olier ou du P. de Condren.

Cette gravité et cette modestie qui paraissaient si grandement dans tout son extérieur, provenaient directement de l'union douce et paisible de son âme à Dieu. Je ne me souviens pas de lui avoir entendu parler du désir d'être grave et modeste, tandis qu'il me parlait sans cesse de mourir à toute créature et à lui-même, et de se tenir paisiblement uni à Dieu... Cela me fait voir que la modestie et la gravité, qui ont été vraiment remarquables en lui, venaient, comme les autres vertus, de ce principe d'union intérieure à Dieu, et cela, sans qu'il ait jamais eu l'air de s'y appliquer pour les acquérir.

 

VIII. - SA MORTIFICATION

 

Outre cette douceur, simplicité; paix, modestie, gravité qui reluisaient si fort dans son extérieur, et qui existaient bien certainement à un, haut degré dans son intérieur, puisqu'elles ne venaient que de là, et qu'il ne prenait jamais un soin particulier de se former à l'extérieur des vertus, croyant avec raison que cet extérieur est une suite nécessaire de l'intérieur, il en avait encore une autre bien importante pour tous ceux qui veulent faire un pas seulement dans la perfection : la mortification.

 

On voyait dans sa conduite une grande indépendance de son corps et une espèce d'austérité et d'indifférence pour lui-même. I1 était sobre en toutes choses, et se refusait les délassements et les soulagements que ceux qui aiment tant soit peu leur corps, ne manquent pas de s'accorder.

 

C'est le propre des âmes qui se reposent en leur propre être, et qui se considèrent et se recherchent elles-mêmes, d'avoir grand soin de leur corps et de ne le laisser manquer de rien, tandis que les âmes, comme celle de ce cher confrère, qui ne cherchent et ne voient en toutes choses que Dieu seul, et qui ne veulent se reposer et s'unir qu'à lui, oublient leur corps, n'en font pas grand cas, et le plus souvent le négligent, parce qu'ils n'y pensent pas.

 

Je crois que c'est ce qui arriva à M. Liévin. Lorsqu'il y pensait, ce qui devait nécessairement arriver quelquefois, il se refusait tout de même ces soulagements; mais je crois qu'ordinairement il n'y faisait pas attention, parce qu'il était dans l'habitude de ne s'occuper ni de lui, ni de ce qui le regardait.

 

Ainsi l'on voit que toutes ces vertus, si grandes et si désirables, lui sont venues de son union douce et paisible à Dieu. J'en suis convaincu, d'après la connaissance que j'ai de ce qui se passait en lui et de sa manière d'agir, et je pouvais bien en être exactement instruit, parce que nous parlions souvent de cette manière d'acquérir les vertus chrétiennes et intérieures, et il m'a toujours manifesté le désir de s'y appliquer de plus en plus de la sorte.

 

IX. - SON ESPRIT D'ORAISON

 

En parlant de l'union de son âme à Dieu, il faut dire quelques mots de son oraison, sur laquelle je puis, grâce à sa confiance, donner quelques renseignements. Je tic me souviens plus comment il la faisait au commencement de sa grande ferveur et de son entier dévouement à Dieu. I1 n'était pas mauvais d'abord, au commencement de son séminaire, lorsqu'il était à Issy, en philosophie; il avait, au contraire, bonne volonté, mais il y allait légèrement, et ce n'est que dans les trois dernières années de son séminaire et de sa vie qu'il s'y appliqua sérieusement.

 

Au commencement, il n'avait aucune difficulté pour son oraison; ce ne fut que deux ans avant sa mort qu'il commença à en éprouver de très grandes; il n'avait plus aucun goût ni aucune sensibilité; il était assailli par de grandes distractions, et, chose admirable, à peine était-il sorti de l'oraison qu'il avait une grande facilité de s'élever à Dieu et de rester uni toute la journée à Notre-Seigneur, comme je viens de le dire un peu plus haut. Ces distractions et ces peines dans son oraison lui donnaient de grandes inquiétudes ; par moments, il perdait sa paix intérieure, et alors il avait même de la peine à se recueillir dans la journée au milieu de ses études. I1 finit par surmonter ces troubles et se soumettre entièrement à la sainte volonté de Dieu, se réjouissant d'être compté pour rien devant lui, et se contentant de tout ce qu'il lui plaisait de donner.

 

Dans le temps où il commença à se remettre, - ce qui lui est arrivé la dernière année de sa vie - voici comment il faisait son oraison : il ne pouvait faire aucune réflexion ni aucune méditation, il ne s'efforçait pas même de produire des affections, il se mettait au commencement de son oraison dans l'entière dépendance de Dieu, ne voulant rien faire que selon le mouvement et l'impulsion qu'il lui donnerait. Étant ainsi disposé, il commençait par entrer dans les considérations qu'il ne manquait pas de préparer la veille.

 

I1 en avait tous les jours trois ou quatre; mais il faut remarquer que c'étaient plutôt des vues simples que des considérations; jamais il ne faisait des réflexions qui l'auraient troublé et lui auraient donné des distractions, parce que toutes les fois qu'il voulait en faire, son esprit quittait, de suite, son sujet et se promenait ailleurs.

 

Les considérations, ou plutôt les vues dont il s'occupait, étaient toujours sur l'intérieur de Notre-Seigneur dans les différents mystères. I1 contemplait les dispositions de l'âme de Notre-Seigneur dans telle circonstance de tel mystère, et il ne quittait jamais cette circonstance pour considérer Notre-Seigneur dans des situations différentes. Je me souviens d'une oraison qu'il fit sur la modestie de Notre-Seigneur, mais sans nie rappeler dans quel mystère il le considérait. Un directeur avait donné ce sujet, qui lui faisait grand plaisir; il le tourna à sa façon.

I1 considéra d'abord la modestie intérieure de Notre-Seigneur, se mettant devant les yeux l'âme de notre bon Maître dans ses dispositions de mo­destie. Ayant bien cette vue de la disposition de la modestie qu'il voyait en Notre-Seigneur, il restait tranquille et dans un profond respect, dans la vue de lui rendre ses adorations, sans cependant faire des efforts pour lui dire quelque chose; seulement lorsqu'il se sentait animé, il se laissait aller. Après être resté ainsi quelque temps, il s'unissait à cet intérieur modeste de Notre-Seigneur dans l'intention de communiquer à cette modestie et de s'en pénétrer.

Quelquefois il se considérait en Notre-Seigneur, par exemple dans la modestie intérieure, pour voir sa nudité et son dépouillement de toutes choses, et pour ensuite communier à cette vertu. Les autres considérations étaient la modestie de Notre-Seigneur dans sa source, dans sa fin, et dans sa manière d'être. Voilà tout ce que je me rappelle de cette oraison dont il me parla.

Lorsqu'il ne sentait et n'éprouvait rien, il se tenait tranquille dans la vue de la considération qu'il se proposait. Lorsqu'il lie pouvait pas même avoir la vue de sa considération, il se tenait simplement dans l'idée de les repasser l'une après l'autre, sans rien dire, ni sans rien faire autre chose, sinon de renvoyer doucement les distractions qui lui venaient, et de persévérer dans la paix et la douceur devant Notre-Seigneur, à qui il s'unissait, par sa volonté et son désir, dans la considération qui l'aurait occupé dans le cas où il aurait plu à Dieu de l'y appliquer.

Je me souviens qu'une fois il vint me demander comment il s'y prendrait lorsqu'on lui demanderait compte de son oraison, selon l'usage du séminaire, et surtout si cela tombait un des jours que l'on appellerait presque mauvais, où il ne pouvait pas même avoir une vue de l'intérieur de Notre-Seigneur, ni pénétrer aucune considération. Je lui dis qu'il devait tout de même rendre compte des considérations sur lesquelles il avait eu l'intention de faire oraison, parce que dans le fond il avait ces considérations en vue, et s'unissait à l'intérieur de Notre-Seigneur sous ces rapports particuliers. Très peu de temps après, il arriva en effet qu'on lui demanda compte de son oraison dans un de ces mauvais moments, mais par délicatesse de conscience et crainte d'amour-propre il n'a pas suivi cet avis, aimant mieux ne rien dire du tout.

Cette manière de faire oraison lui était très avantageuse pour le recueillement intérieur de toute la journée, parce que son âme allait à Dieu, non par le raisonnement ou par aucune autre façon détournée, mais par une voie très simple d'abandon et d'union intérieure. De la venait qu'au milieu de ses études et dans la plus forte application d'esprit, son âme était en même temps actuellement appliquée à Dieu, excepté dans certains moments de tentations, qui duraient fort peu.

 

Ce qui entretenait encore en lui cette union à Dieu, c'est le goût décidé qu'il avait pour les mystères de Notre-Seigneur, et le désir ardent qu'il avait de pénétrer les dispositions intérieures du bon Maître dans tous ses mystères, et de s'approprier ces mêmes dispositions pour en faire sa propre substance. C'est à cette fin d'attirer fortement et efficacement la vie de Jésus en lui, en anéantissant tout son esprit, ses sentiments, penchants, affections, inclinations, dispositions propres, pour mettre à la place l'esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ses sentiments, affections et dispositions tout admirables, qu'il a toujours eu une dévotion très grande à cette prière : O Jésus vivens in Maria, veni et vive, etc...

 

I1 entrait dans une sorte de ravissement quand il pensait à la manière dont Jésus vivait en Marie, et il ne soupirait qu'après la communication de la même vie. Je me rappelle qu'un jour il me demanda la différence entre les mots disposition et sentiment; il fut, sur ma réponse, pénétré d'un profond recueillement et d'une grande joie. «Comment, me dit-il, pouvons-nous avoir en nous les dispositions de Notre-Seigneur, quoique nous n'en ayons pas le sentiment? Voyez-vous comme Notre-Seigneur est bon! » Ces paroles m'ont touché jusqu'aux larmes, en me montrant dans cette bonne âme de si grands désirs de sanctification, et une simplicité s pleine d'amour.

 

Cet amour et le plaisir extraordinaire qu'il éprouvait dans les mystères de Notre-Seigneur, il les a puisés dans les ouvrages et la vie de M. Olier. Il avait une vénération et une tendresse extrêmement grande pour ce saint fondateur, qui est infiniment cher à tous les fervents séminaristes de Saint-Sulpice, qui le regardent tous comme leur très cher Père, qui les a engendrés en leur bien-aimé Seigneur Jésus.

 

Toutes les fois qu'on en parlait, on n'avait qu'à le nommer, et M. Liévin entrait de suite dans une joie toute céleste, dans un grand recueillement, et ne tarissait plus sur ses louanges. I1 aimait singulièrement à s'entretenir de lui et du P. de Condren, et rapportait avec suavité leurs paroles et leurs actions. Rien n'était plus capable de le remplir de ferveur et de lui donner de plus grands désirs de sa perfection que la pensée de ces deux saints personnages, dont les paroles ne laissaient pas que de pénétrer toujours jusqu'au fond de son âme.

 

Tout le monde sait combien il a plu à Dieu de renouveler le Séminaire d'Issy dans l'esprit de M. Olier depuis quelques années. M. Liévin a été un de ceux qui ont le mieux profité de ce renouvellement; aussi a-t-il été de ceux qui ont lu mieux goûté les maximes de ce grand serviteur de Dieu, qui, bien profondément gravées dans son esprit et dans son cœur, faisaient la règle de toute sa conduite.

 

Un autre grand bien que M. Liévin a tiré de son goût pour M. Olier et ses écrits, c'est celui qu'en retirent nécessairement ceux qui entrent dans son esprit, c'est-à-dire une très grande affection pour l'Évangile de saint Jean et pour les Épîtres de saint Paul.

 

Il faut bien observer que ce goût ne venait pas de cette espèce de sotte vanité, qui fait qu'on se rend les admirateurs de cette partie du Nouveau Testament, soit parce que les choses qui y soir dites sont grandes et relevées, soit parce que plusieurs grands génies s'en sont fait ouvertement les admirateurs. M. Liévin ne se laissait pas aller à des folies semblables. La simplicité d'ailleurs avec laquelle il en parlait, et avec laquelle il agissait en toutes choses, ne pouvait s'accorder avec de semblables pensées.

 

C'est surtout saint Paul qu'il lisait sans cesse et qu'il savait presque par cœur, à force de le lire et de le méditer devant Dieu. Le goût qu'il avait pour saint Jean, venait de ce que Notre-Seigneur y parle toujours, et il ne pouvait se lasser de recueillir ses paroles. Celui qu'il ressentait pour saint Paul, avait pour principe l'estime qu'il avait de M. Olier, et sa propre expérience à y puiser la véritable perfection et le pur esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ dont ce grand Apôtre nous a transmis si fidèlement la vraie doctrine. On voit assez par la manière avec laquelle il lisait particulièrement le saint Evangile et les Épîtres de saint Paul, combien il y apportait de pureté de cœur, et combien une lecture si saintement faite a dû lui profiter pour la sanctification de son âme.

 

La maxime fondamentale sur laquelle il se fondait pour la manière de lire la sainte Écriture, et surtout cette partie si éminemment substantielle, c'était qu'il fallait la lire dans l'esprit et pour la fin pour laquelle elle a été écrite et donnée. Elle a été donnée par l'esprit de Dieu pour la sanctification de nos âmes; voilà pourquoi il prit la résolution, une fois pour toutes, de n'y jamais mêler aucune curiosité, ni aucune recherche et contentement de lui-même; il ne se proposait que la seule fin de sa sanctification et de son avancement spirituel, et son désir là-dessus augmentait sans cesse.

 

Lorsqu'il en commençait la lecture, il mettait de côté toute idée d'étude et de science, et lie pensait qu'à représenter dans son intérieur les sentiments et les dispositions qu'il voyait dans Notre-Seigneur et dans les paroles de saint Paul. A la fin, l'idée d'étude et de travail d'esprit avec lesquels on étudie souvent l'Écriture sainte, ne lui venaient plus à la pensée.

Disposé de la sorte, dans un oubli entier de toute idée et de tout sentiment naturel, il commençait par mettre dans son intérieur une grande disposition de paix, de douceur, et de suavité devant Dieu; et se tenant ainsi dans un doux recueillement, i1 commençait la lecture, ne cherchant pas à comprendre ce' qu'il lisait par son propre esprit, par ses efforts et ses recherches, mais attendant que l'Esprit-Saint, qui a inspiré cette belle et admirable doctrine, lui en fît expérimenter la pratique dans son intérieur, à mesure qu'il lisait.

 

Lorsqu'il se sentait profondément pénétré d'un passage, ce qui arrivait souvent, il s'arrêtait pour laisser agir le bon Dieu. Lorsqu'il ne comprenait pas un texte, il ne se tourmentait pas, il se recueil. lait simplement devant Dieu dans un désir bien tranquille et bien soumis de ce que renfermait ce passage, et si, malgré cela, ce qui était plus rare, il ne comprenait pas, il passait outre, se soumettant paisiblement à la très sainte volonté de Dieu qui le laissait dans l'obscurité sur sa divine parole. En lisant ainsi l'Écriture sainte avec des dispositions si pures, si saintes, et avec une union et un abandon à Dieu si paisibles, il ne pouvait manquer d'en tirer un bien grand profit pour sa sanctification. Aussi cet effet était-il très sensible en lui : il était tellement rempli de la doctrine de saint Paul, que dans toutes les cir constances de piété, il citait des textes du saint Apôtre, et cela si à propos qu'on n'a jamais manqué d'en titre touché.

 

Mais ce qui faisait surtout que ces citations impressionnaient, c'était non seulement la simplicité, la candeur et la joie avec lesquelles il les faisait, mais encore parce qu'il entrait dans le sens des textes avec beaucoup de justesse et de profondeur même. On voyait bien, à la manière dont il les expliquait, que ce n'était pas dans les commentaires, mais dans l'esprit de Dieu qu'il en avait appris le sens ; et la chose était très vraie, car il n'en a jamais lu; du moins ne le faisait-il pas les deux dernières années de sa vie, temps précisément où il prit un goût si vif pour saint Jean et saint Paul, et où il commençait à en pénétrer le sens.

 

Un jour, pendant les vacances qu'il passait dans sa famille, ne pouvant faire autrement, il me demanda par lettre de m'unir à lui un certain jour qu'il me fixa, pour rendre hommage à Dieu et le remercier de toutes les grâces et lumières qu'il accorda à saint Paul, me priant encore de faire la Très Sainte Communion à cette intention. Ce trait montre, en même temps, et la tendre admiration qu'il avait pour saint Paul, et les lumières qu'il avait reçues de la miséricorde divine pour comprendre et goûter les Epîtres du saint Apôtre.

 

Il avait obtenu de son directeur la permission de lire chaque jour saint Paul à genoux, pendant une demi-heure, devant le Très Saint Sacrement, voulant que Notre-Seigneur présidât ainsi lui-même à ce saint exercice. I1 faisait ainsi une véritable oraison. Si, ensuite, dans les conversations, il lui arrivait d'expliquer quelque texte, il le faisait dans les mêmes intentions pures et saintes qu'il avait eues en le lisant; il ne se pressait pas d'accumuler les passages les uns sur les autres; on l'a vu plusieurs fois passer la récréation entière dans le développement d'un seul verset, au grand contentement de ceux qui l'entendaient; il aimait principalement à revenir sur ces paroles

 

Mortui enim estis et vita vestra est abscondita cura Christo in Deo[1].

 

IX. ‑ SA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN

 

Maintenant il faut dire quelques mots sur ses. rapports avec ses confrères.

Généralement il était ouvert, doux, humble ci officieux à l'égard de tous, surtout des nouveaux venus dans la maison, pour lesquels il avait des soins tout particuliers. I1 observait pour cela des règles qu'il serait trop long d'énumérer ici ci que l'on connaît d'ailleurs.

Je remarquerai seulement que dans sa conduite il s'appliquait spécialement au bien spirituel de leurs âmes qui lui étaient extrêmement chères, jusqu'au point qu'il s'attendrissait sur leur sort, lorsqu'il les voyait s'ennuyer. S'il remarquait qu'ils prenaient bien l'esprit de la maison et devenaient meilleurs, il s'en réjouissait et cil bénissait Notre-Seigneur, comme aussi rien ne l'affectait plus péniblement que de les voir tourner à la légèreté, à la dissipation et à la tiédeur. Dans ce dernier cas, il n'en parlait jamais à personne pour se plaindre, parce qu'il avait la conscience extrêmement délicate sur ce point. I1 ne s'entretenait jamais sur le compte de ses confrères, excepté lorsqu'il voyait quelqu'un servir Dieu avec ferveur; alors il le recommandait aux plus fervents de la maison afin de le faire avancer davantage.

 

Dans la vue de l'avancement spirituel des nouveaux, il avait pour eux des complaisances et des condescendances dont on ne peut se faire une idée quand on ne l'a pas connu. Mais toute sa charité et sa prévenance à leur égard aboutissaient à leur avancement dans la perfection. On voit bien là, comme partout ailleurs, le grand principe qui le dirigeait en tout et qu'il recherchait par dessus tout : l'anéantissement et l'oubli de toute créature et le règne de Dieu seul dans toutes les âmes, aussi bien que dans la sienne.

 

Outre cette charité universelle qui lui rendait sensiblement chers tous ses confrères et le portait fortement à leur faire plaisir et surtout à les sanctifier tous, il était animé de cette charité très pure et très ardente, qui existe toujours entre les âmes qui servent Dieu dans la plus grande perfection de son amour. I1 chérissait d'une tendresse véritable, égale et surnaturelle tous ceux qui vivaient avec lui dans le séminaire, même ceux qui n'étaient pas bien disposés à son égard; jamais il n'a rien négligé pour leur faire plaisir, leur rendre service et procurer leur sanctification.

 

Il priait sans cesse pour tous, prenait une part sensible aux peines et aux afflictions qui leur survenaient, et, si une circonstance se présentait, il le leur manifestait. Il tâchait, par le même principe de charité, de faire en sorte de les connaître tous.

 

Mais, outre cela, il avait une charité plus spéciale, plus tendre et plus forte pour les âmes ferventes avec lesquelles il se trouvait souvent pour se porter mutuellement à la plus grande perfection. Sa liaison avec celles-ci était très intime, mais toute pure et toute céleste ; le plaisir et le contentement propre en étaient complètement exclus. Les âmes tièdes trouveraient certainement de l'excès dans les soins qu'il prenait, pour se conserver avec eux ainsi qu'avec les confrères avec lesquels il était en rapport, dans une charité toute sainte. Il était sur cela d'une extrême sobriété, et jamais il ne se serait permis de se joindre à qui que ce soit d'entre eux pour passer un moment agréable en choses intérieures.

 

C'était une maxime fondamentale pour lui, que Dieu seul devait être le principe et la fin de ces rapports, et que le sentiment et l'inclination naturelle n'y devaient être pour rien; je crois pouvoir lui rendre ce témoignage qu'il a été fidèle et très fidèle à cette maxime. Pour éviter tout danger du moindre petit sentiment d'amitié particulière et naturelle, ses conversations et toute sa conduite à leur égard allaient directement à la sanctification et à l'avancement de son âme et des leurs dans les voies de Notre-Seigneur Jésus-Christ; et je puis même dire que lorsque je me suis trouvé mêlé à ses entretiens avec les confrères fervents, non seulement la conversation mais pas même une seule parole n'y était inutile; tout était saint, tout tendait à la perfection.

 

Il arrivait même de là un inconvénient, si c'en est un, que lorsqu'il survenait un confrère moins avancé et moins désireux de sa perfection, il était un peu embarrassé; mais il s'en tirait cependant avec sa simplicité ordinaire. Le sujet continuel de ses conversations avec ceux qu'il savait être dans les mêmes pensées que lui, était le renoncement parfait à toute créature et à soi-même, et l'union parfaite de notre âme à Dieu. Aussi a-t-il fait en peu de temps bien des progrès dans l'une et dans l'autre vertu. I1 visait toujours à la pratique, surtout à la pratique intérieure, ce qui lui paraissait le plus essentiel, et lui fournissait souvent l'occasion de parler de son cher M. Olier, dont les paroles et les actions étaient comme une lumière céleste qui remplissait sots cœur et celui de ses confrères, et les portait à In plus grande ferveur.

 

Ce qui lui rendait ces conversations très utile. et très agréables, c'est qu'elles étaient toujours solides, suivies, pratiques, recueillies et, en même temps, suaves, douces et remplies de ferveur et d'amour de Dieu, seul objet capable de lui faire plaisir. L'intimité qui existait entre lui et son confrères était tellement sainte, qu'on ne s'informait jamais de la famille, ni des affaires, ni des choses personnelles, ni même de la santé.

 

S'il arrivait quelque malheur temporel à quelqu'un d'entre eux, M. Liévin ne s'en affligeait pas, comme on ferait ordinairement pour un ami selon la nature, mais il examinait le bien qui pourrait en résulter pour l'âme de ce cher confrère, et tâchait, en lui parlant, de le rendre plus fervent, plus détaché et plus uni à Dieu que jamais. Tous les confrères avec lesquels il était ainsi lié, savaient que c'était uniquement en Dieu qu'existait cette liaison, et qu'ils ne trouveraient jamais en lui les consolations naturelles, comme lui-même ne les attendait pas d'eux ; mais ils savaient aussi le désir extrêmement vif qu'il avait de leur sanctification, et à cette fin il existait entre eux une communauté de prières et de bonnes oeuvres.

 

Une chose qu'il évitait encore avec grand soin, c'était toute espèce de familiarité ; on n'était pas triste pour cela avec lui ; au contraire, on se sentait porté à la joie et au contentement, mais à une joie toute sainte et toute en Notre-Seigneur; et lorsqu'il parlait de piété, il lui échappait des saillies qui faisaient rire, mais qui, en même temps, touchaient. On a dû remarquer, d'après ce qui a été dit plus haut, que lui-même était animé d'une grande joie lorsqu'il s'entretenait ainsi avec ses confrères, mais que son rire provenait tout entier d'une allégresse toute sainte et tout intérieure, qui portait grandement tout le monde à se recueillir.

 

X. - SON ABANDON A DIEU DANS SA DERNIERE MALADIE

 

I1 faut enfin venir à sa dernière maladie : i1 s'y comporta comme on devait s'y attendre. Un homme qui, pendant si longtemps, n'a cherché qu'à se renoncer, à se détacher des créatures, à ne vivre que de Dieu seul, ne doit pas beaucoup s'inquiéter lorsqu'il tombe malade, lors même que la maladie est mortelle; c'est ce qui arriva à notre cher M. Liévin.

 

Longtemps avant sa dernière maladie, il aimait à s'entretenir de la manière de bien mourir, qu'il disait être de bien souffrir auparavant. Nous causions souvent de cette matière, et la conclusion était toujours qu'il faut être si détaché de toute chose pendant la maladie, comme en santé, qu'on ne se recherche en rien et que l'on soit toujours uni à Dieu et abandonné à son très adorable bon plaisir; qu'il ne fallait pas s'entretenir dans le désir de guérir ou d'être soulagé, mais s'occuper uniquement de celui d'être agréable ù Dieu en tout et partout; qu'il fallait prendre les remèdes par simple raison de nécessité et d'obéissance, et en s'abandonnant uniquement entre les mains de Dieu, n'attendant rien humainement ni du médecin ni des remèdes, et persuadé que tout doit nous venir de Dieu, qui donne ou refuse, a son gré, l'efficacité aux plantes, et le succès à tout l'art des médecin;.

 

Je lui racontais souvent la maladie et la moi t des séminaristes que j'avais connus, et dont certains sont morts en saints, parce qu'ils ont suivi ces maximes, et les autres au milieu de projets du guérison et de promenades, mettant leurs espérances dans le beau temps. Nous nous plaignions ensemble de ce qu'on entretenait les malades dans des pensées semblables, toutes naturelles, tandis qu'ils sont près de paraître devant Dieu.

 

Ces pensées et ces réflexions étaient une bonne préparation pour ce cher confrère, et il semble que nos conversations n'aient pas été sans quelque disposition de l'esprit de notre bon Maître; aussi deux jours après qu'il fût tombé tout à fait malade, venant le voir, il me manifesta une grande joie et me dit : « Si vous ne veniez pas, personne ne me dirait où j'en suis. » Je lui fis remarquer que sa maladie était très grave et dangereuse, mais que pour le moment il ne se manifestait pas encore de danger précis. Cette annonce, loin de l'attrister, redoubla sa joie et le fit entrer dans un très grand recueillement.

 

Pendant tout le temps que dura sa maladie, j'allais le voir souvent; je l'ai toujours trouvé dans la même joie, dans un recueillement parfait et une paix intérieure sans égale; son unique désir était d'aller s'unir à Dieu. Aussi tous nos entretiens ne roulaient que sur la manière de s'unir à lui de plus en plus, sur la mort et sur le ciel.

 

Une fois, c'était le lendemain de l'arrivée de son frère, il me dit que cela n'allait pas aussi bien que les autres jours, que la venue de son frère avait un peu troublé sa paix, et que la pensée que sa' mort prochaine irait affliger ses parents, lui avait donné presque le désir de guérir. Cette tentation ne dura pas longtemps, et il n'y a jamais consenti un seul instant. Cependant il s'affligea beaucoup, et c'est avec une grande humiliation intérieure qu'il m'en parla, tant il ne voulait vivre qu'en Dieu et pour Dieu seul. Le lendemain, revenant le voir, il me dit qu'il était parfaitement tranquille : la tentation était surmontée, et son âme persévéra dans cette union et cette pureté parfaite et dans ce dépouillement de toutes choses créées.

 

Étant allé terminer sa maladie, par sa bienheureuse mort, chez ses parents, j'ai appris qu'il a toujours conservé les mêmes dispositions. Comme quelqu'un lui disait en le quittant, qu'il espérait le revoir bientôt, il le reprit aussitôt de cette parole en ajoutant : « La sainte volonté de Dieu toute seule et rien autre chose. »

 

Telles sont les remarques qui se sont présentées à mon esprit par rapport à la vie sainte de notre cher confrère. J'ai passé une multitude du choses qui auraient pu le faire mieux connaître. D'autres les rapporteront.

Je n'ai pas parlé, par exemple, de sa dévotion à la très sainte Vierge, qui était cependant un des traits caractéristiques de sa vie. Je me contente de ce que j'ai dit; je laisse à ceux qui l'ont connu, comme moi, de prendre le charitable soin de dire le reste.

 

Que le très saint nom de Dieu soit béni, loué et glorifié!

 

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[1] Ad Coloss., xxxiii