CLAUDE-FRANÇOIS POULLART DES PLACES

et FRANÇOIS-MARIE-PAUL LIBERMANN

 

Pierre Blanchard

 

 

     Ce court article est extrait de la thèse de Pierre Blanchard sur le P. Libermann [1] ; il se présente comme une sorte d’excursus, en passant, avant la conclusion générale de la thèse.

     Le lecteur sera peut-être déçu par la rapidité de ce parallèle;  mais il vaut la peine d’être pris en compte avec toute l’attention voulue. Pierre Blanchard avait une connaissance approfondie de François Libermann, et c’est de ce point de vue qu’il se tourne vers Claude-François Poullart des Places.

     On sait que Libermann ne mentionne ce dernier qu’à une seule occasion dans ses écrits, au début de la Notice de 1850 [2]: “ La Congrégation du Saint-Esprit fut fondée le jour de la Pentecôte 1703, par M. Poullart-Desplaces, du diocèse de Rennes, dans le but d’élever des ecclésiastiques destinés à se consacrer aux œuvres les plus délaissées. Longtemps cette œuvre ne subsista que des aumônes de personnes charitables ; le vénérable fondateur allait lui-même les chercher, puis il servait ses élèves de ses propres mains, et leur rendait les services les plus humbles. ” Ce sont des propos sobres, mais pleins de respect et de vénération.

     A plusieurs reprises Libermann dit que l’esprit de la Règle de la Société du Saint-Esprit s’accorde à merveille avec l’esprit qu’il a infusé dans la Règle de la Société du Saint-Cœur de Marie.

     C’est le mérite des courtes pages de Pierre Blanchard de nous montrer comment les deux hommes, si différents, furent façonnés par l’Esprit pour être très proches l’un de l’autre par leur charisme personnel  comme par le charisme de leurs fondations.

 

 

     Dieu, dans la création des âmes et la prédestination des êtres, ne se répète jamais. En psychologie personnaliste, l'analogie est source d'erreurs et, en spiritualité, la méthode comparative est pleine de dangers. Stella a stella differt. Les portraits parallèles sont plutôt un jeu littéraire qu'un procédé d'exploration. Et pourtant il est indéniable qu'il existe des familles intellectuelles et mystiques et qu'on peut supposer, entre des êtres que séparent des siècles - philosophes, sages et saints - des dialogues, dialogues des morts et des vivants, de communication parfaite : Plotin et Platon, Thomas d'Aquin et Aristote, Newman et Fénelon, Thérèse de Lisieux et Jean de la Croix, Lacordaire et Dominique, François-Marie-Paul Libermann et Claude-François Poullart des Places [3].

    Certes éclatent aux yeux et à la réflexion les différences entre le fils d'un pauvre rabbin de Saverne et cet aristocrate de vieille souche et de franche lignée, entre ce converti du judaïsme et ce chrétien de Bretagne, entre ce pauvre homme malade et cet ecclésiastique séduisant, entre la simplicité de la Bible et la politesse du Grand Siècle, entre la pauvreté de naissance et la pauvreté d'élection, entre une existence dramatique rythmée par les épreuves et une vie très brève qui se résume dans un élan, entre un refus presque systématique des mortifications, dans l'abnégation intérieure, et l'adoption d'un style rigoureux de pénitences afflictives (vœu d'abstinence perpétuelle de vin). Et pourtant, frappantes sont les affinités en profondeur. Ils se ressemblent déjà par certaines dispositions du tempérament et certains traits du caractère [4]. Faibles de constitution, ils sont résistants à la fatigue. De leurs physionomies émanent un charme secret et une douceur contagieuse ; ambitieux, ils sont humbles et effacés ; affectifs jusqu'à la tendresse, ils sont réservés ; portés à la confidence et à l'expansion, ils sont discrets. Pitoyables à toute détresse, ils s'oublient eux-mêmes.

     En ces êtres que la nature et le caractère rapprochent, la grâce dessine des visages qui se répondent. Ils sont attirés par le renoncement ; ils ont rêvé de solitude absolue et même de Chartreuse pour penser exclusivement à Dieu [5] ; ils ne quitteront Dieu que pour Dieu dans l'attention permanente à cette présence [6]. Prêtres, leur ambition est de former des prêtres dans la vérité du sacerdoce éternel de Jésus-Christ et de les envoyer aux âmes les plus délaissées. Quand ils ont le même âge, ils sont fascinés par le Saint-Sacrement et favorisés du don des larmes. Ils sont missionnaires parce qu'ils sont prêtres et leur sacerdoce, ils ne le conçoivent que comme un état d'immolation à la Gloire de Dieu [7]. L'apostolat où ils excellent est la direction, car ils peuvent parler de Dieu, en Dieu et pour Dieu [8] ; ils possèdent le don de discernement des esprits. Amis intimes de deux apôtres de Marie, saint Louis-Marie Grignion de Montfort et M. Desgenettes, ils font du culte du Saint-Esprit et de leur dévotion à Marie l'âme de leur vie intérieure et le secret de leur rayonnement [9].

     A fixer longtemps le portrait de Claude-François Poullart des Places sur son lit de mort, tel qu'il est conservé à la maison mère de la Congrégation du Saint-Esprit, et celui de François Marie-Paul Libermann, tel que nous l'a dessiné le crayon si délicat de Mgr de Ségur, on ne peut qu'être saisi par les affinités mystérieuses de ces deux visages, émaciés par la souffrance, rayonnants de spiritualité et d'où jaillit, comme d'une source inépuisable la paix, la Paix de Dieu.



[1]. P. BLANCHARD, Le Vénérable Libermann, Paris, DDB, 1960 (Etudes Carmélitaines) tome II :  Sa personnalité, son action, ch..V, p. 449-451.

[2]. “Notice sur la Congrégation du Saint-Esprit et de l’Immaculé Cœur de Marie et sur ses œuvres, mai 1850”,  in Coulon, Brasseur, Libermann, p. 663 ss. Reproduite également en conclusion du présent ouvrage, p. ***-***.

[3]. Le Cardinal PITRA, dans sa Vie du R. P. Fr.-M.-P. Libermann, 2e éd., Paris, Poussielgue, 1872, racontant la fusion des deux Congrégations (livre V, ch. I, p. 535-536), écrit : “ Il est rare que les œuvres providentielles les plus récentes n'aient pas, dans les temps antérieurs, une lointaine préparation où Dieu semble faire l'essai de son plan…  Il s'agit d'une Congrégation vivante et d'un prélude contemporain ; nous sommes au cœur de la France et tout se passe à Paris. C'est là que le vénéré P. Libermann a son précurseur, en qui se retrouve, plus d'un siècle à l'avance, les principaux traits de sa physionomie, les grandes lignes de son existence. ” Il est regrettable que l'éminent bénédictin n'ait pas explicité cette intuition. Mgr Chappoulie, dans son sermon du 20 novembre 1949, à Notre-Dame des Victoires, disait : “ Entre Claude Poullart des Places et François Libermann le ciel avait ménagé une très réelle parenté d'âmes ” (“ Centenaire de la  Fusion des congrégations du Saint-esprit et Saint Cœur de Marie, 1848-1948  ”, Supplément au BG n° 621-622, novembre-décembre 1948, p. 23).

[4]. “ Je tiens un peu du sanguin et beaucoup du mélancolique ”, cité par LE FLOC'H, Claude- Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 171 : Choix d’un état de vie, cf. KOREN, Ecrits, p. 92 ; LECUYER, Ecrits, p. 42, et dans le présent ouvrage, p. ***.

[5]. “ Tu ne prendras jamais l'habit de moine que pour te faire chartreux. Je loue ton choix pour cette religion, parce que je crois que tu ne t'enfoncerais pas dans le sein de la solitude pour autre chose que pour penser sérieusemcnt à ton salut… ” (LE FLOC'H, Poullart des Places, p. 174 : Choix d’un état de vie,  cf. KOREN, Ecrits, p. 96 ; LECUYER, Ecrits, p. 44, et dans le présent ouvrage, p. ***.)

[6]. “ Je ne pouvais quasi penser qu'à Dieu, mon plus grand chagrin était de n'y penser pas toujours… Je priais la meilleure partie du jour, même en marchant dans les rues…  Je ne voulais penser qu'à mon Dieu… ” (LE FLOC'H, Poullart des Places, p. 365 : Réflexions sur le passé,  cf. KOREN, Ecrits, p. 132 ; LECUYER, Ecrits, p. 66, et dans le présent ouvrage, p. ***.)

[7]. “ Je voulais me voir un jour dénué de tout, ne vivant que d'aumônes pour avoir tout donné ; je ne prétendais me réserver de tous les biens temporels que la santé, dont je souhaitais faire un sacrifice entier à Dieu dans le travail des Missions, trop heureux si, après avoir embrasé le monde de l'amour de Dieu, j'avais pu donner jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour Celui dont les bienfaits m'étaient presque toujours présents. ” (LE FLOC'H, Poullart des Places, p. 226 : Réflexions sur le passé,  cf. KOREN, Ecrits, p. 132-134 ; LECUYER, Ecrits, p. 66-67, et dans le présent ouvrage, p. ***.)

[8] - “ Je ne sentais de plaisir que dans les conversations où Dieu n'était pas oublié ; je me faisais un scrupule d'avoir gardé le silence quand j'aurais trouvé quelque occasion de parler de lui. Les personnes qui m'entretenaient d'autres choses m'étaient insupportables. Je passais des temps considérables devant le Saint-Sacrement ; c'étaient là mes meilleures et plus fréquentes récréations. ” (LE FLOC'H, Poullart des Places, p. 226 : Réflexions sur le passé,  cf. KOREN, Ecrits, p. 134 ; LECUYER, Ecrits, p. 67, et dans le présent ouvrage, p. ***.)

[9] - “ Tous les Ecoliers adoreront particulièrement le Saint-Esprit, auquel ils ont été spécialement dévoués. Ils auront aussi une singulière dévotion à la Sainte Vierge, sous la protection de laquelle on les a offerts au Saint-Esprit. ”

“ Ils choisiront les fêtes de la Pentecôte et de l'Immaculée-Conception pour leurs fêtes principales. Ils célébreront la première pour obtenir du Saint-Esprit le feu de l'amour divin, et la seconde pour obtenir de la Sainte Vierge une pureté angélique, deux vertus qui doivent faire tout le fondement de leur piété. ” (LE FLOC'H, Poullart des Places, p. 292, Règlements généraux et particuliers, ch. 1, art. 1er : cf. KOREN, Ecrits, p. 164 ; LECUYER, Ecrits, p. 79-80, et dans le présent ouvrage, p. ***.)

Conférence du P. Cabon, dans la chapelle de la maison mère, le l9 novembre 1948 : “ …Parmi ces affinités, j'en relèverai une d'ordre supérieur, celle qui existe entre les dévotions des deux Congrégations : la dévotion au Saint-Esprit, et la dévotion au Saint-Cœur de Marie. Je ne vous parlerai donc pas de la fusion des cadres, de la fusion des Règles, de la fusion même des esprits : tout cela se rencontre éminemment dans la fusion des dévotions. ” (“ Centenaire de la  Fusion des congrégations du Saint-esprit et Saint Cœur de Marie, 1848-1948  ”, Supplément au BG n° 621-622, novembre-décembre 1948, p. 9-10).

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