Extraits des notes personnelles de la grande retraite
de Cl.Fr. Poullart des Places,
au cours de l'été 1701, sous la direction d'un Jésuite de Rennes[1]
J'ai bien voulu me retirer du commerce du monde pour passer huit jours dans le sein de la solitude. Rien ne m'a obligé de faire ce petit sacrifice au Seigneur. J'étais le maître de perdre, comme j'ai fait si souvent jusqu'ici, les mêmes moments que je veux employer dans ce saint lieu à ma conversion et à mon salut. Je dois reconnaître, dans ce louable dessein, la grâce qui m'a éclairé au milieu de mes aveuglements [...] Je me trouve heureusement du nombre de ces enfants chéris à qui mon Père et mon Créateur présente si souvent des moyens faciles et admirables de me réconcilier avec lui [...]
Allons, mon âme, il est temps de te rendre à tant de poursuites aimables. Peux-tu balancer un moment à abandonner tous tes sentiments mondains pour te reprocher avec plus d'attention et de recueillement ton ingratitude et la dureté de ton cur à la voix de ton Dieu ? Ne dois-tu pas avoir honte d'avoir combattu si longtemps, d'avoir détruit, méprisé, foulé aux pieds le sang adorable de ton Jésus ? [...]
Vous me cherchiez, Seigneur, et je vous fuyais. Vous m'aviez donné de la raison, mais je ne voulais point m'en servir. Je voulais me brouiller avec vous, et vous ne vouliez point y consentir. Ne méritais-je pas que vous m'eussiez abandonné enfin, que vous vous fussiez lassé de me faire du bien, et que vous eussiez commencé à me faire du mal ? J'eusse reconnu ma faute dans le châtiment, en sentant la pesanteur de votre bras ; j'eusse senti l'énormité de mes crimes. Que vous êtes aimable, mon divin Sauveur ! Vous ne voulez point ma mort, vous ne voulez que ma conversion. Comme si vous aviez besoin de moi, vous me traitez toujours avec douceur. Il semble que vous vous fassiez un honneur de réduire un cur aussi insensible que le mien [...]
En reconnaissant votre puissance, que je reconnais efficacement votre amour ! Vous m'aimez, mon divin Sauveur, et vous m'en donnez des marques bien sensibles. Je sais que votre tendresse est infinie, puisqu'elle n'est pas épuisée par les ingratitudes innombrables que je vous ai fait paraître tant de fois. Il y a longtemps que vous voulez me parler au cur, mais il y a longtemps que je ne veux point vous écouter. Vous tâchez de me persuader que vous voulez vous servir de moi dans les emplois les plus saints et les plus religieux, mais je tâche, moi, de ne vous pas croire. Si votre voix fait quelquefois quelque impression sur mon esprit, le monde, un moment après, efface les caractères de votre grâce. Combien y a-t-il déjà d'années que vous travaillez à rétablir ce que mes passions détruisent continuellement ! Je crois bien que vous ne vouliez plus combattre sans succès, et que vous avez ordonné à la victoire de se déclarer pour le juste parti... Je ne suis point venu ici pour me défendre, je ne suis venu que pour me laisser vaincre.
Parlez, mon Dieu, quand il vous plaira ; ... à présent, Seigneur, que je me repens de mes aveuglements, que je renonce de tout mon coeur à toutes les choses qui m'obligeaient de vous fuir, à présent que je viens vous chercher, que je suis près de suivre tous les saints ordres de votre divine Providence, descendez dans le cur où il y a si longtemps que vous voulez entrer : il n'aura plus des oreilles que pour vous, et ne formera désormais d'autres affections que pour vous aimer comme il doit. Vous y trouverez une place qui ne sera point souillée d'aucune passion, et là, entouré des vertus que votre loi me commande de pratiquer, vous pourrez me faire connaître votre sainte volonté, et rien au monde ne sera plus capable de vous enlevez un serviteur qui vous voue, avec un courage digne d'un chrétien, une obéissance aveugle et une soumission infinie [...]
La suite des notes révèle la méditation du retraitant aux instructions des Exercices quil accueille fidèlement. La conclusion reprend les nouvelles orientations de vie quelles ont suscitée.
Courage, mon âme, promets à ton Dieu de faire pénitence de tes péchés et de lui faire connaître l'horreur que tu en as, par le soin que tu vas prendre d'éviter de secondes rechutes. Que rien au monde ne soit capable de m'éloigner de la vertu ! Perdons respect humain, complaisance, faiblesse, amour propre, vanité, perdons tout ce que nous avons de mauvais, et ne gardons que ce qui peut être bon. Qu'on dise tout ce qu'on voudra, qu'on m'approuve, qu'on s'en moque, qu'on me traite de visionnaire, d'hypocrite ou d'homme de bien, tout cela me doit être désormais indifférent. Je cherche mon Dieu. Il ne m'a donné la vie que pour le servir fidèlement. Je dois bientôt aller lui rendre compte du temps que j'ai eu ici pour faire mon salut. Le monde ne me récompensera pas de l'attachement que j'aurais pour lui. Je serais seulement bien en peine s'il fallait y trouver un véritable ami qui m'aimât sans intérêt. Dieu seul m'aime sincèrement et veut me faire du bien. Si je lui puis plaire, je suis trop heureux ; si je lui déplais, je suis le plus misérable homme du monde. J'ai tout gagné si je vis dans la grâce ; j'ai tout perdu si je la perds.
Conservez-moi, mon Dieu, de si saintes résolutions, et me donnez, s'il vous plaît, la grâce de la persévérance finale. J'aurais des ennemis à combattre et qui, cherchant à détruire ma vertu par mille occasions dangereuses qu'ils me présenteront, chercheront en même temps ma ruine et ma perte. Défendez-moi, Seigneur, contre ces tentateurs, et puisque le plus redoutable est l'ambition qui est ma passion dominante, humiliez-moi, abaissez mon orgueil, confondez ma gloire. Que je trouve partout des mortifications, que les hommes me rebutent et me méprisent. J'y consens, mon Dieu, pourvu que vous m'aimiez beaucoup et que je vous sois cher. J'aurai de la peine à souffrir et à étouffer cette vanité dont je suis si fort rempli. Mais que ne doit point faire un homme pour vous qui êtes un Dieu, qui avez répandu votre Précieux Sang pour moi.
Rien ne me sera difficile si vous voulez bien me secourir et que je m'abandonne entièrement à vous. Je dois avoir de la défiance de moi-même et espérer tout de votre miséricorde. J'ai tout à craindre dans l'état où je suis. Je ne suis point, Seigneur, dans celui où vous me souhaitez, et pour faire mon salut comme je dois, il faut que je prenne le parti que vous m'avez destiné. C'est là maintenant la première chose à laquelle je dois penser. Trop heureux, mon Dieu, si je ne me trompe point dans le choix, je vais prendre toutes les précautions les plus saintes pour découvrir votre sainte volonté. Je veux déclarer à mon directeur mes inclinations et mes répugnances sur chaque genre de vie, afin d'examiner avec plus d'attention ce qui peut m'être convenable. Je n'oublierai rien de tout ce que je croirai devoir être nécessaire pour consulter votre Providence. Que votre grâce, mon divin Maître, m'éclaire dans toutes mes démarches, et que je la puisse mériter par un attachement inviolable et perpétuel pour tout ce qui vous peut plaire.
Il sagit donc à présent pour le retraitant, sur la base solide de sa conversion, de sortir de son indétermination et de choisir un état de vie : cest là le véritable but de sa retraite.
O mon Dieu qui conduisez à la céleste Jérusalem les hommes qui se confient véritablement à vous, j'ai recours à votre divine Providence, je m'abandonne entièrement à elle, je renonce à mon inclination, à mes appétits et à ma propre volonté pour suivre aveuglément la vôtre. Daignez me faire connaître ce que vous voulez que je fasse, afin que remplissant ici-bas le genre de vie auquel vous m'avez destiné, je puisse vous servir, pendant mon pèlerinage, dans un état où je vous sois agréable et où vous répandiez sur moi abondamment les grâces dont j'ai besoin pour rendre à jamais la gloire qui est due à votre divine Majesté.
C'est dans cette retraite, mon Dieu, que j'espère que vous parlerez à mon cur et que vous me tirerez, par votre miséricorde, des inquiétudes embarrassantes où mon indétermination me jette. Je sens bien que vous n'approuvez pas la vie que je mène, que vous m'avez destiné à quelque chose de meilleur, et qu'il faut que je prenne un parti fixe et raisonnable pour penser sérieusement à mon salut. Je suis heureusement persuadé de la nécessité de me sauver, et j'ai médité cette vérité, depuis que je suis ici, comme la plus importante et la plus nécessaire du christianisme. L'on m'avait demandé mille fois jusqu'ici si je savais pour quelle fin j'avais été mis au monde et j'avais répondu mille fois sans y réfléchir les mêmes paroles que je pèse aujourd'hui avec tant d'attention. Dieu ne m'a créé que pour l'aimer, que pour le servir, et pour ensuite jouir de la félicité qui est promise aux âmes justes. Voilà mon unique affaire, voilà le but auquel je dois diriger toutes mes actions. Je suis un fou si je ne travaille pas conformément à cette fin, puisque je n'en dois point avoir d'autre. Quelque chose qui arrive désormais, il faut donc que je me souvienne qu'autant de moments que je n'emploie pas à bien vivre sont autant de moments perdus et dont il faudra que je rende compte à Dieu.
Pénétré jusqu'au fond du cur de ce devoir, je vous promets, mon Dieu, de ne faire plus une seule démarche que je n'examine auparavant, que je n'observe de près et que je ne me demande à moi-même si c'est pour votre gloire que j'agis [...] Je me détache, mon Dieu, de toutes les vues humaines que j'ai eues jusqu'ici dans tous les choix de vie auxquels j'ai pensé. Je sais qu'il faut que je quitte toutes mes irrésolutions pour en prendre un et pour ne plus le changer; mais je ne sais lequel convient, et je crains de m'y tromper [...] Je renonce à tous les avantages qui pourraient me flatter et que vous n'approuvez pas. Voilà que j'ai acquis une indifférence très grande pour tous les états. Parlez, mon Dieu, à mon cur, je suis prêt de vous obéir [...]
Le passage suivant est un autoportrait que Poullart écrit avec beaucoup de finesse, mais sans complaisance.
Je dois consulter d'abord mon tempérament pour voir de quoi je suis capable et me souvenir de mes passions bonnes et mauvaises, de peur d'oublier les unes et de me laisser surprendre aux autres. J'ai une santé merveilleuse quoique je paraisse fort délicat, l'estomac bon, me nourrissant aisément de toute sorte de vivres, et rien ne me faisant mal ; fort et vigoureux plus qu'un autre, dur à la fatigue et au travail, mais fort ami pourtant du repos et de la paresse, ne m'appliquant point que par raison ou par ambition ; mon naturel est doux et traitable, complaisant à l'excès, ne pouvant presque désobliger personne, et c'est en cette seule chose que je me trouve de la constance. Je tiens un peu du sanguin et beaucoup du mélancolique. Au surplus, assez indifférent pour les richesses, mais très passionné pour la gloire et pour tout ce qui peut élever un homme au-dessus des autres par le mérite ; plein de jalousie et de désespoir des succès des autres, sans pourtant faire éclater cette indigne passion et sans faire ni dire jamais rien pour la contenter ; fort discret dans les choses secrètes, assez politique dans toutes les actions de la vie, entreprenant dans mes desseins mais caché dans l'exécution ; cherchant l'indépendance, esclave pourtant de la grandeur ; craignant la mort, lâche par conséquent, incapable malgré cela de souffrir un affront signalé ; trop flatteur à l'égard des autres, impitoyable pour moi dans le particulier quand j'ai fait une faute dans le monde ; sobre sur les plaisirs de la bouche et du goût, et assez réservé sur ceux de la chair ; admirateur sincère des véritables gens de bien, amateur par conséquent de la vertu, mais ne la pratiquant guère, le respect humain et l'inconstance étant pour moi de grands obstacles ; quelquefois dévot comme un anachorète jusqu'à pousser l'austérité au-delà de ce qu'elle est ordonnée à un homme du monde ; d'autres fois mou, lâche, tiède pour remplir mes devoirs de chrétien ; toujours effrayé quand j'oublie mon Dieu et que je tombe dans le péché ; scrupuleux plus qu'il ne faut, et presque autant dans le relâchement que dans la ferveur ; connaissant assez le bien et le mal, et ne manquant jamais des grâces du Seigneur pour découvrir mon aveuglement ; aimant beaucoup à faire l'aumône, et compatissant naturellement à la misère d'autrui ; haïssant les médisants ; respectueux dans les églises sans être hypocrite. Me voilà tout entier, et quand je jette les yeux sur ce portrait, je me trouve peint d'après nature [...]
Maintenant commence le processus du discernement :
Il faut décider entre l'état religieux qu'on appelle le cloître, l'état ecclésiastique qui est celui des prêtres séculiers, et le troisième état qu'on appelle le monde. Dans les trois, on peut se sauver comme on peut s'y damner. La haire et la soutane couvrent aussi bien un cur vicieux et pécheur que la robe du magistrat ou l'habit galonné du cavalier. Tout de même que le juge et l'homme d'épée conservent aussi bien un cur pur et vertueux que l'ermite le plus austère et le prêtre le plus réglé. Les uns et les autres peuvent être fourbes comme ils peuvent être gens de bien. Dieu est partout avec ces différentes personnes ; il donne des grâces aux uns et autres selon qu'ils les méritent : on peut les mériter dans tous les états également, pourvu qu'on ait choisi celui auquel Dieu nous a destinés. Le secret, c'est donc de ne pas se tromper dans le choix; et le moyen le plus sûr pour bien choisir, c'est de n'avoir que la gloire de Dieu en vue et l'envie de faire son salut. Voyons à présent, mon coeur, entre nous deux, si tu n'as que ce motif-là pour objet [...]
Il se demande si son attrait le pousse vers la vie monastique, et il conclue par la négative :
Mon coeur, tu dis que tu es indéterminé sur tous les états de vie, mais je réponds pour toi que tu ne l'es pas autant que tu penses, et que la vie religieuse n'est point de ton goût [...]
Il se sent de
l'attrait pour la vie de prêtre dans le ministère. Mais un assez long examen le rend
indécis. A-t-il assez de force d'âme pour s'y conduire avec humilité, sainteté, et
justice ?
Tu trouves mille raisons pour me prouver qu'il est à propos que j'entre dans l'état ecclésiastique, et si j'étais prêt d'y entrer tout à l'heure, tu voudrais encore y réfléchir. Tu aimes donc un peu le monde et tu ne sais pas encore bien quel parti tu dois aimer le mieux. Tous t'accommodent, tous te plaisent [...]
Les situations
dans le monde - lépée, la cour, la robe et les finances- vont trop dans le sens de
ses défauts dominants ; de plus, il n'est guère attiré par le mariage. A-t-il avancé
dans son discernement?
... Il faut avouer que je suis bien malheureux d'être si irrésolu. C'est à vous, ô mon Dieu, à qui je dois m'adresser pour me déterminer selon votre volonté. Je suis venu ici pour prendre conseil de votre divine Sagesse. Détruisez en moi tous les attachements mondains qui me suivent partout. Que je n'aie plus, dans l'état que je choisirai pour toujours, d'autres vues que celles de vous plaire, et comme, dans la situation où je suis, il m'est impossible de rien décider et que je sens pourtant que vous voulez quelqu'autre chose de moi que mes incertitudes, je vais, Seigneur, me découvrir sans déguisement à vos ministres.
Avec l'aide de son accompagnateur,
Poullart décidera facilement de l'état de vie qui l'attire depuis longtemps et que sa
retraite vient de confirmer : être prêtre dans le ministère. Mais, pour faire droit à
son discernement, ce sera en se prémunissant contre
toute ambition et vanité personnelles. Ce pourquoi il renonce à "faire
carrière" : il ne suivra pas la filière de la Sorbonne. Cette décision montre la
complémentarité des deux étapes de sa grande retraite.
PRIERE DE POULLART
Je nentrerai jamais (si je navais des affaires extrêmement pressées) dans ma chambre, ni nen sortirai sans me mettre à genoux et sans prendre la bénédiction du bon Dieu à peu près de cette manière :[2]
Très Ste Trinité, Père, Fils et St Esprit,
que jadore par votre Ste grâce
de tout mon cur, de toute mon âme et de toutes mes forces,
je vous supplie de vouloir bien me donner la foi, lhumilité, la chasteté,
la grâce de ne faire, de ne dire, de ne penser, de ne voir,
de nentendre et de ne souhaiter
que ce que vous voulez que je fasse, que je dise etc.
Accordez-moi ces grâces, mon Dieu,
avec votre très sainte bénédiction,
et que, mon cur et mon esprit nétant remplis que de vous seul,
je sois toujours dans votre présence et vous prie sans cesse comme je dois.
+++
Mon Jésus soyez-nous Jésus éternellement ;
mon Jésus, soyez-moi Jésus éternellement ;
soyez éternellement en moi, et moi en vous.
Je vous recommande mon esprit et mon cur entre vos mains
par la très Sainte Vierge ;
au nom de mon Jésus et de
Marie.
REFLEXIONS SUR LE PASSE [3]
Je
devrais, si j'aimais un peu Dieu et mon salut, être inconsolable d'avoir passé cette
année comme j'ai fait. Est-ce là ce que le Seigneur devait attendre de ma reconnaissance
? Il y a déjà plus de trois ans que, par une miséricorde extraordinaire, il me tira du
monde, rompit mes chaînes criminelles, m'arracha, quasi même malgré moi, des griffes de
Satan pour me redonner la robe de sanctification[4] [...] Dieu seul et mon
cur doivent n'oublier jamais le plus prodigieux effet de miséricorde qui fût
jamais [...]Je recevais des consolations en abondance, mes yeux ne tarissaient point,
quand je pouvais être seul à méditer mes égarements et les miséricordes de mon Dieu.
Si je faisais quelque effort pour faire un pas pour le Seigneur, aussitôt ce tendre
Maître me portait lui-même sur ses épaules des lieues entières. Enfin, j'en vins
bientôt à faire sans la moindre peine ce que j'avais regardé, quelque temps auparavant,
comme des choses impossibles à un homme comme moi [...] Je ne pouvais quasi penser qu'à
Dieu. Mon plus grand chagrin était de n'y penser pas toujours. Je ne souhaitais que de
l'aimer, et, pour mériter son amour, j'avais renoncé aux attachements même les plus
permis de la vie. Je voulais me voir un jour
dénué de tout, ne vivant que d'aumônes après avoir tout donné. Je ne prétendais me
réserver de tous les biens temporels que la santé dont je souhaitais faire un sacrifice
entier à Dieu dans le travail des missions, trop heureux si, après avoir embrasé tout
le monde de l'amour de Dieu, j'avais pu donner jusqu'à la dernière goutte de mon sang
pour celui dont les bienfaits m'étaient presque toujours présents [...]
Poullart
s'étend sur l'enthousiasme qu'il a éprouvé
18 mois durant pour la vie selon l'Evangile, spécialement pour l'Eucharistie et le St
Sacrement. Puis, il compare cette situation gratifiante aux frustrations qu'il
expérimente à présent dans ses responsabilités de directeur de la communauté et dans
toute sa vie de foi.
Ce ne serait pas trop pour moi que d'avoir des larmes de sang pour pleurer ma
misère. Je n'ai jamais été ce que je devais être, il est vrai, mais du moins ai-je
été tout autre que je ne suis. Heureux si je n'avais perdu que la moitié de ce que
j'avais acquis par le moyen de la grâce. Hélas ! je ne trouve plus chez moi d'attention
à la présence de Dieu, je n'y pense plus dans mon sommeil, presque jamais à mon
réveil, toujours distrait même dans mes prières [...]
Peu de zèle pour la correction de mes frères, me lassant aussitôt que je ne
réussis pas ; oubliant de recommander à Dieu ces sortes d'entreprises, tant j'y vais
inconsidérément et sans réflexion [...] Peu de douceur dans mes paroles
et dans mes manières, mais assez souvent fier, sec et dégoûté ; des tons hauts, des
paroles aigres, des réprimandes vertes et longues ; Une physionomie sombre, indice de ma
mauvaise humeur ; plein de sensibilité au sujet de ma famille, n'avouant qu'avec peine
que mon père et ma mère sont marchands de toile et de cire, craignant même qu'on ne le
sache ; faisant trop peu connaître que je n'avais point de part dans la bonne uvre
qui regarde la maison des pauvres écoliers, mais ressentant au contraire quelque plaisir
intérieur que des gens, qui ne me connaissent que très peu ou point du tout, me croient
un homme riche qui entretient ces jeunes gens de mon bien [...]
Faisant
pourtant tous les jours d'assez belles résolutions de changer de vie, las malgré cela
d'être si déréglé, mais ne finissant pourtant point et suivant toujours mes idées et
mes caprices sans me consulter comme autrefois à mon directeur, auquel j'ai pour ainsi
dire substitué mes seules imaginations dans la place.
En un mot, il faut l'avouer devant Dieu, je ne suis plus qu'un homme qui a quelque
réputation de vivre encore et qui est très certainement mort, au moins si l'on compare
le présent avec le passé. Hélas ! Je ne suis plus qu'un masque quasi de dévotion et
l'ombre de ce que j'ai été [...]
Ce n'est pas autrement que le pied a commencé à glisser à tant de gens d'une
vertu éminente, et qui ont enfin péri funestement. Qui doit plus craindre que moi une
pareille chute après avoir éprouvé toute ma vie de si fréquentes inconstances dans mes
retours vers Dieu et de si longs désordres ensuite ?
Troublé par ces nombreuses
frustrations, Poullart reprend pied grâce à son expérience de lindéfectible
amour de Dieu pour lui.
... pourquoi ne craindrais-je pas un abandon entier de mon Dieu ? Si ce malheur ne
m'est pas encore arrivé, ce n'est qu'à son infinie miséricorde que j'en dois
l'obligation. Toujours rempli de tendresse pour moi, ne pouvant se résoudre à me perdre
après m'avoir, toute la vie, préservé du dernier endurcissement de l'impénitence
finale plutôt par des miracles que par des effets ordinaires de sa Providence, il a
permis que j'aie fait cette retraite dans un temps où je n'y pensais point, il a disposé
d'ailleurs toutes choses d'une manière que je trouve aisément un chemin ouvert pour
rentrer encore une fois dans mon devoir et pour navoir pas de si
spécieux prétextes den ressortir [...] Je dois croire outre cela que le Bon Dieu aura
encore pitié de moi, si je retourne à lui de tout mon cur, car [...]
la conduite qu'il a tenue jusqu'ici 1° de ne permettre point que j'aie été content de
moi-même un seul moment, toujours inquiet et chagrin de mon dérangement ; 2° de me
faire la grâce de voir toujours intérieurement que je n'étais rien moins que ce qu'on
me croyait et ce qu'on me disait que j'étais ; 3° de ne souffrir point que je me sois pu
mettre au-dessus de tous mes scrupules qui, quoiqu'ils aient un peu contribué à me
déranger, m'ont fait plus souvent approcher du sacrement de la pénitence et avoir plus
d'inquiétudes quand l'occasion était présentée d'offenser Dieu : toute cette conduite
de Dieu, dis-je, me fait espérer que le ciel ne sera point toujours de fer pour moi si je
songe, de bonne foi, à pleurer mes fautes et à rentrer en grâce avec le Seigneur.
Rempli de cette sainte confiance par la grâce encore de mon Dieu, je vais donc
examiner quel chemin est le plus court, sans considérer désormais le plus agréable à
la nature, pour regagner celui sans lequel je ne puis, quoi que je fasse, vivre un moment
en paix [...]
Fidèle
à la loyauté envers lui-même, Poullart discerne les raisons de son 'relâchement' : il
n'a pas assez marché en présence de Dieu, il a
été présomptueux en
entreprenant 'l'établissement des pauvres écoliers' : au début, ils n'étaient que
quelques-uns ; mais ils sont devenus si nombreux...
il était... difficile que je ne me tinsse debout
et que la tête ne me tournât point.
Et
puis, il s'implique trop à leur service : Je veux dire le soin dont je
m'embarrassais, même beaucoup plus qu'on ne me l'ordonnait, de gouverner ces pauvres
écoliers que la Providence nourrit...
Lorsquil termine sa retraite, il a découvert les éléments dun sage décision, mais il ne parvient pas encore à leur donner une cohérence à cause de sa peine profonde :
Ces réflexions me pénètrent de douleur. J'ai quitté le monde pour chercher
Dieu, pour renoncer à la vanité et pour sauver mon âme ; et serait-il possible que je
n'eusse fait seulement que changer d'objet et que j'eusse toujours conservé le même
cur ? Que me servirait donc enfin d'avoir fait la démarche que j'ai faite ?
Les
notes de retraite se terminent sur cette interrogation, comme celles de la retraite de
1701. L'accompagnateur de Poullart l'aidera à tirer les conclusions de sa démarche de
vérité : en se fondant tout entier sur l'amour de Dieu, il va poursuivre son uvre,
mais en partageant ses responsabilités : cest le germe dune petite communauté de
formateurs -la Société du Saint-Esprit- au service de la
grande communauté des 'pauvres écoliers'-le Séminaire du Saint-Esprit.
[1] Cette retraite, qui suit en tout point les Exercices de St Ignace, sest faite en deux temps : dabord la retraite de conversion - appelée par Poullart Réflexions sur les vérités de la religion...-, puis la retraite délection -appelée Choix dun état de vie -. Après le cheminement qui part du début de sa philosophie, traverse les deux ans de Nantes, et aboutit à la crise de la fin de son année passée aux affaires de son père à Rennes, elle offre une conversion définitive et une nouvelle orientation de vie.
[2] Fragments dun Règlement Particulier : un texte qui pourrait dater du début du séjour de Poullart au collège Louis-le-Grand comme jeune théologien; ce texte se ressent des conclusions de la grande retraite quil a vécue quelques mois plus tôt.
[3] La petite communauté des écoliers, fondée à la Pentecôte 1703, ne cessait de saccroître ; vers la fin de 1704, elle atteignait une quarantaine de membres ; Poullart dut faire face à une surcharge de tâches et de soucis, qui léprouvèrent profondément. Il reprit le chemin de la retraite pour faire la vérité sur sa crise spirituelle et sur loeuvre quil avait entreprise et qui semblait le dépasser à présent.
[4] Poullart fait allusion à sa grande retraite de 1701.