Essai sur le charisme spiritain

 au fil de l’histoire de 1703 à 1839 [1]

 

Henry J. Koren

 

 

-I-

Origine et évolution de l’inspiration initiale

 

Introduction

 

     Dans la première partie du  texte ici traduit [2], le P. Koren étudie quatre figures de fondateurs qui se sont nettement démarqués des chemins habituels de vie religieuse pratiqués de leur temps et ont fait œuvre durable de novateurs. Il se penche tout d’abord sur le charisme de saint Benoît, puis sur celui de saint François d’Assise, ensuite sur celui de saint Ignace ; en dernier lieu, il étudie l’œuvre de  Poullart des Places et de Libermann, mais nous n’avons pas retenu ici ce qui concerne ce dernier.

     La présentation qu’il fait du charisme de Poullart doit se comprendre dans la ligne de ce qui relie les figures de cet article : ce sont tous des champions de la nouveauté, autant dire de la liberté. Poullart est présenté comme un fondateur qui, à l’exemple de saint François, a inspiré un esprit plus qu’une structure. Dans la foulée de cette intuition, la règle de 1734, bien marquée par l’esprit ignacien, demeure sobre sur les dispositions juridiques propres à consolider la Congrégation du Saint-Esprit. Peu préoccupée de sa croissance, mais bien plus de la valeur de la formation qu’elle pouvait offrir, la Congrégation s’est trouvée définitivement affaiblie après la Révolution française qui l’avait anéantie.

     Le P. Koren estime que c’est la faiblesse de ses structures juridiques qui a valu à la Congrégation, rétablie par Louis XVIII, de ne pouvoir éviter le déclin, au début du XIXe siècle. Mais il faut aussi tenir compte du fait que les nouvelles orientations reçues par l'institut de l’autorité royale, après la Révolution et l’Empire, étaient bien différentes de la visée initiale du fondateur. Le P. Koren ne dit-il pas que des Places n’avait pas prévu pour sa communauté des tâches dans les missions lointaines ? Et pour cause : elles étaient alors inaccessibles.

     La lecture de cette étude met bien en lumière le grand désintéressement que Poullart des Places a su transmettre à ses disciples, et qui les a préparés à des évolutions insoupçonnées. L’esprit a survécu, et François Libermann, apportant, en 1848, à la Congrégation vieillissante la vigueur de sa direction et de son inspiration, faisait preuve du même désintéressement dans la disponibilité évangélique pour les pauvres et les démunis.

 

 

Une histoire extraordinaire

 

     Parmi les instituts religieux, peu “ ont eu une histoire aussi extraordinaire que celui des spiritains ”, écrit un historien jésuite en 1986. L’œuvre fondée en 1703 par un étudiant du Collège Louis-le-Grand, âgé de 24 ans, demeura sans existence légale pendant une trentaine d’années, aussi bien en tant que maison religieuse que comme séminaire, bien qu’elle fut tout à fait conforme aux orientations données par le Concile de Trente. Pendant 60 ans, le séminaire fut dirigé par des supérieurs choisis alors qu’ils n’avaient guère plus d’une vingtaine d’années ; les séminaristes participaient également à leur désignation, comme s’il s’était agi d’une république d’étudiants. Ses programmes d’études exigeaient tout d’abord trois ans de philosophie, y compris des mathématiques et la nouvelle théorie de la physique newtonienne, puis cinq ans de théologie ; enfin, si nécessaire, deux années en droit canonique ou en Ecriture Sainte. Au terme des ces études, les prêtres optaient pour les services apostoliques les plus modestes parmi les pauvres et les gens abandonnés.

     Le fondateur mourut deux ans après son ordination, ayant tout juste 30 ans ; son successeur mourut six mois plus tard ; puis ce fut Louis Bouïc, entré en fonction à l'âge de 26 ans, qui dirigea l’institut pendant 53 ans. Une durée qui ne sera dépassée que dans très peu d’instituts : le seul cas que je connaisse est celui de saint Hugo de Cluny qui fut abbé en 1049 et le demeura 60 ans. A propos du programme des études, combien l’attitude de Poullart des Places était différente de celle du sulpicien Etienne Mollevault qui, - à une époque tout autre, il est vrai, en 1825 -, donnait à un directeur de séminaire, du temps de Libermann, l’avis suivant : “ Craignez de nourrir l’esprit de curiosité qui tue l’action de grâce, pensez que le plus grand nombre de vos auditeurs doit remplir le ministère dans les campagnes avec de bons paysans et voyez d’après cela ce qui leur sera le plus utile. ” Il écrivait pourtant ces lignes à une époque où Félicité de Lammenais pouvait estimer, en 1828 : “ Jamais, depuis bien des siècles, le clergé pris en masse, n’avait été aussi ignorant qu’aujourd’hui, et jamais, cependant, la vraie science n’a été plus nécessaire [3] ”.

     Pendant de nombreuses années (on peut dire pendant presque 150 ans), la fondation spiritaine fut davantage un mouvement qu’une organisation et quand, en 1734, elle acquit une structure visible, celle-ci consistait seulement en un corps de directeurs requis par la loi civile pour qu’on puisse parler de personnalité légale. Les directeurs ne prenaient pas d’engagement religieux sous forme de vœux ou de promesses, mais souscrivaient un contrat où ils s’obligeaient à observer les statuts, statuts qui, au dire d’un juriste officiel, deux siècles plus tard, étaient d’une extrême concision.

     La vigueur de la fondation de Poullart des Places ne venait pas de son organisation, mais de son charisme. Tous ses membres - quelque qualification qu’ils aient pu avoir - furent reconnus comme des spiritains et n’eurent pas d’autres engagements religieux particuliers sinon ceux de leur sacerdoce. Ce qu’ils avaient en commun, c’était leur conception du sacerdoce. Etre prêtre signifiait pour eux une disponibilité évangélique dans l’obéissance à l’Esprit pour le service des pauvres et des gens abandonnés, accompagnée d’une pauvreté volontaire. Ils pensaient, sans doute, que cette conception du sacerdoce suffisait à leur faire vivre la vie religieuse dans sa vérité et que tout ajout à leurs engagements apostoliques par des vœux ou des promesses aurait été plutôt inutile ou factice.

     Ce que des Places voulait était la vérité : pas seulement l’apparence, mais l’identification réelle avec les pauvres à travers une existence frugale. Pour lui, l’option évangélique pour les pauvres était fidélité à l’Esprit. Il n’y avait rien de plus urgent, parce qu’en ce temps-là  on ne comptait que peu de prêtres véritablement donnés à leur service. La même pénurie existe encore de nos jours.

 

La Règle de Poullart des Places et celle de saint Benoît

 

     Si nous comparons les règles de Poullart des Places et de saint Benoît, nous pouvons trouver quelques rapprochements utiles. Comme celle de saint Benoît, la règle de notre fondateur, qu’il a achevée autour de 1706, était seulement une règle intérieure ; elle donnait des lignes de conduite pour certains services de la maison, pour la vie de prière et pour les études. Elle présupposait plus qu’elle ne décrivait l’esprit de la maison. Comme la vie a beaucoup changé depuis lors, la plupart de ses prescriptions sont obsolètes comme celles de saint Benoît.

     Les bénédictins ont pourtant continué de garder la règle originale, comme un texte vénérable, fréquemment lu et commenté, même si toutes sortes de coutumiers et constitutions répondent aux besoins actuels. Mais chez les spiritains, les règles de Poullart des Places ont été longtemps confinées aux archives ; elles y ont dormi jusqu’à leur publication en 1959 [4]. Nos règles et constitutions remises à jour en 1986 ne contiennent même pas une référence à ces anciennes règles comme à une de leurs sources, pas plus qu’à la règle de 1734, qui était une version révisée et actualisée de celle de 1706. Pourtant la règle de 1734 présentait explicitement le charisme spiritain de disponibilité évangélique, dans la fidélité à l’Esprit, pour le service des pauvres.

 

 

La Règle de Poullart des Places et celle de saint François

 

     Si nous comparons la règle de Poullart des Places à celle de saint François d’Assise, nous voyons que toutes deux mettent l’accent sur la pauvreté évangélique. Mais notre fondateur a vu la pauvreté comme une réalité subordonnée au service de la prédication de l’évangile, même si elle était exigée inconditionnellement par ce service. Appelés à servir les pauvres, ses disciples devraient montrer, par leur style de vie, qu’ils s’identifient à eux. La priorité réside dans la prédication de l’évangile, mais cette prédication ne se fait pas seulement par des paroles mais tout autant par cette sobriété dans le style de vie.

 

La Règle de Poullart de Places et celle de saint Ignace

 

     En ce qui concerne la règle de saint Ignace, on voit tout de suite que le programme même des études montre combien notre fondateur fut profondément influencé par les jésuites. On se souviendra qu’il avait été éduqué par eux durant une douzaine d’années environ. Ensuite, pendant longtemps, les jésuites ont rempli les fonctions de directeurs spirituels au Séminaire du Saint-Esprit [5]. L’influence de saint Ignace est encore plus visible dans la règle de 1734 qui est largement basée sur les règlements et coutumes introduites par Poullart des Places. Alors que la règle de 1706 réclame une obéissance aveugle, celle de 1734 reprend presque mot-à-mot l’exigence ignatienne d’obéissance parfaite sous tous ses aspects, quant à l’exécution, le jugement et la volonté. Même chose pour la pratique de la pauvreté : que la nourriture, le vêtement, le lit et la chambre soient ce qui convient pour des pauvres et de même pour tout. Comme les jésuites, les spiritains avaient pour règle que le Supérieur général était élu sans limite de temps pour son mandat, mais qu’il pouvait en être relevé par la majorité de ses conseillers. Ceux-ci se réunissaient tous les trois ans en dehors de sa présence pour se consulter et voir si le temps n’était pas venu d’élire un nouveau Supérieur général. Si quatre des six conseillers répondaient affirmativement à cette consultation, il était de ce fait relevé de sa charge [6].

 

Les Missions lointaines.

 

     La première mention spécifique d’un travail dans les missions lointaines ne se rencontre pas avant la règle de 1734, où elle figure comme une tâche parmi les nombreuses autres que les spiritains pourront entreprendre. Si le fondateur n’a pas fait état des missions lointaines, ce n’est pas qu’il leur était opposé ou qu’il n’y avait jamais pensé ; mais c’est du fait des circonstances particulières du début du XVIIIe siècle qui les rendaient pratiquement inaccessibles à  ceux qui auraient désiré s’y adonner. Le principal obstacle, c’est que les spiritains ne pouvaient s’y rendre que par l’intermédiaire de la Société des Missions Etrangères, et que cet institut était entaché de jansénisme.

     On prétend parfois que les spiritains ont toujours été, et avant tout, missionnaires ; mais le seul argument pour le soutenir se réfère au désir de des Places, dans les temps de sa conversion (1701), de se consacrer aux missions lointaines. Cet argument ne semble pas très convainquant. Presque tous les jeunes gens qui ont eu une solide formation catholique, et spécialement ceux qui ont désiré être prêtres, ont été attirés par cette vocation, mais, pour la plupart d’entre eux, elle est demeurée un vœu pieux autant qu’éphémère. Si, au lieu d’être missionnaires, les spiritains étaient devenus des contemplatifs, on aurait  pu le justifier, de façon peut-être encore meilleure, en recourant à l’idée, pareillement éphémère, du fondateur de former ses disciples comme membres d’un ordre contemplatif rigoureux [7].

     En fait, dès que les circonstances historiques permirent aux spiritains d’être missionnaires (vers 1730) les missions lointaines s’ajoutèrent à la liste des tâches préférentielles pour les pauvres et les délaissés. Alors le travail magnifique accompli par quelques douzaines de prêtres qui se rendirent au Canada et en Extrême-Orient amena l’aumônier général des colonies à proposer que la Congrégation accepte officiellement la responsabilité de l’outre-mer. Quand cette propositions fut acceptée, la nouvelle situation conduisit les supérieurs de la congrégation et du séminaire (lesquels constituaient légalement l’institut) à accepter des missionnaires en tant qu’associés. Ceci commença à être pratiqué à partir de 1775 environ ; nous avons alors le premier exemple clair d’une association avec des missionnaires de Guyane (se souvenir qu'alors le terme associé signifiait : être membre de la Congrégation, inscrit sur le registre des associés).

     Après la Révolution française, les tâches missionnaires devinrent prioritaires pour les spiritains et, du coup, l’incorporation de missionnaires fut regardée comme normale, ainsi qu’il  apparaît dans une lettre du P. Jean Perrin, le premier préfet apostolique spiritain : “ Tous les prêtres qui seront envoyés, écrit-il en 1807, seront membres de la Congrégation (...) tous les missionnaires malades et à la retraite seront pris en charge dans ses établissements ”. Mais les contingences politiques empêchèrent à plusieurs reprises la pleine mise en œuvre de cette décision, jusqu’à ce qu’en 1848 elle puisse enfin être honorée.

     Mise à part l’acceptation de missionnaires dans la Congrégation, on ne s’est pas beaucoup préoccupé de l’expansion de l’institut, du moins au sens strict, comme le fruit d’une politique d’accroissement. La seule expansion qui eut lieu fut la conséquence de facteurs externes : les demandes des évêques de Meaux et de Verdun pour la prise en charge de leurs séminaires diocésains et l’acceptation de missions dans les Amériques et en Afrique [8]. Jusqu’au généralat de M. Leguay, à la fin des années 1840, la Congrégation n’a plus envisagé de prendre en charge d’autres séminaires, que ce soit en France ou dans les missions extérieures à l’empire français, aux Etats-Unis ou aussi loin qu’en Nouvelle-Zélande. Sans qu’il y eût de sa faute, elle ne fut pas en mesure de le faire.

     La situation de la Congrégation après la Révolution montra la faiblesse qu’entraînait le fait d’être un mouvement plus qu’une organisation, c’est-à-dire un institut structuré. La Congrégation n’avait rien de prévu pour permettre son expansion et sa croissance; elle n’avait même pas de structures juridiques suffisantes pour exercer son autorité sur ses prêtres une fois sortis du séminaire ; elle n’avait pas le pouvoir de retenir sur place le personnel nécessaire pour assurer sa survie. Son charisme a pu demeurer vivant, mais, à lui seul, il fut incapable  d’empêcher son déclin. La venue du P. Libermann et de ses disciples en 1848 la sauva de la disparition imminente en lui apportant les structures nécessaires, le personnel et une direction capables non seulement de maintenir mais de redonner vigueur à son idéal de disponibilité évangélique.

 

 

-II-

La tradition spirituelle de la Congrégation du Saint-Esprit

 

Introduction

 

     Cette deuxième partie aborde le même thème que la précédente, mais en cherchant à saisir de façon plus complète les éléments qui entrent dans le charisme spiritain. C’est un essai de synthèse qui présente beaucoup d’intérêt pour tous ceux qui désirent mieux comprendre la tradition spirituelle de la Congrégation du Saint-Esprit .

     Le P. Koren résume ainsi ces divers éléments : “ Il me semble que notre spiritualité vivante peut être décrite pour le mieux comme une disponibilité évangélique qui demeure attentive au Saint-Esprit se manifestant dans les situations concrètes de la vie ”. Ces traits fondamentaux conviennent aussi bien à l’héritage de Poullart des Places présenté en ces pages qu’à celui de Libermann qui n’est pas traité ici.

     Le P. Koren montre, ensuite, combien ces traits se retrouvent, non seulement dans la vie de Poullart des Places mais aussi dans celle de ses disciples au cours des années  1703-1839. Les recherches du P. Koren sur les spiritains , ayant travaillé dans les missions de l’Acadie, de l’Extrême-Est des Etats-Unis et du Canada (mais aussi dans celles d’Extrême-Orient) lui permettent de citer des témoins dont on parle peu.

     On se souviendra que le terme spiritain désignait alors les prêtres formés par le Séminaire du Saint-Esprit, sous la direction et  le charisme vécu et transmis par les Messieurs du Saint-Esprit, leurs formateurs, héritiers de l’œuvre de Poullart des Places.

     A la lecture du P. Koren, on comprend la justesse de ce que M. Nicolas Warnet (1795-1863), membre de la congrégation du Saint-Esprit, puis Supérieur général par intérim (du 7 janvier au 28 avril 1845), disait dans ses fameuses homélies pour les fêtes patronales du séminaire : la tradition  spiritaine s’est bien maintenue,  non seulement  dans les textes mais surtout dans les façons de vivre de beaucoup de spiritains d’avant  la  fusion de 1848.

 

 

Les deux éléments fondamentaux du charisme spiritain [9]

 

La disponibilité évangélique

 

     Le premier trait caractéristique du charisme spiritain est sans aucun doute la disponibilité évangélique dans ses deux aspects. Tout d’abord, disponibilité devant Notre-Seigneur : nous nous plaçons devant Dieu, désireux d’être entièrement à sa disposition. Telle est la sainteté à laquelle chacun de nous est appelé, disant tout simplement à Dieu : “ Me voici, Seigneur ”. Ensuite, disponibilité à nos frères et sœurs, ce qui nous fait ajouter à  “ Me voici ”, les mots “ Envoie-moi ”. Telle est la base de notre vie apostolique : notre disponibilité devant Dieu, dont il faut tenir que les deux aspects sont les facettes d’une seule et même disponibilité, comme l’amour pour Dieu et l’amour pour nos frères et sœurs ne sont qu’une même réalité.

     Cette double disponibilité implique tout d’abord une vie intérieure d’union à Dieu, c’est-à-dire une vie de prière, et, ensuite, une pauvreté évangélique faite de pauvreté matérielle et de pauvreté spirituelle. La compénétration de ces deux aspects de notre disponibilité donne, en principe, la clé d’un problème éternel : celui de la réconciliation entre  vie apostolique et vie religieuse. Si les deux ne constituent qu’une seule et même réalité, alors la sainteté à laquelle nous sommes appelés - notre présence continue devant Dieu dans une attitude de disponibilité - est l'essence même d’une vie vraiment consacrée au service de l’Evangile parmi nos frères et sœurs.

     Le second élément d’une authentique disponibilité évangélique, c’est la pauvreté évangélique dans sa double dimension : pauvreté matérielle et pauvreté spirituelle. La première peut s’exprimer en quelques mots : tout en respectant les besoins fondamentaux de la vie, avoir une attitude modérée par rapport aux biens matériels, tant pour chaque personne que pour la communauté. Au niveau spirituel, la pauvreté évangélique demande une constante attention à ce que nous apporte la vie dans ses changements constants : une attitude d’ouverture au monde.

 

L’attention au Saint-Esprit se manifestant

dans les situations concrètes de la vie.

 

     Cette ouverture à l’expérience demande notre détachement du passé. Dès que le passé est  réellement passé, il devient un musée de ce que fut la vie. Cela ne parle plus à l’homme, sauf s’il est motivé par un intérêt pour les antiquités. Si le spiritain ne veut pas prêcher aux morts, il doit se baser sur ce qui se vit parmi ceux qui l’écoutent. En conséquence, c’est dans ce qui est vivant aujourd’hui qu’il entendra les chuchotements du Saint-Esprit. C’est seulement cette attention à l’Esprit qui permet de discerner ce qui vient de Dieu (y compris dans le passé, y compris parmi ceux qui ne partagent pas nos convictions et les attaquent même)  et ce qui a sa source ailleurs. Discerner est constamment nécessaire pour diminuer la marge de nos erreurs. Mais la souplesse d’esprit qui devrait caractériser le spiritain réclame de lui qu’il abandonne les positions qu’il a prises, les orientations selon lesquelles il a dépensé, Dieu sait combien, d’années de travail ardu, sans regret et sans se cramponner au passé, dès que l’expérience lui montre qu’il était sur un chemin sans issue. Marie est notre modèle en tout cela : elle a toujours été fidèle à son divin Epoux dans une attitude entièrement évangélique ...

 

De 1703 à 1839, des vies de spiritains fidèles à cet esprit [10]

 

     Poullart des Places a écrit une règle uniquement pour le Séminaire du Saint-Esprit. On peut y lire la mention d’une consécration spéciale de tous les étudiants au Saint-Esprit ; de même que formateurs et étudiants “ auront une singulière dévotion à la Sainte Vierge, sous la protection de laquelle on les a offerts au Saint-Esprit [11] ”. Tout au long de ces règles, on découvre une insistance sur la prière exprimant cette double consécration.

     La première règle officiellement approuvée, celle de 1734, qui repose largement sur la tradition provenant du fondateur, reprend cette consécration et indique les objectifs de la congrégation : former des prêtres pauvres qui seront prêts à tout, pour annoncer l’évangile aux pauvres et mêmes aux incroyants, prêts également à accepter les ministères les plus abandonnés et les plus difficiles dans l’Eglise [12]. Les historiens témoignent de ce que l’apostolat des spiritains avait pour base une mystique de pauvreté : pauvreté non pas pour l’amour de ne rien avoir, mais pour sa valeur de témoignage rendu à l’évangile.

     Citons quelques exemples vécus et quelques témoignages. Le spiritain [13] Charles Besnard, troisième Supérieur général des Montfortains, écrivait au XVIIIe siècle que les spiritains sont prêts “ à se porter partout où il y a à travailler pour le salut des âmes, se dévouant par préférence à l’œuvre des missions, soit étrangères, soit nationales ; s’offrant pour aller résider dans les lieux les plus pauvres et les plus abandonnés pour lesquels on trouve difficilement des sujets [14] ”. Au cours du même siècle, l’Abbé de L’Isle-Dieu écrit au duc de Choiseul, en 1763, que, pour pourvoir à la charge de vicaires apostoliques dans les colonies, “ il faudrait non des hommes pris au hasard, mais des hommes de choix et d’élite,… des hommes qui eussent l’esprit évangélique et véritablement apostolique, des hommes qui eussent été élevés (s’il était possible) dans des séminaires tels que celui du Saint-Esprit…”. En effet, dans ce séminaire, “ l’on élève les sujets qui y sont formés, pour les postes les plus pénibles, les plus laborieux, les moins lucratifs et les plus abandonnés [15] ”.



     Pour citer des exemples personnels de spiritains, commençons par Monsieur Caris [16], mort “ en odeur de sainteté ”, connu dans tout Paris comme le légendaire pauvre prêtre. Sa pierre tombale, aujourd’hui disparue, portait cette inscription : “ Ici repose Pierre Caris, pauvre prêtre, Esclave de Marie, Procureur de ce séminaire : il a vécu pour Dieu et pour le prochain toujours ; pour lui, jamais ! Il mourut le 21 juin 1757. Prie. Imite [17] ”.

     M. Allenou de la Ville-Angevin entra au Séminaire du Saint-Esprit en 1703 et devint chanoine de Québec. Il donna tous ses revenus à l’évêque pour les pauvres ; il mourut lui aussi “ en odeur de sainteté ” [18].

     M. Le Loutre dépensa tout son patrimoine pour secourir les Acadiens exilés et refusa toute compensation personnelle pour son ministère de la part du gouvernement. Son acte de décès porte également la mention : “ mort en odeur de sainteté ” [19].

     Monseigneur Pierre Kerhervé, travaillant au Siam, nommé vicaire apostolique en Chine (mais, devenu presque aveugle, il déclina cette responsabilité)  avait une garde-robe qui consistait en une vieille soutane et une paire de souliers complètement usés. C’est sans aucun sou en poche qu’il entreprit un voyage pour restaurer la paix et périt en mer [20].

     M. Maillard mourut lui-aussi “ en odeur de sainteté ” à Halifax en 1762. Le secret de sa réussite parmi les Indiens Micmacs est attribuée au fait qu’il s’est totalement identifié avec eux. Pour ses repas, il se contentait de partager

leur malodorante soupe à base de phoque. A sa mort, il laissa seulement quelques méchants meubles et ses manuscrits en Micmac. Ces écrits soutinrent la foi des Indiens pendant plus d’un siècle, en l’absence de prêtre [21].

     Monseigneur Pottier, vicaire apostolique du Se-Tchoan en Chine, écrivait : “ Faisons-nous le moins de besoins qu’il nous sera possible et nous serons toujours riches. Il n’y a que le premier pas qui coûte. La vie et l’habit mis à part, que peut-on désirer de plus qui soit raisonnable ? [22] ”.

     Citons encore M. Lanoë, missionnaire des Indiens en Guyane (mort en 1791), qui écrivait : “ Mon unique ambition a été de coopérer à l’œuvre de Dieu ; quand je serais assuré de mendier mon pain à la fin de mes jours, je ne m’en inquiéterais nullement. J. C. [Jésus-Christ] mon Divin Maître était bien d’une autre condition que moi ; je préfère la pauvreté et l’ignominie de la Croix à toutes les richesses et les honneurs du monde ”. Il voulait que les missionnaires de Guyane observent les mêmes principes qu’au Séminaire du Saint-Esprit : “ Je prie le Seigneur qu’il vous fasse la grâce de trouver de véritables missionnaires, remplis de l’esprit de leur idéal, et entièrement détachés du monde et de l’argent. Je voudrais que nous ne fussions tous qu’un cœur et qu’une âme, et que nous ne connûssions point ce malheureux mien et tien, qui cause tant de désordres, que nous dîssions et pratiquâssions tous les jours ces douces paroles Dominus pars haereditatis meae etc. mais nous voyons malheureusement que le changement de climat change aussi les mœurs [23] ”.

     Et puis il y a aussi les témoignages des héritiers de la tradition issue de Poullart des Places qui travaillèrent aux Etats-Unis, et le dernier d’entre eux mourut en 1839, juste avant que Libermann n’entreprenne la fondation de son Œuvre des Noirs. M. Jean-François Moranvillé était l’un d’entre eux. Ancien missionnaire en Guyane, il prêta le serment constitutionnel du Clergé, se repentit de son erreur et arriva aux Etats-Unis à la fin de 1794. Il fut le premier citoyen américain membre de notre congrégation (1804). Pendant trente ans, il pratiqua une sévère pénitence pour ses péchés. Il se levait très tôt chaque matin pour rester trois heures en prière ; il n’alluma jamais de feu dans sa chambre, au presbytère de Saint-Patrick de Baltimore, et dépensa toutes ses ressources au service des pauvres. Quelques mois avant sa mort (“ en odeur de sainteté ”, lui aussi), en 1824, son archevêque écrivit à l’évêque de Boston : “ Je considérerais sa perte comme une plus grande calamité que celle de vingt prêtres ordinaires ”. Et l’archevêque disait cela à un moment où vingt prêtres représentaient environ 10% de tout le clergé des Etats-Unis.[24]

     M. Matthieu Hérard, lui-aussi réfugié de Guyane, travailla dans les Iles Vierge, en Martinique et aux Etats-Unis, y compris à Pittsburgh. Bien qu’affecté dans des postes de grande pauvreté, il fit des dons considérables aux sulpiciens, aux carmélites cloîtrées de Baltimore et au Séminaire du Saint-Esprit. Il donna à M. Bertout, Supérieur général, l’argent qu’il lui fallait pour ouvrir le premier petit séminaire des missions en France (juste à côté de la maison mère). Il a dû vivre très frugalement pour faire de tels dons [25].

     On peut voir par ces exemples (et on pourrait en ajouter bien d’autres), comment les spiritains d’hier vivaient leur vie apostolique basée sur le fondement de la disponibilité évangélique devant Dieu et devant les hommes. Dans les situations concrètes de leur vie, ils étaient à l’écoute de l’Esprit-Saint, d’abord en écoutant la voix de leurs supérieurs et puis, lorsqu’ils étaient dispersés par la persécution, en cherchant dans les situations diverses l’appel évangélique qui leur était adressé dans les événements concrets.

 

L’Esprit souffle où il veut

 

     Revenons un instant, pour terminer, à M. Hérard, le dernier missionnaire spiritain du XVIIIe siècle à avoir travaillé dans le Nouveau Monde. Il prit le bateau en 1837 pour rentrer en France célébrer son jubilé d’or avec ses confrères de Paris. En 1839, alors qu’il rendait visite à sa famille, il mourut dans son village natal d’Ampuis, près de Lyon, le 17 octobre 1839, âgé de 75 ans [26]. Quelques jours plus tard - et le hasard de cette coïncidence pourrait bien, ici, s’appeler d’un autre nom -, le 28 octobre 1839, M. Libermann, maître des novices chez les eudistes, à Rennes, recevait “ quelque petite lumière ” le poussant à se joindre à l’œuvre des Noirs aux côtés de MM. Le Vavasseur et Tisserant. Bientôt, ce serait le voyage à Rome pour y soumettre le projet, et l’ouverture du noviciat des Missionnaires du Saint-Cœur de Marie à La Neuville, près d’Amiens, le 17 septembre 1841. Et sept ans plus tard, par la “ fusion ” de 1848, M. Libermann devait devenir le onzième Supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit, la rénovant par un esprit de disponibilité évangélique, de pauvreté et d’attention aux signes de l’Esprit Saint, dans une étonnante continuité avec la tradition spirituelle reçue de Poullart des Places.



[1]. C’est au P. Christian de Mare que nous devons la traduction ici présentée de quelques pages du P. Henry J. Koren, extraites de son recueil d’articles et de conférences Essays on the Spiritan Charism and on Spiritan History. Dans cet ensemble de textes, Christian de Mare a opéré un choix, présenté ci-dessous en deux parties. Pour chacune d’entre elles, il a rédigé une introduction qui est donnée en italiques

[2]. H. J. KOREN, Essays on the Spiritan Charism and on Spiritan History, Bethel Park, PA , U.S.A., Spiritus Press, 1990, 149 p., p. 48-52.

[3]. Ces deux citations sont extraites de : G. BERTIER de SAUVIGNY, Au soir de la Monarchie. La Restauration, Paris, Flammarion, 3e édition revue et augmentée, 1974, p. 309. A la page suivante, on trouve la savoureuse réflexion d’un évêque, Mgr Leblanc de Beaulieu : “ J’aime mieux faire labourer la vigne du Seigneur par des ânes que de la laisser en friche. ”

[4]. Henry J. KOREN  et Maurice CARIGNAN (éd.) Les Écrits spirituels de M. Claude-François Poullart des Places, éd. français-anglais, Pittsburgh, Duquesne University; Louvain, Nauwelaerts; Rhenen, Spiritus, 1959. En 1983, dans les Cahiers spiritains, n° 16, le P. Joseph Lécuyer en a redonné une édition (rééd. en 1988) dans laquelle les Règlements ne sont pas transcrits intégralement. On trouvera dans le présent ouvrage l’intégralité de ces Règlements généraux et particuliers, p ***-***.

[5]. Les règles 3 et 4 de la maison le demandent explicitement. Elles ont été supprimées (barrées dans le texte), par la suite, sans doute à l’époque où les jésuites ont connu  les difficultés qui ont amené leur suppression en France (1763).

[6]. Semblable déposition n’a jamais eu lieu. Notre histoire se souvient qu’en 1865, Ignace Schwindenhammer, Supérieur général, s’opposa vigoureusement à recevoir quelque critique que ce soit de la part de ces consultations triennales : il les élimina pratiquement. On trouva par la suite une autre manière, plus commune, d’exercer un contrôle de façon équilibrée : le Supérieur général ne fut élu que pour un mandat limité. Voir : Amadeu MARTINS, “ Exposition de quelques membres de la Congrégation contre l’administration du Père Schwindenhammer ”, Cahiers spiritains, n° 14, janv.-juin 1981, p. 29-35.

 

[7]. Voir : " Mémoire sur la vie de M. Claude-François Poullart des Places, attribué à Pierre Thomas cssp ", in KOREN, Ecrits, p. 270 : “ Ajoutez que M. des Places n’avait pas conçu d’abord le dessein de former des ecclésiastiques, mais de saints religieux qui se livrassent aux rigueurs de la pénitence si Dieu les appelait au cloître. ”

[8]. Il y eut aussi la mystérieuse acceptation d’un séminaire en Corse, peut-être liée à un projet de mission dans le Proche-Orient ; les historiens n’ont jamais étudié cette affaire obscure.

[9] Nous donnons ici une version condensée et adaptée des pages 15-18 de KOREN, Essays.

[10]. Nous donnons ici la traduction de KOREN, Essays, p. 18-21.

[11]. Poullart des Places, Règlements Généraux et Particuliers, 1706, Règle 1 : KOREN, Ecrits, p. 164 ; LECUYER, Ecrits, p. 79 ; dans le présent ouvrage, p. ***.

[12].. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 586. Pour une  édition critique, voir : A. BOUCHARD & F. NICOLAS (éd.), Synopse des deux Règles de Libermann, précédée de la première Règle spiritaine, Paris, 30, rue Lhomond, 1968, ronéotée, p. 8.

[13]. On se rappelle que le terme “spiritain” désignait au XVIIIe siècle un prêtre formé au Séminaire du Saint-Esprit

[14]. KOREN, Ecrits, p. 288. Texte légèrement corrigé d’après  l’édition récente : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Rome, Centre international montfortain, 1981, “ Documents et Recherches IV ”, p. 283.

[15]. Albert DAVID, Les Missionnaires du Séminaire du Saint-Esprit à Québec et en Acadie au XVIIIe siècle, Mamers, impr. Gabriel Enault / Paris, Société d’histoire du Canada, 1926, p. 57 et 53 pour les deux citations.

[16]. Nous gardons l’expression française de  “Monsieur”, traditionnelle jusqu’au XIXe siècle (et même au-delà) pour appeler les ecclésiastiques qui ne font point partie d’un Ordre : ainsi les Messieurs de Saint-Sulpice, les Messieurs du Saint-Esprit, mais un Père jésuite ou capucin…

[17]. H. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 401. C’est une traduction que nous donnons ici, car l’original est bien évidemment en latin : “ Hic jacet Petrus Caris, pauper sacerdos, Servus Mariæ, hujus seminarii procurator : Deo et proximo vixit, nunquam sibi. Obiit die 21 junii 1757. Ora. Imitare. ” Cette épitaphe aujourd’hui disparue est rapportée par Charles BESNARD, op. cit., p. 322.

[18]. MICHEL, Poullart des Places, p. 289 ss.

[19]. Henry J. KOREN, Knaves or Knights ? A History of the Spiritan Missionaries in Acadia and North America, 1732-1839  (Pittsburgh, Duquesne University, 1962), p. 85 ss. Cet ouvrage du P. Koren a été traduit en français, sous le titre : Chenapans ou chevaliers ? (Knaves or Knights ?), traduit de l’anglais par l’équipe spiritaine : P. Armand Larose, P. Henri Lestage, P. Antoine Mercier, Montréal, Maison Provinciale, 1979, 201 p. Voir aussi : H. J. KOREN, Les Spiritains, p. 52-96, la partie sur " Les missions en Acadie, auprès des Indiens, 1755-1763 " ; p. 89-92 pour Le  Loutre.

[20]. J. MICHEL, Poullart des Places, p. 310 ss.

[21]. H. J. KOREN, Knaves…, p. 78 ss.

[22]. J. MICHEL, op.cit., p. 311

[23]. Lettre de M. Lanoë à M. Becquet, Supérieur général, 6 nov.1784, Arch. CSSp. 4-B-III (copie). On admirera l’art de la pratique de  l’imparfait du subjonctif…

[24]. Henri J. KOREN, A Spiritan Who Was Who in North America and Trinidad , Pittsburgh, PA,  1983, notice 24, p. 11-12. Jean-François Moranvillé était né en 1760 à Cagny, près d’Amiens où il devait mourir le 16 mai 1824.

[25]. H. J. KOREN, Knaves…, p. 149, 160 ss.

[26] H. J. KOREN, A Spiritan Who Was Who…, op. cit., notice 26, p. 13-14.10

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