Essai sur le
charisme spiritain
au fil de lhistoire de 1703 à
1839 [1]
Henry J. Koren
-I-
Origine et évolution de linspiration initiale
Introduction
Dans la première partie du texte ici traduit [2], le P. Koren étudie quatre
figures de fondateurs qui se sont nettement démarqués des chemins habituels de vie
religieuse pratiqués de leur temps et ont fait uvre durable de novateurs. Il se
penche tout dabord sur le charisme de saint Benoît, puis sur celui de saint
François dAssise, ensuite sur celui de saint Ignace ; en dernier lieu, il étudie
luvre de Poullart des Places et
de Libermann, mais nous navons pas retenu ici ce qui concerne ce dernier.
La
présentation quil fait du charisme de Poullart doit se comprendre dans la ligne de
ce qui relie les figures de cet article : ce sont tous des champions de la nouveauté,
autant dire de la liberté. Poullart est présenté comme un fondateur qui, à
lexemple de saint François, a inspiré un esprit plus quune structure. Dans
la foulée de cette intuition, la règle de 1734, bien marquée par lesprit
ignacien, demeure sobre sur les dispositions juridiques propres à consolider la
Congrégation du Saint-Esprit. Peu préoccupée de sa croissance, mais bien plus de la
valeur de la formation quelle pouvait offrir, la Congrégation sest trouvée
définitivement affaiblie après la Révolution française qui lavait anéantie.
Le
P. Koren estime que cest la faiblesse de ses structures juridiques qui a valu à la
Congrégation, rétablie par Louis XVIII, de ne pouvoir éviter le déclin, au début du
XIXe siècle.
Mais il faut aussi tenir compte du fait que les nouvelles orientations reçues par
l'institut de lautorité royale, après la Révolution et lEmpire, étaient
bien différentes de la visée initiale du fondateur. Le P. Koren ne dit-il pas que des
Places navait pas prévu pour sa communauté des tâches dans les missions
lointaines ? Et pour cause : elles étaient alors inaccessibles.
La
lecture de cette étude met bien en lumière le grand désintéressement que Poullart des
Places a su transmettre à ses disciples, et qui les a préparés à des évolutions
insoupçonnées. Lesprit a survécu, et François Libermann, apportant, en 1848, à
la Congrégation vieillissante la vigueur de sa direction et de son inspiration, faisait
preuve du même désintéressement dans la disponibilité évangélique pour les pauvres
et les démunis.
Une histoire extraordinaire
Parmi les instituts religieux, peu ont eu une histoire aussi extraordinaire que celui des spiritains , écrit un historien jésuite en 1986. Luvre fondée en 1703 par un étudiant du Collège Louis-le-Grand, âgé de 24 ans, demeura sans existence légale pendant une trentaine dannées, aussi bien en tant que maison religieuse que comme séminaire, bien quelle fut tout à fait conforme aux orientations données par le Concile de Trente. Pendant 60 ans, le séminaire fut dirigé par des supérieurs choisis alors quils navaient guère plus dune vingtaine dannées ; les séminaristes participaient également à leur désignation, comme sil sétait agi dune république détudiants. Ses programmes détudes exigeaient tout dabord trois ans de philosophie, y compris des mathématiques et la nouvelle théorie de la physique newtonienne, puis cinq ans de théologie ; enfin, si nécessaire, deux années en droit canonique ou en Ecriture Sainte. Au terme des ces études, les prêtres optaient pour les services apostoliques les plus modestes parmi les pauvres et les gens abandonnés.
Le fondateur mourut deux ans après son ordination, ayant tout juste 30 ans ; son successeur mourut six mois plus tard ; puis ce fut Louis Bouïc, entré en fonction à l'âge de 26 ans, qui dirigea linstitut pendant 53 ans. Une durée qui ne sera dépassée que dans très peu dinstituts : le seul cas que je connaisse est celui de saint Hugo de Cluny qui fut abbé en 1049 et le demeura 60 ans. A propos du programme des études, combien lattitude de Poullart des Places était différente de celle du sulpicien Etienne Mollevault qui, - à une époque tout autre, il est vrai, en 1825 -, donnait à un directeur de séminaire, du temps de Libermann, lavis suivant : Craignez de nourrir lesprit de curiosité qui tue laction de grâce, pensez que le plus grand nombre de vos auditeurs doit remplir le ministère dans les campagnes avec de bons paysans et voyez daprès cela ce qui leur sera le plus utile. Il écrivait pourtant ces lignes à une époque où Félicité de Lammenais pouvait estimer, en 1828 : Jamais, depuis bien des siècles, le clergé pris en masse, navait été aussi ignorant quaujourdhui, et jamais, cependant, la vraie science na été plus nécessaire [3] .
Pendant de nombreuses années (on peut dire pendant presque 150 ans), la fondation spiritaine fut davantage un mouvement quune organisation et quand, en 1734, elle acquit une structure visible, celle-ci consistait seulement en un corps de directeurs requis par la loi civile pour quon puisse parler de personnalité légale. Les directeurs ne prenaient pas dengagement religieux sous forme de vux ou de promesses, mais souscrivaient un contrat où ils sobligeaient à observer les statuts, statuts qui, au dire dun juriste officiel, deux siècles plus tard, étaient dune extrême concision.
La vigueur de la fondation de Poullart des Places ne venait pas de son organisation, mais de son charisme. Tous ses membres - quelque qualification quils aient pu avoir - furent reconnus comme des spiritains et neurent pas dautres engagements religieux particuliers sinon ceux de leur sacerdoce. Ce quils avaient en commun, cétait leur conception du sacerdoce. Etre prêtre signifiait pour eux une disponibilité évangélique dans lobéissance à lEsprit pour le service des pauvres et des gens abandonnés, accompagnée dune pauvreté volontaire. Ils pensaient, sans doute, que cette conception du sacerdoce suffisait à leur faire vivre la vie religieuse dans sa vérité et que tout ajout à leurs engagements apostoliques par des vux ou des promesses aurait été plutôt inutile ou factice.
Ce que des Places voulait était la vérité : pas seulement lapparence, mais lidentification réelle avec les pauvres à travers une existence frugale. Pour lui, loption évangélique pour les pauvres était fidélité à lEsprit. Il ny avait rien de plus urgent, parce quen ce temps-là on ne comptait que peu de prêtres véritablement donnés à leur service. La même pénurie existe encore de nos jours.
La Règle de Poullart des Places et celle de saint Benoît
Si nous comparons les règles de Poullart des Places et de saint Benoît, nous pouvons trouver quelques rapprochements utiles. Comme celle de saint Benoît, la règle de notre fondateur, quil a achevée autour de 1706, était seulement une règle intérieure ; elle donnait des lignes de conduite pour certains services de la maison, pour la vie de prière et pour les études. Elle présupposait plus quelle ne décrivait lesprit de la maison. Comme la vie a beaucoup changé depuis lors, la plupart de ses prescriptions sont obsolètes comme celles de saint Benoît.
Les bénédictins ont pourtant continué de garder la règle originale, comme un texte vénérable, fréquemment lu et commenté, même si toutes sortes de coutumiers et constitutions répondent aux besoins actuels. Mais chez les spiritains, les règles de Poullart des Places ont été longtemps confinées aux archives ; elles y ont dormi jusquà leur publication en 1959 [4]. Nos règles et constitutions remises à jour en 1986 ne contiennent même pas une référence à ces anciennes règles comme à une de leurs sources, pas plus quà la règle de 1734, qui était une version révisée et actualisée de celle de 1706. Pourtant la règle de 1734 présentait explicitement le charisme spiritain de disponibilité évangélique, dans la fidélité à lEsprit, pour le service des pauvres.
La Règle de Poullart des Places et celle de saint François
Si nous comparons la règle de Poullart des Places à celle de saint François dAssise, nous voyons que toutes deux mettent laccent sur la pauvreté évangélique. Mais notre fondateur a vu la pauvreté comme une réalité subordonnée au service de la prédication de lévangile, même si elle était exigée inconditionnellement par ce service. Appelés à servir les pauvres, ses disciples devraient montrer, par leur style de vie, quils sidentifient à eux. La priorité réside dans la prédication de lévangile, mais cette prédication ne se fait pas seulement par des paroles mais tout autant par cette sobriété dans le style de vie.
La Règle de Poullart de Places et celle de saint Ignace
En ce qui concerne la règle de saint Ignace, on voit tout de suite que le programme même des études montre combien notre fondateur fut profondément influencé par les jésuites. On se souviendra quil avait été éduqué par eux durant une douzaine dannées environ. Ensuite, pendant longtemps, les jésuites ont rempli les fonctions de directeurs spirituels au Séminaire du Saint-Esprit [5]. Linfluence de saint Ignace est encore plus visible dans la règle de 1734 qui est largement basée sur les règlements et coutumes introduites par Poullart des Places. Alors que la règle de 1706 réclame une obéissance aveugle, celle de 1734 reprend presque mot-à-mot lexigence ignatienne dobéissance parfaite sous tous ses aspects, quant à lexécution, le jugement et la volonté. Même chose pour la pratique de la pauvreté : que la nourriture, le vêtement, le lit et la chambre soient ce qui convient pour des pauvres et de même pour tout. Comme les jésuites, les spiritains avaient pour règle que le Supérieur général était élu sans limite de temps pour son mandat, mais quil pouvait en être relevé par la majorité de ses conseillers. Ceux-ci se réunissaient tous les trois ans en dehors de sa présence pour se consulter et voir si le temps nétait pas venu délire un nouveau Supérieur général. Si quatre des six conseillers répondaient affirmativement à cette consultation, il était de ce fait relevé de sa charge [6].
Les Missions lointaines.
La première mention spécifique dun travail dans les missions lointaines ne se rencontre pas avant la règle de 1734, où elle figure comme une tâche parmi les nombreuses autres que les spiritains pourront entreprendre. Si le fondateur na pas fait état des missions lointaines, ce nest pas quil leur était opposé ou quil ny avait jamais pensé ; mais cest du fait des circonstances particulières du début du XVIIIe siècle qui les rendaient pratiquement inaccessibles à ceux qui auraient désiré sy adonner. Le principal obstacle, cest que les spiritains ne pouvaient sy rendre que par lintermédiaire de la Société des Missions Etrangères, et que cet institut était entaché de jansénisme.
On prétend parfois que les spiritains ont toujours été, et avant tout, missionnaires ; mais le seul argument pour le soutenir se réfère au désir de des Places, dans les temps de sa conversion (1701), de se consacrer aux missions lointaines. Cet argument ne semble pas très convainquant. Presque tous les jeunes gens qui ont eu une solide formation catholique, et spécialement ceux qui ont désiré être prêtres, ont été attirés par cette vocation, mais, pour la plupart dentre eux, elle est demeurée un vu pieux autant quéphémère. Si, au lieu dêtre missionnaires, les spiritains étaient devenus des contemplatifs, on aurait pu le justifier, de façon peut-être encore meilleure, en recourant à lidée, pareillement éphémère, du fondateur de former ses disciples comme membres dun ordre contemplatif rigoureux [7].
En fait, dès que les circonstances historiques permirent aux spiritains dêtre missionnaires (vers 1730) les missions lointaines sajoutèrent à la liste des tâches préférentielles pour les pauvres et les délaissés. Alors le travail magnifique accompli par quelques douzaines de prêtres qui se rendirent au Canada et en Extrême-Orient amena laumônier général des colonies à proposer que la Congrégation accepte officiellement la responsabilité de loutre-mer. Quand cette propositions fut acceptée, la nouvelle situation conduisit les supérieurs de la congrégation et du séminaire (lesquels constituaient légalement linstitut) à accepter des missionnaires en tant quassociés. Ceci commença à être pratiqué à partir de 1775 environ ; nous avons alors le premier exemple clair dune association avec des missionnaires de Guyane (se souvenir qu'alors le terme associé signifiait : être membre de la Congrégation, inscrit sur le registre des associés).
Après la Révolution française, les tâches missionnaires devinrent prioritaires pour les spiritains et, du coup, lincorporation de missionnaires fut regardée comme normale, ainsi quil apparaît dans une lettre du P. Jean Perrin, le premier préfet apostolique spiritain : Tous les prêtres qui seront envoyés, écrit-il en 1807, seront membres de la Congrégation (...) tous les missionnaires malades et à la retraite seront pris en charge dans ses établissements . Mais les contingences politiques empêchèrent à plusieurs reprises la pleine mise en uvre de cette décision, jusquà ce quen 1848 elle puisse enfin être honorée.
Mise à part lacceptation de missionnaires dans la Congrégation, on ne sest pas beaucoup préoccupé de lexpansion de linstitut, du moins au sens strict, comme le fruit dune politique daccroissement. La seule expansion qui eut lieu fut la conséquence de facteurs externes : les demandes des évêques de Meaux et de Verdun pour la prise en charge de leurs séminaires diocésains et lacceptation de missions dans les Amériques et en Afrique [8]. Jusquau généralat de M. Leguay, à la fin des années 1840, la Congrégation na plus envisagé de prendre en charge dautres séminaires, que ce soit en France ou dans les missions extérieures à lempire français, aux Etats-Unis ou aussi loin quen Nouvelle-Zélande. Sans quil y eût de sa faute, elle ne fut pas en mesure de le faire.
La situation de la Congrégation après la Révolution montra la faiblesse quentraînait le fait dêtre un mouvement plus quune organisation, cest-à-dire un institut structuré. La Congrégation navait rien de prévu pour permettre son expansion et sa croissance; elle navait même pas de structures juridiques suffisantes pour exercer son autorité sur ses prêtres une fois sortis du séminaire ; elle navait pas le pouvoir de retenir sur place le personnel nécessaire pour assurer sa survie. Son charisme a pu demeurer vivant, mais, à lui seul, il fut incapable dempêcher son déclin. La venue du P. Libermann et de ses disciples en 1848 la sauva de la disparition imminente en lui apportant les structures nécessaires, le personnel et une direction capables non seulement de maintenir mais de redonner vigueur à son idéal de disponibilité évangélique.
-II-
La tradition spirituelle de la Congrégation du Saint-Esprit
Introduction
Cette deuxième partie aborde le même thème que la
précédente, mais en cherchant à saisir de façon plus complète les éléments qui
entrent dans le charisme spiritain. Cest un essai de synthèse qui présente
beaucoup dintérêt pour tous ceux qui désirent mieux comprendre la tradition
spirituelle de la Congrégation du Saint-Esprit .
Le
P. Koren résume ainsi ces divers éléments : Il me semble que notre
spiritualité vivante peut être décrite pour le mieux comme une disponibilité
évangélique qui demeure attentive au Saint-Esprit se manifestant dans les situations
concrètes de la vie . Ces traits fondamentaux conviennent aussi bien à
lhéritage de Poullart des Places présenté en ces pages quà celui de
Libermann qui nest pas traité ici.
Le
P. Koren montre, ensuite, combien ces traits se retrouvent, non seulement dans la vie de
Poullart des Places mais aussi dans celle de ses disciples au cours des années 1703-1839. Les recherches du P. Koren sur les spiritains , ayant travaillé dans les missions de lAcadie,
de lExtrême-Est des Etats-Unis et du Canada (mais aussi dans celles
dExtrême-Orient) lui permettent de citer des témoins dont on parle peu.
On
se souviendra que le terme spiritain désignait
alors les prêtres formés par le Séminaire du Saint-Esprit, sous la direction et le charisme vécu et transmis par les Messieurs
du Saint-Esprit, leurs formateurs, héritiers de
luvre de Poullart des Places.
A
la lecture du P. Koren, on comprend la justesse de ce que M. Nicolas Warnet (1795-1863),
membre de la congrégation du Saint-Esprit, puis Supérieur général par intérim (du 7
janvier au 28 avril 1845), disait dans ses fameuses homélies pour les fêtes patronales
du séminaire : la tradition spiritaine
sest bien maintenue, non seulement dans les textes mais surtout dans les façons de
vivre de beaucoup de spiritains davant la fusion
de 1848.
Les deux éléments fondamentaux du charisme spiritain [9]
La disponibilité évangélique
Le premier trait caractéristique du charisme spiritain est sans aucun doute la disponibilité évangélique dans ses deux aspects. Tout dabord, disponibilité devant Notre-Seigneur : nous nous plaçons devant Dieu, désireux dêtre entièrement à sa disposition. Telle est la sainteté à laquelle chacun de nous est appelé, disant tout simplement à Dieu : Me voici, Seigneur . Ensuite, disponibilité à nos frères et surs, ce qui nous fait ajouter à Me voici , les mots Envoie-moi . Telle est la base de notre vie apostolique : notre disponibilité devant Dieu, dont il faut tenir que les deux aspects sont les facettes dune seule et même disponibilité, comme lamour pour Dieu et lamour pour nos frères et surs ne sont quune même réalité.
Cette double disponibilité implique tout dabord une vie intérieure dunion à Dieu, cest-à-dire une vie de prière, et, ensuite, une pauvreté évangélique faite de pauvreté matérielle et de pauvreté spirituelle. La compénétration de ces deux aspects de notre disponibilité donne, en principe, la clé dun problème éternel : celui de la réconciliation entre vie apostolique et vie religieuse. Si les deux ne constituent quune seule et même réalité, alors la sainteté à laquelle nous sommes appelés - notre présence continue devant Dieu dans une attitude de disponibilité - est l'essence même dune vie vraiment consacrée au service de lEvangile parmi nos frères et surs.
Le second élément dune authentique disponibilité évangélique, cest la pauvreté évangélique dans sa double dimension : pauvreté matérielle et pauvreté spirituelle. La première peut sexprimer en quelques mots : tout en respectant les besoins fondamentaux de la vie, avoir une attitude modérée par rapport aux biens matériels, tant pour chaque personne que pour la communauté. Au niveau spirituel, la pauvreté évangélique demande une constante attention à ce que nous apporte la vie dans ses changements constants : une attitude douverture au monde.
Lattention au Saint-Esprit se manifestant
dans les situations concrètes de la vie.
Cette ouverture à lexpérience demande notre détachement du passé. Dès que le passé est réellement passé, il devient un musée de ce que fut la vie. Cela ne parle plus à lhomme, sauf sil est motivé par un intérêt pour les antiquités. Si le spiritain ne veut pas prêcher aux morts, il doit se baser sur ce qui se vit parmi ceux qui lécoutent. En conséquence, cest dans ce qui est vivant aujourdhui quil entendra les chuchotements du Saint-Esprit. Cest seulement cette attention à lEsprit qui permet de discerner ce qui vient de Dieu (y compris dans le passé, y compris parmi ceux qui ne partagent pas nos convictions et les attaquent même) et ce qui a sa source ailleurs. Discerner est constamment nécessaire pour diminuer la marge de nos erreurs. Mais la souplesse desprit qui devrait caractériser le spiritain réclame de lui quil abandonne les positions quil a prises, les orientations selon lesquelles il a dépensé, Dieu sait combien, dannées de travail ardu, sans regret et sans se cramponner au passé, dès que lexpérience lui montre quil était sur un chemin sans issue. Marie est notre modèle en tout cela : elle a toujours été fidèle à son divin Epoux dans une attitude entièrement évangélique ...
De 1703 à 1839, des vies de spiritains fidèles à
cet esprit [10]
Poullart des Places a écrit une règle uniquement pour le Séminaire du Saint-Esprit. On peut y lire la mention dune consécration spéciale de tous les étudiants au Saint-Esprit ; de même que formateurs et étudiants auront une singulière dévotion à la Sainte Vierge, sous la protection de laquelle on les a offerts au Saint-Esprit [11] . Tout au long de ces règles, on découvre une insistance sur la prière exprimant cette double consécration.
La première règle officiellement approuvée, celle de 1734, qui repose largement sur la tradition provenant du fondateur, reprend cette consécration et indique les objectifs de la congrégation : former des prêtres pauvres qui seront prêts à tout, pour annoncer lévangile aux pauvres et mêmes aux incroyants, prêts également à accepter les ministères les plus abandonnés et les plus difficiles dans lEglise [12]. Les historiens témoignent de ce que lapostolat des spiritains avait pour base une mystique de pauvreté : pauvreté non pas pour lamour de ne rien avoir, mais pour sa valeur de témoignage rendu à lévangile.
Citons quelques exemples vécus et
quelques témoignages. Le spiritain [13]
Charles Besnard, troisième Supérieur général des Montfortains, écrivait au XVIIIe siècle que les
spiritains sont prêts à se porter partout où il y a à travailler pour le salut
des âmes, se dévouant par préférence à luvre des missions, soit
étrangères, soit nationales ; soffrant pour aller résider dans les lieux les plus
pauvres et les plus abandonnés pour lesquels on trouve difficilement des sujets [14]
. Au cours du même siècle, lAbbé de LIsle-Dieu écrit au duc de
Choiseul, en 1763, que, pour pourvoir à la charge de vicaires apostoliques dans les
colonies, il faudrait non des hommes pris au hasard, mais des hommes de choix et
délite,
des hommes qui eussent lesprit évangélique et véritablement
apostolique, des hommes qui eussent été élevés (sil était possible) dans des
séminaires tels que celui du Saint-Esprit
. En effet, dans ce séminaire,
lon élève les sujets qui y sont formés, pour les postes les plus
pénibles, les plus laborieux, les moins lucratifs et les plus abandonnés [15]
.
Pour citer des exemples personnels de spiritains, commençons par Monsieur Caris [16], mort en odeur de sainteté , connu dans tout Paris comme le légendaire pauvre prêtre. Sa pierre tombale, aujourdhui disparue, portait cette inscription : Ici repose Pierre Caris, pauvre prêtre, Esclave de Marie, Procureur de ce séminaire : il a vécu pour Dieu et pour le prochain toujours ; pour lui, jamais ! Il mourut le 21 juin 1757. Prie. Imite [17] .
M. Allenou de la Ville-Angevin entra au Séminaire du Saint-Esprit en 1703 et devint chanoine de Québec. Il donna tous ses revenus à lévêque pour les pauvres ; il mourut lui aussi en odeur de sainteté [18].
M. Le Loutre dépensa tout son patrimoine pour secourir les Acadiens exilés et refusa toute compensation personnelle pour son ministère de la part du gouvernement. Son acte de décès porte également la mention : mort en odeur de sainteté [19].
Monseigneur Pierre Kerhervé, travaillant au Siam, nommé vicaire apostolique en Chine (mais, devenu presque aveugle, il déclina cette responsabilité) avait une garde-robe qui consistait en une vieille soutane et une paire de souliers complètement usés. Cest sans aucun sou en poche quil entreprit un voyage pour restaurer la paix et périt en mer [20].
M. Maillard mourut lui-aussi
en odeur de sainteté à Halifax en 1762. Le secret de sa
réussite parmi les Indiens Micmacs est attribuée au fait quil sest
totalement identifié avec eux. Pour ses repas, il se contentait de partager
leur malodorante soupe à base de phoque. A sa mort, il laissa seulement quelques
méchants meubles et ses manuscrits en Micmac. Ces écrits soutinrent la foi des Indiens
pendant plus dun siècle, en labsence de prêtre [21].
Monseigneur Pottier, vicaire apostolique du Se-Tchoan en Chine, écrivait : Faisons-nous le moins de besoins quil nous sera possible et nous serons toujours riches. Il ny a que le premier pas qui coûte. La vie et lhabit mis à part, que peut-on désirer de plus qui soit raisonnable ? [22] .
Citons encore M. Lanoë, missionnaire des Indiens en Guyane (mort en 1791), qui écrivait : Mon unique ambition a été de coopérer à luvre de Dieu ; quand je serais assuré de mendier mon pain à la fin de mes jours, je ne men inquiéterais nullement. J. C. [Jésus-Christ] mon Divin Maître était bien dune autre condition que moi ; je préfère la pauvreté et lignominie de la Croix à toutes les richesses et les honneurs du monde . Il voulait que les missionnaires de Guyane observent les mêmes principes quau Séminaire du Saint-Esprit : Je prie le Seigneur quil vous fasse la grâce de trouver de véritables missionnaires, remplis de lesprit de leur idéal, et entièrement détachés du monde et de largent. Je voudrais que nous ne fussions tous quun cur et quune âme, et que nous ne connûssions point ce malheureux mien et tien, qui cause tant de désordres, que nous dîssions et pratiquâssions tous les jours ces douces paroles Dominus pars haereditatis meae etc. mais nous voyons malheureusement que le changement de climat change aussi les murs [23] .
Et puis il y a aussi les témoignages des héritiers de la tradition issue de Poullart des Places qui travaillèrent aux Etats-Unis, et le dernier dentre eux mourut en 1839, juste avant que Libermann nentreprenne la fondation de son uvre des Noirs. M. Jean-François Moranvillé était lun dentre eux. Ancien missionnaire en Guyane, il prêta le serment constitutionnel du Clergé, se repentit de son erreur et arriva aux Etats-Unis à la fin de 1794. Il fut le premier citoyen américain membre de notre congrégation (1804). Pendant trente ans, il pratiqua une sévère pénitence pour ses péchés. Il se levait très tôt chaque matin pour rester trois heures en prière ; il nalluma jamais de feu dans sa chambre, au presbytère de Saint-Patrick de Baltimore, et dépensa toutes ses ressources au service des pauvres. Quelques mois avant sa mort ( en odeur de sainteté , lui aussi), en 1824, son archevêque écrivit à lévêque de Boston : Je considérerais sa perte comme une plus grande calamité que celle de vingt prêtres ordinaires . Et larchevêque disait cela à un moment où vingt prêtres représentaient environ 10% de tout le clergé des Etats-Unis.[24]
M. Matthieu Hérard, lui-aussi réfugié de Guyane, travailla dans les Iles Vierge, en Martinique et aux Etats-Unis, y compris à Pittsburgh. Bien quaffecté dans des postes de grande pauvreté, il fit des dons considérables aux sulpiciens, aux carmélites cloîtrées de Baltimore et au Séminaire du Saint-Esprit. Il donna à M. Bertout, Supérieur général, largent quil lui fallait pour ouvrir le premier petit séminaire des missions en France (juste à côté de la maison mère). Il a dû vivre très frugalement pour faire de tels dons [25].
On peut voir par ces exemples (et on pourrait en ajouter bien dautres), comment les spiritains dhier vivaient leur vie apostolique basée sur le fondement de la disponibilité évangélique devant Dieu et devant les hommes. Dans les situations concrètes de leur vie, ils étaient à lécoute de lEsprit-Saint, dabord en écoutant la voix de leurs supérieurs et puis, lorsquils étaient dispersés par la persécution, en cherchant dans les situations diverses lappel évangélique qui leur était adressé dans les événements concrets.
LEsprit souffle où il veut
Revenons un instant, pour terminer, à M. Hérard, le dernier missionnaire spiritain du XVIIIe siècle à avoir travaillé dans le Nouveau Monde. Il prit le bateau en 1837 pour rentrer en France célébrer son jubilé dor avec ses confrères de Paris. En 1839, alors quil rendait visite à sa famille, il mourut dans son village natal dAmpuis, près de Lyon, le 17 octobre 1839, âgé de 75 ans [26]. Quelques jours plus tard - et le hasard de cette coïncidence pourrait bien, ici, sappeler dun autre nom -, le 28 octobre 1839, M. Libermann, maître des novices chez les eudistes, à Rennes, recevait quelque petite lumière le poussant à se joindre à luvre des Noirs aux côtés de MM. Le Vavasseur et Tisserant. Bientôt, ce serait le voyage à Rome pour y soumettre le projet, et louverture du noviciat des Missionnaires du Saint-Cur de Marie à La Neuville, près dAmiens, le 17 septembre 1841. Et sept ans plus tard, par la fusion de 1848, M. Libermann devait devenir le onzième Supérieur général de la congrégation du Saint-Esprit, la rénovant par un esprit de disponibilité évangélique, de pauvreté et dattention aux signes de lEsprit Saint, dans une étonnante continuité avec la tradition spirituelle reçue de Poullart des Places.
[1]. Cest au P. Christian de Mare que nous devons la traduction ici présentée de quelques pages du P. Henry J. Koren, extraites de son recueil darticles et de conférences Essays on the Spiritan Charism and on Spiritan History. Dans cet ensemble de textes, Christian de Mare a opéré un choix, présenté ci-dessous en deux parties. Pour chacune dentre elles, il a rédigé une introduction qui est donnée en italiques
[2]. H. J. KOREN, Essays on the Spiritan Charism and on Spiritan History, Bethel Park, PA , U.S.A., Spiritus Press, 1990, 149 p., p. 48-52.
[3]. Ces deux citations sont extraites de : G. BERTIER de SAUVIGNY, Au soir de la Monarchie. La Restauration, Paris, Flammarion, 3e édition revue et augmentée, 1974, p. 309. A la page suivante, on trouve la savoureuse réflexion dun évêque, Mgr Leblanc de Beaulieu : Jaime mieux faire labourer la vigne du Seigneur par des ânes que de la laisser en friche.
[4]. Henry J. KOREN et Maurice CARIGNAN (éd.) Les Écrits spirituels de M. Claude-François Poullart des Places, éd. français-anglais, Pittsburgh, Duquesne University; Louvain, Nauwelaerts; Rhenen, Spiritus, 1959. En 1983, dans les Cahiers spiritains, n° 16, le P. Joseph Lécuyer en a redonné une édition (rééd. en 1988) dans laquelle les Règlements ne sont pas transcrits intégralement. On trouvera dans le présent ouvrage lintégralité de ces Règlements généraux et particuliers, p ***-***.
[5]. Les règles 3 et 4 de la maison le demandent explicitement. Elles ont été supprimées (barrées dans le texte), par la suite, sans doute à lépoque où les jésuites ont connu les difficultés qui ont amené leur suppression en France (1763).
[6]. Semblable déposition na jamais
eu lieu. Notre histoire se souvient quen 1865, Ignace Schwindenhammer, Supérieur
général, sopposa vigoureusement à recevoir quelque critique que ce soit de la
part de ces consultations triennales : il les élimina pratiquement. On trouva par la
suite une autre manière, plus commune, dexercer un contrôle de façon
équilibrée : le Supérieur général ne fut élu que pour un mandat limité. Voir :
Amadeu MARTINS, Exposition de quelques membres de la Congrégation contre
ladministration du Père Schwindenhammer , Cahiers spiritains, n° 14, janv.-juin 1981, p.
29-35.
[7]. Voir : " Mémoire sur la vie de M. Claude-François Poullart des Places, attribué à Pierre Thomas cssp ", in KOREN, Ecrits, p. 270 : Ajoutez que M. des Places navait pas conçu dabord le dessein de former des ecclésiastiques, mais de saints religieux qui se livrassent aux rigueurs de la pénitence si Dieu les appelait au cloître.
[8]. Il y eut aussi la mystérieuse acceptation dun séminaire en Corse, peut-être liée à un projet de mission dans le Proche-Orient ; les historiens nont jamais étudié cette affaire obscure.
[9] Nous donnons ici une version condensée et adaptée des pages 15-18 de KOREN, Essays.
[10]. Nous donnons ici la traduction de KOREN, Essays, p. 18-21.
[11]. Poullart des Places, Règlements Généraux et Particuliers, 1706, Règle 1 : KOREN, Ecrits, p. 164 ; LECUYER, Ecrits, p. 79 ; dans le présent ouvrage, p. ***.
[12].. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 586. Pour une édition critique, voir : A. BOUCHARD & F. NICOLAS (éd.), Synopse des deux Règles de Libermann, précédée de la première Règle spiritaine, Paris, 30, rue Lhomond, 1968, ronéotée, p. 8.
[13]. On se rappelle que le terme spiritain désignait au XVIIIe siècle un prêtre formé au Séminaire du Saint-Esprit
[14]. KOREN, Ecrits, p. 288. Texte légèrement corrigé daprès lédition récente : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Rome, Centre international montfortain, 1981, Documents et Recherches IV , p. 283.
[15]. Albert DAVID, Les Missionnaires du Séminaire du Saint-Esprit à Québec et en Acadie au XVIIIe siècle, Mamers, impr. Gabriel Enault / Paris, Société dhistoire du Canada, 1926, p. 57 et 53 pour les deux citations.
[16]. Nous gardons lexpression française de Monsieur, traditionnelle jusquau XIXe siècle (et même au-delà) pour appeler les ecclésiastiques qui ne font point partie dun Ordre : ainsi les Messieurs de Saint-Sulpice, les Messieurs du Saint-Esprit, mais un Père jésuite ou capucin
[17]. H. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 401. Cest une traduction que nous donnons ici, car loriginal est bien évidemment en latin : Hic jacet Petrus Caris, pauper sacerdos, Servus Mariæ, hujus seminarii procurator : Deo et proximo vixit, nunquam sibi. Obiit die 21 junii 1757. Ora. Imitare. Cette épitaphe aujourdhui disparue est rapportée par Charles BESNARD, op. cit., p. 322.
[18]. MICHEL, Poullart des Places, p. 289 ss.
[19]. Henry J. KOREN, Knaves or Knights ? A History of the Spiritan Missionaries in Acadia and North America, 1732-1839 (Pittsburgh, Duquesne University, 1962), p. 85 ss. Cet ouvrage du P. Koren a été traduit en français, sous le titre : Chenapans ou chevaliers ? (Knaves or Knights ?), traduit de langlais par léquipe spiritaine : P. Armand Larose, P. Henri Lestage, P. Antoine Mercier, Montréal, Maison Provinciale, 1979, 201 p. Voir aussi : H. J. KOREN, Les Spiritains, p. 52-96, la partie sur " Les missions en Acadie, auprès des Indiens, 1755-1763 " ; p. 89-92 pour Le Loutre.
[20]. J. MICHEL, Poullart des Places, p. 310 ss.
[21]. H. J. KOREN, Knaves , p. 78 ss.
[22]. J. MICHEL, op.cit., p. 311
[23]. Lettre de M. Lanoë à M. Becquet, Supérieur général, 6 nov.1784, Arch. CSSp. 4-B-III (copie). On admirera lart de la pratique de limparfait du subjonctif
[24]. Henri J. KOREN, A Spiritan Who Was Who in North America and Trinidad , Pittsburgh, PA, 1983, notice 24, p. 11-12. Jean-François Moranvillé était né en 1760 à Cagny, près dAmiens où il devait mourir le 16 mai 1824.
[25]. H. J. KOREN, Knaves , p. 149, 160 ss.
[26] H. J. KOREN, A Spiritan Who Was Who , op. cit., notice 26, p. 13-14.10