POULLART DES PLACES

ET SAINT JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE

 

Yves Poutet

 

 

     Le Frère Yves Poutet, Frère des Ecoles chrétiennes, met en lumière l’engagement que Poullart, vers le fin de sa courte vie,  avait pris envers l’abbé Clément qui était  venu  solliciter - de la part de Jean-Baptiste de La Salle - sa collaboration pour la formation des maîtres d’école au Séminaire de Saint-Denis. Le Fr. Yves nous montre la parenté spirituelle entre Jean-Baptiste de la Salle et Poullart ; il explique pourquoi Clément a sollicité le concours des Messieurs du Saint-Esprit pour former des collaborateurs du clergé des campagnes dans le séminaire de Saint-Denis. Les maîtres d’écoles de campagne avaient  une mission différente de celle des Frères des Ecoles chrétiennes, implantés, eux, exclusivement dans les villes, et sans lien avec un service paroissial. Ce n’est donc pas seulement parce que le Séminaire de Saint-Denis (bien modeste et éphémère) formait des jeunes pour servir des pauvres dans les campagnes que Poullart fut sollicité de prêter son concours, mais c’est en raison de ce que ces jeunes maîtres auraient à exercer leurs services en lien avec les prêtres des paroisses rurales tels que le Séminaire du Saint-Esprit en formait.

 

 

 

 

L’amorce d’une collaboration

 

     Les biographes de saint Jean-Baptiste de La Salle sont plus que discrets à l’égard de Claude-François Poullart des Places ; Rigault n’en souffle mot [1], et Guibert, s’il nomme M. des Places, n’aperçoit pas davantage les influences réciproques que les deux fondateurs purent exercer l’un sur l’autre [2]. Blain les a pourtant mentionnés en passant dans sa Vie de Monsieur Jean-Baptiste de La Salle, Instituteur des Frères des Ecoles chrétiennes [3]. Ancien condisciple de Claude-François Poullart des Places, à l’époque de leurs communes études chez les jésuites de Rennes, I’irremplaçable biographe de saint Jean-Baptiste de La Salle était entré au séminaire Saint-Sulpice de Paris en 1695, puis, sa formation achevée, il était devenu successivement chanoine de Noyon, inspecteur des séminaires de Rouen, supérieur ecclésiastique de plusieurs communautés religieuses et, signe de son indubitable capacité dans le gouvernement des âmes, il avait rédigé la règle et les constitutions d’une congrégation nouvelle, encore florissante aujourd’hui, les Sœurs d’Erne­mont [4]. Travaillant sur des mémoires rédigés par des contemporains de Messieurs de La Salle et des Places, il était parfaitement qualifié pour nous exposer la tentative concertée faite par les deux fondateurs pour doter l’Eglise d’un séminaire de maîtres pour la campagne.

     C’est en effet à propos de la fondation d’un séminaire de maîtres que se pose la question des relations qui unirent Jean-Baptiste de La Salle et Claude-François Poullart des Places. Depuis le Concile de Trente les esprits apostoliques aspiraient après l’heure où semblable institution doterait l’Eglise de France des bons maîtres dont les écoles rurales avaient besoin. Vers 1700, la formation de maîtresses dévouées était assurée par diverses Congrégations enseignantes, mais les garçons des villages et des bourgs attendaient encore. Pour les maîtresses, la solution avait été trouvée dans la vie religieuse non cloîtrée. Pour les maîtres que serait-elle ? La vie religieuse s’adapterait-elle à l’isolement des écoles à classe unique ? Faudrait-il se tourner vers la prêtrise en exigeant des prêtres-enseignants le sacrifice d’une partie importante de leur ministère sacerdotal ? Ou bien établirait-on des clercs minorés spécialisés dans les tâches éducatrices ? C’est à ces diverses questions que saint Jean-Baptiste de La Salle et Poullart des Places durent trouver une solution pratique. Comment se connurent ils ? Quel fut le résultat de leur collaboration ? Telles sont les questions auxquelles nous aimerions répondre en cette époque où l’on parle d’un renouveau du diaconat et des ordres mineurs.

 

Des préoccupations communes

 

     Né à Reims en 1651, M. de La Salle avait vingt-huit ans de plus que M. des Places, né dans la capitale de la Bretagne le 26 février 1679. Lorsque ce dernier arrive à Paris, en octobre 1701, pour y compléter sa formation intellectuelle et sacerdotale en suivant les cours de théologie du célèbre collège Louis-Le-Grand, M. de La Salle n’est plus un inconnu. Mme de Maintenon est intervenue personnellement en sa faveur pour faire échec aux tentatives malveillantes des Maîtres écrivains. Le roi Jacques II lui a rendu visite après lui avoir confié l’éducation de cinquante jeunes Irlandais. Plusieurs diocèses lui demandent des frères ou des maîtres pour la campagne. Grâce à la bienveillance du curé de Saint-Hippolyte, au faubourg Saint-Marcel, il a pu ouvrir à Paris une école normale où trente à quarante jeunes gens se forment à l’enseignement. Soucieux de marquer sa fidélité au Saint-Siège, en même temps que la valeur internationale de son entreprise, il a député de ses disciples, Gabriel et Gérard Drolin, pour fonder à Rome une école chrétienne populaire. Il a cinquante ans. Le Père Léonard de Sainte-Catherine de Sienne, curieux impénitent, ne peut s’empêcher de lui consacrer une page de ses Mémoires pour servir à l’histoire de la vie de plusieurs personnes illustres par leur piété et leur vertu, et il conclut, à la date de 1700, par ces mots évocateurs : belle mine, bien fait [5].

     Vers la même époque, en Bretagne, un missionnaire zélé, Jacques Alloth de Doranleau, rédigeait une longue lettre de quatre-vingt-quinze pages in-12° pour exposer aux archevêques de France la meilleure éducation que l’on puisse donner à leurs clercs. Très connu des Rennais qu’il avait évangélisés lors de la mission de 1692, il œuvrait dans le sillage de fidèles amis de Claude-François Poullart des Places. Désireux de conférer à sa lettre le plus grand retentissement possible il la publia en 1701 chez la veuve Grou, imprimeur à Paris. Ni M. des Places, ni M. de La Salle ne purent ignorer cet écrit. Le premier, en raison de ses accointances bretonnes, le second, pour la raison toute simple que M. Doranleau citait son œuvre en exemple aux commentateurs des décisions du Concile de Trente. Il écrivait :

 

     “ Ce qu’il y aura à ajouter à la disposition du Concile, c’est d’instituer de petites Ecoles dans les Paroisses de la campagne pour y préparer les enfants, et leur donner les premières teintures des Lettres que le Concile demande pour estre reçus dans ces Collèges. Monsieur l’Abbé de La Salle s’est appliqué à former des Maîtres, pour les Petites Ecoles, qui pourroient se répandre dans les Provinces, où l’on en pourra même former de semblables en suivant sa méthode, ou bien y destiner ceux qui dans la suite feront voir qu’ils ne sont pas capables des Ordres sacrez, bien qu’ils le soient des moindres : ce sont là les premiers fondemens de la Religion et du Salut qu’a jetés ce vertueux ecclésiastique (…) Ces petites Ecoles sont déjà fondées ou entretenues par les particuliers dans la plupart des paroisses (…) Elles seroient la pépinière des Séminaires des Clercs; et ceux-ci celle des Séminaires des Ordinans; et la relation qu’il y auroit entre tous les Directeurs et les Maistres de ces saints lieux seroit qu’aucun des Sujets qui y auront été élevez et cultivez pendant le temps marqué par les Evêques, ne passeroit de l’un dans l’autre, à moins qu’il n’en fût jugé digne et capable du côté, tant de la science que des bonnes mœurs [6]. ”

 

     Sans doute la lecture de ce texte incita-t-elle M. des Places à se renseigner sur les écoles, le séminaire de maîtres et la méthode qui donnaient à M. de La Salle pareille notoriété. Mais aucun document ne permet d’affirmer qu’une visite s’en suivit. M. des Places était pensionnaire des jésuites au collège Louis-le-Grand, et ses études théologiques constituaient alors sa préoccupation essentielle. Il ne fut pas long, cependant, à s’apercevoir que trop de malheureux, autour de lui, aspiraient au sacerdoce sans pouvoir jamais y parvenir faute de ressources indispensables. Pour sa part il touchait annuellement 800 livres de sa famille. Il les partagea avec les pauvres écoliers, ses amis. De fil en aiguille il en vint à leur sacrifier une partie de son nécessaire et bientôt, écrit le P. Besnard, son plus ancien biographe,

 

     “ …il sentit que Dieu voulait se servir de lui pour peupler son sanctuaire et pour former à son peuple des maîtres et des guides. Il comprit encore que, pour y réussir, il ne pouvait rien faire de mieux que de continuer à aider de pauvres écoliers à subsister et (...) il conçut le dessein de les rassembler dans une chambre, où il irait de temps en temps leur faire des instructions [7]. ”

 

     C’est par ce biais que les activités de M. des Places allaient intéresser M. de La Salle. Elles se situaient dans le cadre des petites communautés et des séminaires destinés à…

 

     “ …élever cléricalement, gratuitement et pauvrement, selon l’esprit du Concile de Trente, pendant plusieurs années, les pauvres écoliers (...) dans le dessein (...) de réformer le clergé de la campagne, de pourvoir pour cet effet, les pauvres et petites paroisses de bons curés, les bourgs ou grands villages de bons vicaires, chapelains et maîtres d’écoles [8]. ”

 

     Au vrai, M. de La Salle ne songeait pas à former des curés ou des vicaires et M. des Places ne pensait guère aux Maîtres d’écoles pour la campagne. Comment leurs préoccupations respectives en vinrent-elle à se rassembler au point de rendre possible une étroite collaboration ?

 

Un même esprit de communauté

 

     Du côté de M. des Places la maturité de l’œuvre fut atteinte en quatre ans. Il commença par louer une maison rue des Cordiers pour y loger de pauvres écoliers. Parce que des personnes éclairées lui avaient promis de l’aider, il n’hésitait pas, simple clerc tonsuré de 24 ans, à prendre, dès 1703, la lourde responsabilité d’une fondation. Le dimanche de la Pentecôte (27 mai), il consacrait son petit groupe au Saint-Esprit et à la Vierge conçue sans péché. Fondateur et disciples suivaient les cours des jésuites. En 1705 la communauté naissante changeait de local et s’agrégeait un prêtre éminent, Michel-Vincent Le Barbier, pour prendre en main l’administration du séminaire [9].

     Le 17 décembre 1707, M. des Places est ordonné prêtre. Il a déjà mis au point les Règlements pour la Communauté du Saint-Esprit et il les fait observer avec soin. Avec plus d’ardeur que jamais, il peut, maintenant, s’occuper de la direction spirituelle des séminaristes et les confesser. Avec Michel-Vincent Le Barbier et Jacques-Hyacinthe Garnier il constitue l’équipe dirigeante du séminaire des pauvres écoliers. Laissant au collège Louis-le-Grand le soin d’assurer les cours de théologie ou de philosophie, la Société des Directeurs - la Congrégation du Saint-Esprit - prenait en charge le logement, l’entretien matériel et la formation religieuse d’environ soixante-dix séminaristes. Un tel groupe de jeunes hommes, allant plusieurs fois par jour de leur maison d’habitation au collège des jésuites, ne devait guère passer inaperçu. On causa. M. de La Salle fut informé, s’il ne l’était déjà.        C’est en effet dans la rue de l’Ourcine, proche des rues Mouffetard et Tournefort, que son séminaire de maîtres avait formé, avant 1705, les quatre jeunes hommes pour les Ecoles auxquels s’intéressait M. Descoureaux, l’un des prêtres de Saint-Nicolas du Chardonnet [10]. Plus d’une fois de La Salle traversa le quartier pour rendre visite soit à son séminaire de maîtres, soit à ses amis de Saint-Nicolas. Cependant, lorsque l’œuvre entreprise par M. des Places prend tout son essor, le séminaire de M. de La Salle périclite par suite de la défection de son directeur, le Frère Nicolas Vuyart. Tout est à recommencer. M. de La Salle médite longuement sur les leçons de l’expérience et cherche les moyens les plus convenables pour assurer la pérennité d’une œuvre qu’il considère comme essentielle. Conformément à son habitude il interroge les personnes d’expérience autant qu’il s’interroge lui-même. Et il observe.

     Nous ignorons ce qu’il sait exactement sur M. des Places en 1707, mais l’examen comparé des Règlements de la Communauté du Saint-Esprit (vers 1706-1707) et des Règles communes des Frères des Ecoles chrétiennes (ms. de 1705 légèrement modifié en 1718) montre assez comment ces deux grands esprits étaient faits pour s’entendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

Règlements [11]

Règles communes

 

73. On ne louera ni on ne blâmera point ce qu’on vient de manger. Il est indigne (..) de s’en entretenir…

 

(p. 11) Ils ne parleront (...) ni du boire ni du manger ni des autres besoins du corps…

 

115. Hors les temps des récréations et des quarts d’heure libres on ne parlera point sans une nécessité extrême, et alors même, on en demandera la permission.

 

(p. 75) Les Frères de cet Institut garderont un silence très exact hors le temps des récréations et ne se parleront point (...) sans permission du frère Directeur.

 

119. On ouvrira et on fermera les portes le plus doucement que l’on pourra.

 

(p. 65) Ils seront très exacts à fermer sans bruit toutes les portes de la maison.

 

124. Surtout on observera religieusement le silence depuis la prière du soir jusqu’après la méditation du matin.

 

(p. 77) lls garderont un silence très rigoureux depuis la retraite du soir jusqu’après l’oraison du lendemain.

 

 

249. Aussitôt qu’on entendra sonner le premier coup de la cloche (...) on se transportera avec une extrême diligence au lieu où l’on est appelé.

 

(p. 64) Les Frères quitteront tout au premier son de la cloche pour se trouver au commencement des exercices.

 

256. Quand on se rencontrera dans les escaliers, dans le jardin ou ailleurs, on ne manquera jamais de se saluer réciproquement.

 

 

(p. 53) Lorsqu’ils passeront devant leurs Frères ils se découvriront et les salueront modestement.

 

 

 

 

     Cette confrontation n’a rien d’exhaustif [12] et elle ne prétend pas établir une filiation, dans un sens ou dans l’autre, mais elle suffit, pensons-nous, à souligner quelques uns des éléments qui pouvaient préparer M. de La Salle et M. des Places à se comprendre, à s’estimer et à se faire confiance au point de mettre en commun leurs charismes particuliers pour réaliser ce séminaire de maîtres pour la campagne que M. de La Salle n’était pas encore parvenu à établir d’une façon durable.

 

Un souci de M. de La Salle : trouver des prêtres

 

     Seul prêtre de sa congrégation, le fondateur des Frères se préoccupait de trouver à ses disciples des confesseurs orthodoxes et dévoués. La chose n’était pas aisée. Les écoles de charité dépendaient des curés qui, à l’époque, se souciaient davantage de convertir et de confesser les adultes que de sacrifier leurs temps à des enfants du peuple. Faire appel à des confesseurs étrangers à la paroisse c’était risquer d’introduire la dissension entre l’école et la cure. Une solution simple, a priori, pour la paroisse Saint-Sulpice, dans laquelle les Frères enseignaient plus de mille élèves répartis en une quinzaine de classes, aurait consisté à obtenir des sulpiciens comme confesseurs des Frères et de leurs écoliers. Par ailleur, l’échec de Nicolas Vuyart dans le maintien du séminaire de maîtres portait à croire que les Frères chargés d’une telle œuvre avaient besoin d’être épaulés par quelque prêtre responsable de la direction spirituelle des jeunes gens, de leur formation liturgique et, d’une manière générale, de l’aumônerie de l’établissement.

     Il n’était pas question pour M. de La Salle de recommencer l’expérience de 1690 : le Frère Lheureux, qu’il avait préparé à la prêtrise, était mort et le saint y avait vu un signe indiscutable de la Providence suivant lequel le sacerdoce devait être à tout jamais interdit aux membres de son Institut. Il cherchait donc, vers 1706, une société de prêtres capable de lui fournir les aides dont il avait besoin pour parachever une œuvre dont l’ampleur commençait à la déborder. Une lettre de M. Leschassier, Supérieur de Saint-Sulpice, en date du 17 novembre 1706, atteste le fait. Elle est adressée à M. Gourichon [13], l’un des directeurs du Séminaire Saint-Irénée de Lyon, à une époque où les autorités grenobloises réclamaient des Frères pour leurs écoles. La voici :

 

     “ Il est vray, Monsieur, que M. de La Salle, Patriarche des frères des Ecoles Chrestiennes, a fait tout ce qu’il a pu pour accrocher sa communauté à Saint-Sulpice mais il n’a jamais pu y réussir et nous n’entrons point dans leurs affaires. Je les crois de bonnes gens, mais je n’en connois pas un et je ne conseillerois à aucun de nos Messieurs de s’embarrasser là-dedans. Je vous trouve heureux de savoir vous accomoder de la vie des vacances et de savoir vous divertir dans le séminaire. Je suis, Monsieur, en Nostre Seigneur, Tout à vous. ”

 

     La porte sulpicienne étant close, M. de La Salle n’avait plus qu’à frapper ailleurs. L’affaire Clément lui en fournit l’occasion.

 

L’affaire Clément.

Un projet d’école d’apprentissage pour orphelins

 

     En décembre 1707, un clerc de vingt ans, Jean-Charles Clément, fils d’un célèbre chirurgien, visite l’école des Frères de la rue Princesse. Il en sort enthousiasmé et se rend chez M. de La Salle qui résidait alors rue Saint-Honoré, dans l’école de la paroisse Saint-Roch. Il ne ménage pas les éloges et expose un projet personnel : organiser un pensionnat pour des enfants plus ou moins abandonnés de leurs parents et leur mettre en main un métier après leur avoir enseigné les rudiments. L’âge des enfants s’étagerait de sept à vingt ans. L’œuvre fournirait gratuitement le logement, la nourriture, le vêtement. Les frais seraient couverts par une partie des 800 livres que le docteur Julien Clément sert annuellement à son fils mineur. Evidemment, pour démarrer, quelques fonds seraient nécessaires, mais il importe surtout de trouver des maîtres capables de prendre en charge la direction de l’établissement. Est-ce que M. de La Salle ne pourrait pas rendre ce service à l’Eglise ? Pour sa part, I’abbé Clément a déjà réuni des vêtements pour les enfants pauvres auxquels il s’intéresse.

     Financièrement M. de La Salle disposait, à cette époque, des fonds nécessaires [14]. Quant à fournir des Frères, c’était probablement plus difficile dans l’immédiat. De nouvelles écoles venaient de s’ouvrir à Mende (février) et Alais (octobre). Surtout le jeune Clément était encore sous la tutelle de ses parents, n’ayant pas atteint la majorité légale de l’époque, 25 ans.

     M. de La Salle répondit évasivement : il ne pouvait s’intéresser à la proposition de Jean-Charles Clément que dans la mesure où celle-ci correspondait à la fin poursuivie par l’Institut des Frères des Ecoles chrétiennes. Clément ne se rebute pas ; il réclame un mémoire définissant les fins de l’Institut et M. de La Salle le lui remet sur le champ [15]. De quel mémoire s’agit-il ? Quelle en est la teneur ? Ce point reste à éclaircir, mais il importe auparavant de connaître l’issue de l’affaire.

     L’abbé Clément emporte le mémoire et l’étudie pendant trois jours, après quoi il retourne voir M. de La Salle pour l’aviser qu’il ne prend aucun intérêt à l’Institution des Frères, mais qu’il veut bien en prendre à la formation des Maîtres d’Ecole de la Campagne [16]. C’est dire que le mémoire susdit parlait de deux institutions distinctes : les Frères, maîtres d’école dans les villes, d’une part, et les séminaires de maîtres pour la campagne, d’autre part.

 

Intervention de Poullart des Places

et projet d’un nouveau séminaire de maîtres pour la campagne

 

     Que devenait, dans ces conditions, le pensionnat rêvé par l’abbé Clément pour ses pauvres de sept à vingt ans ? Blain ne nous le dit pas immédiatement mais il affirme un peu plus tard qu’une visite rendue par le jeune homme à M. des Places eut pour résultat de dissocier dans l’esprit de Jean-Charles Clément “ ces deux projets, l’un d’un Séminaire de Maîtres d’Ecole pour la Campagne, l’autre d’une maison pour élever de jeunes garçons [17]. Il est permis d’en conclure que la lecture du mémoire de M. de La Salle, sur les fins de son Institut, n’avait pas produit cet effet sur l’abbé Clément. Il n’avait eu qu’un résultat positif : intéresser le jeune homme à la fondation d’un séminaire de maîtres pour la campagne. Mais comment et par qui l’abbé Clément fut-il mis en relation avec Claude-François Poullart des Places ?

     Blain nous dit : “ M. de La Salle proposa à l’abbé Clément, après l’achat fait de la maison de Saint-Denis, de s’unir avec M. Desplaces  [18] ”.

     La clef de l’énigme est donc dans l’ensemble des événements qui se déroulent entre 1707 et l’achat de la maison de Saint-Denis. L’abbé Clément s’intéressant au projet de M. de La Salle d’établir un nouveau séminaire de maîtres ils se mettent d’accord pour chercher un local susceptible de l’abriter et pour obtenir du cardinal de Noailles les autorisations indispensables. M. de La Salle obtient de l’abbé Vivant, bien vu à l’archevêché, qu’il fasse une démarche auprès du cardinal. Le séminaire de maîtres est autorisé à condition qu’il ne s’établisse pas à l’intérieur de Paris. Une maison se trouvant vacante à Saint-Denis, l’abbé Clément la visite en compagnie de M. Langoisseur, son précepteur, et l’achète par personnes interposées. Un ami, Louis Rogier, signe le contrat d’acquisition (23 octobre 1708), et M. de La Salle fournit les premiers fonds [19]. Il ne reste plus désormais qu’à pourvoir le nouveau séminaire d’un directeur et de maîtres compétents.

     C’est alors que M. de La Salle propose à l’abbé Clément de s’entendre avec M. des Places. Blain ajoute qu’il lui fit “ espérer qu’il trouveroit chez lui des Sujets propres à bien conduire et le Séminaire des Maîtres d’Ecole de Campagne, et les enfans dont il projetoit l’éducation ”. L’Abbé suivit son avis, et goûta fort M. Desplaces dans la visite qu’il lui rendit. Ils s’unirent ensemble; et après avoir fait un plan de la manière d’élever de jeunes garçons ils en dressèrent un Mémoire qu’ils portèrent à M. Ie Cardinal, qui y donna son agrément.

 

     “ Depuis ce temps, ces deux projets, l’un d’un Séminaire de Maîtres d’Ecole pour la Campagne, l’autre d’une maison pour élever de jeunes garçons, furent deux objets séparés dans les idées de l’Abbé [20]. ”

 

     L’interprétation de ce texte est délicate car Blain emploie l’expression jeunes garçons pour désigner des élèves-maîtres aussi bien que des élèves ordinaires. Par ailleurs il a été impossible de retrouver le plan de la manière d’élever de jeunes garçons conçu par M. des Places et approuvé par le cardinal de Noailles [21] .

     Il est certain, néanmoins, que le conseil donné par M. de La Salle à Jean-Charles Clément ne visait pas à faire passer entre les mains d’une autre congrégation une œuvre pour laquelle il avait promis des Frères et avancé des fonds. De fait, à Pâques 1709, c’est-à-dire six mois après l’achat de la maison Poignant, les Frères s’y établirent et…

 

     “ …peu de tems après ils y reçurent trois jeunes garçons pour les former Maîtres d’Ecole de la Campagne. Ils alloient Dimanches et Fêtes en soutane et en surplis à Saint-Marcel leur Paroisse, et ils restèrent dans cette maison jusqu’à ce que la cherté se faisant sentir, on les congédiât, dans le dessein de les rappeler dans un temps plus favorable  [22]. ”

 

Clercs ou laïques ? La pensée de M. de La Salle

 

     Ici, nous sommes étrangement surpris. Que sont devenus les disciples de M. des Places ? Quel est leur rôle ? Blain n’en souffle mot. Que sont devenus les enfants pour lesquels l’abbé Clément voulait ouvrir une pension ? Il n’en est plus question. Enfin comment se fait-il que les élèves-maîtres portent soutane quelques mois seulement après leur entrée dans la maison et qu’ils aillent en surplis à l’église Saint-Marcel ? On le sait, M. de La Salle avait formellement interdit aux Frères, toutes les fonctions liturgiques que l’Eglise réserve aux clercs :

 

     “ Ils ne pourront être Prêtres ni prétendre à l’état Ecclésiastique ni même chanter ni porter le surplis ni faire aucune fonction dans l’Eglise sinon servir une messe basse [23]. ”

 

     On est bien obligé de reconnaître que Blain nous cache quelque chose. Mais quoi ? Le dernier renseignement qu’il nous fournit sur le fonctionnement du séminaire de maîtres ouvert à Saint-Denis tient dans ces phrases :

 

     “ Pour privilégier cette acquisition, M. Ie Cardinal obtint de M. le Duc du Maine une exemption de soldats par écrit, dès la même année 1709 dans la quelle il est marqué qu’elle étoit accordée par ordre du Roi et qu’il doit y avoir dans cette maison trois Frères, dont l’un est chargé d’apprendre le Plain-Chant. On vouloit par cette note marquer que cette maison étoit destinée pour servir à la formation des Maîtres d’Ecole pour la Campagne sous la conduite des Frères [24]. ”

 

     Qu’un Frère enseigne le plain-chant et qu’il soit interdit de chanter au lutrin ne présente pas, à vrai dire, une réelle contradiction, mais qu’il y ait trois Frères pour trois élèves-maîtres, c’est au moins insolite [25]. En face des silences du biographe force nous est d’aligner les textes soit de M. de La Salle, soit de son ami Claude-François Poullart des Places, pour essayer de comprendre le fond de leur pensée.

     D’après G. Rigault, le mémoire remis par M. de La Salle à l’abbé Clément aurait été assez semblable à celui qu’il avait rédigé vers 1690 pour expliquer au curé de Saint-Sulpice les fins de son Institut et en justifier diverses particularités. Relisons les passages les plus significatifs :

 

     “ On s’y emploie (...) à tenir les écoles gratuitement dans les villes seulement, et à faire le catéchisme tous les jours.

     “ On s’y applique aussi à former des maîtres d’école pour la campagne dans une maison séparée de la communauté qu’on nomme séminaire.

     “ Ceux qui y sont formés n’y demeurent que quelques années, jusqu’à ce qu’ils soient entièrement formés tant à la piété qu’à ce qui est de leur emploi.

     “ Ils n’ont point d’autre habit que celui qu’on porte ordinairement dans le monde hors qu’il est noir ou au moins fort brun (...).

     “ Ils y sont instruits à chanter, lire et écrire parfaitement, (...) et ensuite on les place dans quelque bourg, ou village pour y faire l’office de clerc [26]. ”

 

     A la suite de ces indications qui décrivent le séminaire des maîtres pour la campagne, vers 1690, viennent diverses précisions se rapportant aux Frères des Ecoles chrétiennes qui, eux, ne portent pas l’habit laïque, n’enseignent pas dans les campagnes et ne font pas l’office de clerc. Leur habit se nomme “ une robe pour ne pas lui donner le nom d’un habit ecclésiastique dont il n’a pas aussi tout à fait la forme ”.

     “ Ils ne peuvent exercer aucune fonction ni porter le surplis dans l’église ”. Toute étude latine leur est formellement interdite et si l’on “ a eu quelque dessein de leur faire recevoir la tonsure ”, on y a renoncé parce que les Frères, pour consacrer tout leur temps à leurs écoliers, ne doivent pas s’en laisser détourner pas des activités cléricales.

     Nous sommes en présence de deux institutions distinctes : les Frères, religieux destinés à enseigner dans les villes, et les Maîtres pour la campagne, pieux laïcs chargés d’aider le clergé dans les campagnes.

     Sans doute enseignait-on le plain-chant dans le séminaire de 1690, et les élèves-maîtres y étaient-ils préparés à remplir l’office de clerc, mais il serait abusif, dans le contexte, de donner au mot clerc le sens premier défini par l’Académie (1694) : “ celuy qui par la tonsure est entré dans l’Etat ecclésiastique ”. Les élèves-maîtres formés par M. de La Salle n’étaient pas tonsurés et ils ne portaient pas l’habit ecclésiastique.

     Il faut admettre le sens second et voir dans un clerc “ celuy qui a soin de certaines choses qui regardent l’œuvre de la paroisse ”. Autrement dit un simple chrétien peut remplir l’office de clerc en aidant le curé dans l’administration des biens de sa paroisse, en tenant les écoles à la place d’un vicaire, en faisant fonction de chantre ou de sacristain. C’est ce que Démia avait en vue lorsqu’il expliquait les Devoirs d’un curé envers les Ecoliers : “ Leur enseigner à bien servir la Messe, à porter un Chandelier, l’Encensoir, la Croix, et à faire d’autres fonctions servant aux Prêtres… ”. Surtout, énumérant les Devoirs du Maître d’Ecole, Démia envisageait des obligations que M. de La Salle reprend à son compte, en 1690, en parlant de faire office de clerc : le maître doit “ assister s’il le peut à l’administration des sacrements ” et,  lorsque ses élèves les reçoivent, “ balayer et orner l’église en certains jours (...), se regarder comme le valet de la maison de Dieu [27] ”.

     Il tombe ainsi sous le sens que M. de La Salle ne pense pas à la cléricature pour ses élèves-maîtres de 1690. En est-il de même, vers 1709, lorsqu’il fonde, à Saint Denis, un nouveau séminaire de maîtres pour la campagne ? Blain nous dit que les jeunes garçons qui habitaient ce séminaire allaient à l’église paroissiale en soutane et surplis. Est-ce affirmcr qu’ils portaient habituellement l’habit ecclésiastique ? Rien de moins certain car, au lieu de revêtir soutane et surplis dans la sacristie de la paroisse, les jeunes garçons pouvaient mettre les habits de chœur au moment de quitter leur domicile ordinaire. Rien ne les obligeait, entre-temps, à garder la soutane. Pour tirer au clair cette question il importe d’examiner le rôle de M. des Places, dans la fondation et l’organisation du séminaire des maîtres.

 

Clercs ou laiques ? Le rôle de M. des Places

 

     La pensée de Poullart des Places nous est bien connue. Les Règles de la Congrégation du Saint-Esprit s’expriment en ces termes :

 

     “ La fin de l’œuvre est d’élever dans le zèle de la discipline ecclésiastique, l’amour de toutes les vertus, principalement de l’obéissance et de la pauvreté, des clercs qui soient entre les mains de leurs supérieurs, prêts à tout, non seulement à accepter mais à préférer les postes humbles et laborieux pour lesquels on trouve difficilement des titulaires, comme la desserte des hôpitaux, I’évangélisation des pauvres [28]. ”

 

     Les lettres patentes, accordées par Louis XV (2 mai 1726), sanctionnent cette fin particulière :

 

     “ Le P. des Places a voulu (...) élever dans une vie dure et laborieuse et dans un parfait désintéressement des vicaires, des missionnaires et des Ecclésiastiques pour servir dans les hôpitaux, dans les pauvres paroisses et dans les autres postes abandonnez pour lesquels les Evêques ne trouvent presque personne [29]. ”

 

     On le voit, si les textes sont assez sobres au sujet de la prêtrise, ils parlent nettement de cléricature. Tous les pauvres étudiants formés par M. des Places étaient destinés à recevoir les saints ordres. Si tous ne devinrent pas prêtres, tous s’y préparaient. Cette remarque a son importance en ce qui concerne le séminaire des maîtres fondé à Saint-Denis.

     Par vocation personnelle M. des Places formait, non des laïques maîtres d’école, mais des clercs aptes à toutes les fonctions paroissiales, sans exclure celle de vicaire instituteur. S’il paraît difficile d’imaginer à Saint-Denis un groupe de trois Frères encadrant les jeunes gens chargés, chaque dimanche, de remplir dans la paroisse quelque fonction cléricale interdite aux Frères, il devient facile de voir à Saint-Denis, un disciple de M. des Places, sinon M. des Places lui-même, préparer les élèves-maîtres aux fonctions liturgiques qu’ils devraient assumer, plus tard, dans les campagnes, pour répondre à l’attente du clergé. Puisque M. des Places acceptait de s’occuper du séminaire de Saint-Denis, dans lequel les Frères enseignaient la lecture, I’arithmétique, le plain-chant, la conduite des écoles, ne devait-il pas, conformément à l’esprit de sa congrégation, les disposer, par de judicieux conseils, à servir efficacement d’auxiliaires au clergé paroissial ?

     Aux termes de leurs règlements, les Frères ne pouvaient ni porter le surplis, ni faire dans l’église aucune fonction liturgique sinon servir une messe basse. Peu après 1705, M. de La Salle avait retiré ses Frères de la paroisse Saint-Roch parce qu’on voulait “ les obliger à assister aux catéchismes que les ecclésiastiques de la paroisse font dans l’église, afin d’y faire observer l’ordre et le silence ”. Ce dessein était louable, ajoute le biographe, “ mais il ne convenoit pas à gens si réguliers, qui se voyoient dans cette fonction exposez à une grande dissipation et dans la nécessité de retrancher plusieurs de leurs exercices de piété [30] ”.

     Dessein louable, en effet, puisque M. de La Salle ne voyait aucune raison d’interdire aux élèves-maîtres de Saint-Denis ce qu’il refusait aux Frères. Dans la pensée de M. de La Salle ces jeunes gens n’étaient pas et ne seraient jamais des religieux car les exigences de leur apostolat les empêcheraient toujours de vivre groupés en communautés régulières. Pourraient-ils, cependant, devenir prêtres ou simplement clercs minorés ? Il ne semble pas que M. de La Salle ait formulé aucune interdiction à ce sujet. Mais il n’a laissé aucun texte non plus permettant d’assurer qu’il envisageait pour ses maîtres de la campagne soit l’état du mariage, soit une vie de piété proche de celle que mènent les membres de nos modernes instituts séculiers. Nous savons pourtant que l’un des maîtres formés au séminaire de M. de La Salle, vers 1705, au faubourg Saint-Marcel, devint prêtre et enseigna les humanités avec édification de la jeunesse [31]. Nous savons aussi qu’il n’était pas rare, aux XVIIe-XVIIIe siècles, de spécifier, lors de la fondation d’une école, que le maître serait diacre ou au moins clerc [32]. Faut-il en conclure que saint Jean-Baptiste de La Salle et Poullart des Places envisagèrent, pour les maîtres de la campagne, la possibilité de recevoir les ordres mineurs, ou même le diaconat, sinon la prêtrise ? Etant donnée la courte durée du séjour des élèves-maîtres au séminaire il paraît difficile d’admettre que MM. de La Salle et des Places aient pu envisager d’y préparer de jeunes garçons aux ordres majeurs, mais il paraît également difficile de certifier qu’ils faisaient de la renonciation à la cléricature une condition d’admission dans leur école normale avant la lettre. Pour préciser leur ligne de conduite à cet égard il serait intéressant de savoir si l’élève-maître, qui devint prêtre par la suite, était tonsuré lorsque l’un des directeurs du séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet confia sa formation pédagogique à M. de La Salle.

     Quoi qu’il en soit du degré de participation des élèves-maîtres aux fonctions ecclésiastiques durant leur formation au séminaire Saint-Denis, la question reste entière au sujet de l’état de vie (mariage, célibat, cléricature) dans lequel les maîtres pour la campagne se stabiliseraient après quelques années de service dans les paroisses. L’habitude de porter soutane et surplis dans l’église, d’aider aux cérémonies et aux offices, ne les mènerait-elle pas, peu ou prou aux saints ordres, comme M. de La Salle l’avait redouté pour ses Frères en leur interdisant semblables pratiques ? Si les Frères, écrivait-il, se faisaient…

 

     “ …honneur de porter le surplis dans les paroisses, d’y être avec le clergé et d’y exercer des fonctions ecclésiastiques (...) ils quitteraient facilement le soin de leurs enfants dans l’église (...), ils auraient facilement la tentation (...) d’être tonsurés, d’avancer dans les ordres, de chercher des emplois dans les paroisses [ce qui] pourrait leur occasionner beaucoup de tentations contre leur vocation et le relâchement dans leur emploi [33]. ”

 

     On voit par là que ce qui risquait d’être tentation pour le Frère, maître d’école dans une ville, pourrait être vocation pour le maître de la campagne.

     Il n’en est pas moins certain que la collaboration de M. des Places avec M. de La Salle, au séminaire Saint-Denis, concernait spécialement la période de formation des élèves-maîtres. A ce titre, elle comportait, de la part de M. des Places ou de ses disciples, l’exercice de leur ministère sacerdotal (confession, direction spirituelle) et la mise en œuvre de leur charisme propre dans la préparation des jeunes gens à la noble mission d’auxiliaires du clergé campagnard.

 

Une collaboration qui survit à la mort

 

     Dès lors que M. des Places acceptait de s’intéresser au séminaire des maîtres de Saint-Denis, rien ne manquait plus pour organiser celui-ci. La petite école à deux classes, ouverte à Saint-Denis, pouvait servir d’école d’application aux élèves-maîtres et, si elle s’ouvrit effectivement, la pension pour jeunes garçons, projetée par l’abbé Clément, devait rendre le même service. Quant au règlement intérieur du séminaire, M. des Places était l’homme le plus capable de donner un avis circonstancié à M. de La Salle. Il avait l’expérience de la formation des jeunes gens voués à l’apostolat dans les campagnes. Il est vrai qu’il les préparait à la prêtrise, mais quelques modifications de détail à ses Règlements pour la communauté du Saint-Esprit devaient suffire pour les adapter aux nécessités d’un séminaire de maîtres [34].

     Si la collaboration directe de M. des Places et de M. de La Salle commença effectivement vers Pâques 1709 (1er avril), lorsque trois jeunes garçons entrèrent au séminaire des maîtres pour la campagne, elle ne dura pas. Dès le 29 septembre suivant M. des Places…

 

     “ …fut attaqué d’une pleurésie (...). Dès qu’on sut à Paris que sa maladie était sérieuse, un grand nombre de personnes distinguées par leur piété et par leur situation vinrent le voir : MM. les Directeurs du séminaire Saint-Sulpice, de Saint-Nicolas du Chardonnet (...). On lui administra de bonne heure les derniers sacrements ; et, après les avoir reçus, il expira doucement, sur les cinq heures du soir, le 2 octobre 1709, agé de trente ans sept mois [35]. ”

 

     Cette mort prématurée ne permit pas de parachever l’œuvre commencée. Faute de l’un de ses principaux initiateurs, il ne fut pas possible de soutenir le fragile enthousiasme de l’abbé Clément, ni d’améliorer, au fil de l’expérience, le statut qui définissait les rôles respectifs dévolus aux Frères et aux Pères du Saint-Esprit [36]. La cherté des vivres s’ajoutant à la désorganisation des cadres directeurs, il fallut renvoyer les élèves-maîtres en attendant des jours meilleurs. Ils ne vinrent pas. L’abbé Clément se découragea et renia ses dettes. M. de La Salle fut le bouc émissaire des créanciers et les Frères durent évacuer la maison de Saint-Denis (juin 1712).

     Cependant, la mort de M. des Places ne mit pas fin à l’aide que ses disciples apportaient à l’Institut de M. de La Salle. Le Père Besnard nous en a gardé le souvenir dans sa biographie de Louis-Marie Grignion de Montfort. Il y rapporte qu’Adrien Vatel, spiritain, fut confesseur des Frères des Ecoles chrétiennes dans la maison de leur noviciat [37]. Nous tenons là une preuve indiscutable de l’existence d’une franche collaboration entre les Pères du Saint-Esprit et les disciples de M. de La Salle.

     Si cette coopération survécut à la mort de M. des Places et à la ruine du séminaire des maîtres pour la campagne, elle fut pourtant éphémère. Les documents ne permettent pas de savoir si Adrien Vatel eut quelque emploi au séminaire Saint-Denis, mais, lorsqu’il fut ordonné prêtre, le séminaire des maîtres était fermé. Il n’y fut donc certainement pas confesseur. Par ailleurs le noviciat des Frères quitta Paris pour Rouen dès 1715, année qui marque également l’entrée d’Adrien Vatel dans la Compagnie de Marie. Effritée après la mort de M. des Places, la collaboration qui avait un instant rapproché la Congrégation du Saint-Esprit des Frères des Ecoles chrétiennes prenait fin. Jamais plus M. de La Salle ne tenterait de fonder un séminaire de maîtres pour la campagne. Jamais plus il ne disposerait d’un spiritain pour confesser ses novices.

     Laissons, pour conclure, la parole au chanoine Blain qui connaissait à la fois Jean-Baptiste de La Salle, Poullart des Places et Grignion de Montfort :

 

     “ Dieu ne veut pas toujours l’effet des plus pieux desseins qu’il inspire, ou il en destine à d’autres l’exécution (...), M. de La Salle, par trois fois différentes, a mis la main à l’érection d’un séminaire de maîtres pour la campagne, en autant de fois son dessein a échoué. Pourquoi ? Les jugements de Dieu sont impénétrables, ce n’est pas à nous à les sonder. Peut-être que dans les conseils de Dieu un autre que l’Instituteur des Frères, est réservé pour l’exécuter [38].

 

     De fait, I’histoire a donné raison au chanoine Blain. D’autres fondateurs sont venus après Messieurs des Places et de La Salle, et l’Eglise possède aujourd’hui des congrégations religieuses vouées spécialement à l’enseignement dans les campagnes [39]. Ce n’est pas dire que leur tentative fut inutile : elle fut une expérience et un appel.



[1]  - RIGAULT, Histoire Générale de l’lnstitut des Frères des Ecoles chrétiennes, Plon, Paris 1937, t. I, p. 599 ss., Index.

[2]  - GUIBERT, Histoire de S. Jean-Baptiste de La Salle, Poussielgue, Paris 1901, p. 666.

[3] -  Ouvrage anonyme publié à Rouen, chez Machuel en 1733 (Cahiers Lasalliens 7 et 8). L’auteur, le chanoine Blain, antijanséniste notoire, offrait les meilleures garanties d’orthodoxie.

[4] Leur maison mère est à Rouen, rue d’Ernemont.

[5] L’autographe du P. Léonard a été partiellement publié par le P. Srucker, s.j., dans Etudes, 1900, t. 83, pp. 543-547.

[6] Anonyme, Lettre à Nosseigneurs les archevêques et évêques de France, vve Grou, Paris 1701, pp. 43 sq. Le catalogue de la B. N. I’attribue formellement à ALLOTH.

[7] Cité par le P. Joseph MICHEL dans Claude-François Poullart des Places, fondateur du Séminaire et de la Congrégation du Saint-Esprit, esquisse d’une biographie, Paris, 1959, p. 20.

[8] B.N. imprimés, Thoisy Z 2284, fol. 404 sq., cité par LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 278.

[9] Sur les divers emplacements du Séminaire du Saint-Esprit, on se reportera à l’article du P. J. MICHEL, op. cit., p. 21.

[10] SCHOENER, Histoire du séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet, Desclée de Brouwer, Paris, 1909, t. Il, p. 377, n. 2.

[11] Les Règlements sont cités d’après H. KOREN et M. CARIGNAN, Les Ecrits spirituels de M. Claude François Poullart des Places, Duquesne University, Pittsburgh 1959. Les Règles communes citées sont celles de 1718; la pagination indiquée, celle du n° 25 des Cahiers Lasalliens.

[12] Voici quelques-uns des articles identiques auxquels il sera facile de se reporter, si l'on dispose, soit des Règlements de Poullart des Places, soit du texte des Règles communes de 1718, dans C L 25, articles 13 16, 17, 58, 63, 64, 92, 93, 96, 107; pages 30, 29, 5, 18, 5, 55, 56, 55, 44, 48. La dévotion au Saint Esprit des deux fondateurs mériterait une étude parliculière.

[13] - Guibert est le premier historien de saint Jean-Baptiste de La Salle à signaler cette lettre, op. cit., p. 225. Rigault en cite un passage. Nous citons intégralement cet inédit d’après le t. VII, de la Correspondance de M. Tronson et Leschassier, p. 537, Archives du Séminaire Saint-Sulpice.

[14] - Par acte passé devant Lemercié, notaire à Paris, Charles de Bézannet et ses cohéritiers avaient reconnu lui devoir la somme de 4 000 livres (26 janvier 1707), à titre de compensation pour un héritage auquel M. de La Salle renonçait par haine des procès.

[15] - BLAIN, op. cit., t. II, p. 73.

[16] - BLAIN, op. cit., p. 73.

[17] - BLAIN, op. cit., p. 75.

[18] - BLAIN écrit Desplaces, op. cit., p. 75.

[19] - BLAIN, op. cit.. t. II. p. 74. M. de La Salle avance 5 200 livres (1 000 000 de francs 1988).

[20] - Ibid., p. 75.

[21] - Vers 1709-1710, les Frères des Ecoles chrétiennes ouvraient à Saint-Yon, près de Rouen, une école d’apprentissage pour enfants abandonnés et repris de justice. On possède les règlements de cette maison, codifiés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Y trouverait-on quelque trace du programme soumis au cardinal ?

[22] - BLAIN, op. cit.. On peut en conclure, semble-t-il, qu’il n’y eut jamais plus de trois élèves au séminaire de maîtres pour la campagne installé à Saint-Denis.

[23] - Règles communes, ch. I, § 3 (Cahiers Lasalliens, 25).

[24] - BLAIN, op. cit., p. 75. Il orthographie " Plein-Chant ".

[25] - Voir la note 23 et le texte correspondant. Il est vrai que la petite école de Saint-Denis ayant seulement deux Frères, il était possible à ceux-ci de se rendre au séminaire de maîtres pour les repas et les exercices communautaires. Dans ce cas un Frère aurait suffi pour s’occuper des élèves-maîtres et la communauté aurait compté, cependant, les trois Frères dont parle Blain. 

[26] - Georges RIGAULT, op. cit., pp. 159-168, passim. Sur le mot clerc, cf. p. 174. La suite du Mémoire explique clairement les différences qui distinguent le Maître pour la campagne et le Frère des Ecoles chrétiennes. Le Séminaire des maîtres n'a jamais été, dans la pensée de M. de La Salle un noviciat préparant de futurs Frères.

[27] - DEMlA,  Trésor clérical, 1694, pp. 350-351.

[28] - Ms. de 1734, traduit par LE FLOC’H, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915 p. 316.

[29] - LE FLOC’H, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 575.

[30] - BLAIN, op. cit., t. II, p. 14. 

[31] - Ibid., p. 180.

[32] - Ce fut le cas pour l’école Saint-Laurent de Marseille, entre le 13 mars 1704 et l’arrivée des Frères. Cf. RIGAULT, op. cit., p. 347.

[33] - Cf. RIGAULT, op. cit., Mémoire sur l’habit, p. 168.

[34] - KOREN, Ecrits, p. 176, art. 57: “ Comme il est du devoir des ecclésiastiques d’instruire les autres et même les enfants, Monsieur le Supérieur nommera un particulier pour faire le catéchisme à ses confrères qu’il instruira, et qui répondront comme s’ils étaient des enfants ” (Dans le présent ouvrage, p. ***. Cette pratique, connue chez les Frères sous le nom de catéchisme de formation, fut certainement en honneur au séminaire des maîtres pour la campagne. Voir encore, dans KOREN, Ecrits, la méthode pour enseigner Ic plain-chant : il est à croire qu’elle fut appliquée à Saint-Denis, p. 206, art. 202-203 (Dans le présent ouvrage, p. ***).

[35] - BESNARD, ms. cité par KOREN, Ecrits, p. 286 et MICHEL, Poullart des Places, p. 240-242. Voir l’édition pro manuscripto faite par le centre international montfortain de Rome : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, 1981, “ Documents et Recherches, IV & V ”, p. 281-282 du premier tome. Du 14 au 21 septembre, M. de La Salle résidait à Reims mais sa correspondance ne nous permet pas de savoir s’il était de retour à Paris au moment des classes (1er octobre) et de la mort de M. des Places.

[36] - Ce statut, s’il ne fut pas seulement verbal, ne nous est pas parvenu.

[37] - BESNARD, La vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, p. 349, ms. de 1767, conservé à la maison mère des Filles de la Sagesse, à Rome et qui a été édité en 1981 (voir ci-dessus, note 35 ; ce passage se trouve p. 306 du deuxième tome de cette édition).

[38] - BLAIN, op. cit., t. II, p. 56.

[39] - Citons : les Frères de Saint-Gabriel, les Frères de l’Instruction Chrétienne de Ploërmel, les Frères de la Doctrine Chrétienne de Nancy.

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