POULLART DES PLACES
ET SAINT JEAN-BAPTISTE DE LA SALLE
Yves Poutet
Le Frère Yves Poutet, Frère des Ecoles
chrétiennes, met en lumière lengagement que Poullart, vers le fin de sa courte
vie, avait pris envers labbé Clément
qui était venu solliciter - de la part de Jean-Baptiste de La
Salle - sa collaboration pour la formation des maîtres décole au Séminaire de
Saint-Denis. Le Fr. Yves nous montre la parenté spirituelle entre Jean-Baptiste de la
Salle et Poullart ; il explique pourquoi Clément a sollicité le concours des Messieurs
du Saint-Esprit pour former des collaborateurs du clergé des campagnes dans le séminaire
de Saint-Denis. Les maîtres décoles de campagne avaient une mission différente de celle des Frères des
Ecoles chrétiennes, implantés, eux, exclusivement dans les villes, et sans lien avec un
service paroissial. Ce nest donc pas seulement parce que le Séminaire de
Saint-Denis (bien modeste et éphémère) formait des jeunes pour servir des pauvres dans
les campagnes que Poullart fut sollicité de prêter son concours, mais cest en
raison de ce que ces jeunes maîtres auraient à exercer leurs services en lien avec les
prêtres des paroisses rurales tels que le Séminaire du Saint-Esprit en formait.
Lamorce dune collaboration
Les biographes de saint Jean-Baptiste de La Salle sont plus que discrets à légard de Claude-François Poullart des Places ; Rigault nen souffle mot [1], et Guibert, sil nomme M. des Places, naperçoit pas davantage les influences réciproques que les deux fondateurs purent exercer lun sur lautre [2]. Blain les a pourtant mentionnés en passant dans sa Vie de Monsieur Jean-Baptiste de La Salle, Instituteur des Frères des Ecoles chrétiennes [3]. Ancien condisciple de Claude-François Poullart des Places, à lépoque de leurs communes études chez les jésuites de Rennes, Iirremplaçable biographe de saint Jean-Baptiste de La Salle était entré au séminaire Saint-Sulpice de Paris en 1695, puis, sa formation achevée, il était devenu successivement chanoine de Noyon, inspecteur des séminaires de Rouen, supérieur ecclésiastique de plusieurs communautés religieuses et, signe de son indubitable capacité dans le gouvernement des âmes, il avait rédigé la règle et les constitutions dune congrégation nouvelle, encore florissante aujourdhui, les Surs dErnemont [4]. Travaillant sur des mémoires rédigés par des contemporains de Messieurs de La Salle et des Places, il était parfaitement qualifié pour nous exposer la tentative concertée faite par les deux fondateurs pour doter lEglise dun séminaire de maîtres pour la campagne.
Cest en effet à propos de la fondation dun séminaire de maîtres que se pose la question des relations qui unirent Jean-Baptiste de La Salle et Claude-François Poullart des Places. Depuis le Concile de Trente les esprits apostoliques aspiraient après lheure où semblable institution doterait lEglise de France des bons maîtres dont les écoles rurales avaient besoin. Vers 1700, la formation de maîtresses dévouées était assurée par diverses Congrégations enseignantes, mais les garçons des villages et des bourgs attendaient encore. Pour les maîtresses, la solution avait été trouvée dans la vie religieuse non cloîtrée. Pour les maîtres que serait-elle ? La vie religieuse sadapterait-elle à lisolement des écoles à classe unique ? Faudrait-il se tourner vers la prêtrise en exigeant des prêtres-enseignants le sacrifice dune partie importante de leur ministère sacerdotal ? Ou bien établirait-on des clercs minorés spécialisés dans les tâches éducatrices ? Cest à ces diverses questions que saint Jean-Baptiste de La Salle et Poullart des Places durent trouver une solution pratique. Comment se connurent ils ? Quel fut le résultat de leur collaboration ? Telles sont les questions auxquelles nous aimerions répondre en cette époque où lon parle dun renouveau du diaconat et des ordres mineurs.
Des préoccupations communes
Né à Reims en 1651, M. de La Salle avait vingt-huit ans de plus que M. des Places, né dans la capitale de la Bretagne le 26 février 1679. Lorsque ce dernier arrive à Paris, en octobre 1701, pour y compléter sa formation intellectuelle et sacerdotale en suivant les cours de théologie du célèbre collège Louis-Le-Grand, M. de La Salle nest plus un inconnu. Mme de Maintenon est intervenue personnellement en sa faveur pour faire échec aux tentatives malveillantes des Maîtres écrivains. Le roi Jacques II lui a rendu visite après lui avoir confié léducation de cinquante jeunes Irlandais. Plusieurs diocèses lui demandent des frères ou des maîtres pour la campagne. Grâce à la bienveillance du curé de Saint-Hippolyte, au faubourg Saint-Marcel, il a pu ouvrir à Paris une école normale où trente à quarante jeunes gens se forment à lenseignement. Soucieux de marquer sa fidélité au Saint-Siège, en même temps que la valeur internationale de son entreprise, il a député de ses disciples, Gabriel et Gérard Drolin, pour fonder à Rome une école chrétienne populaire. Il a cinquante ans. Le Père Léonard de Sainte-Catherine de Sienne, curieux impénitent, ne peut sempêcher de lui consacrer une page de ses Mémoires pour servir à lhistoire de la vie de plusieurs personnes illustres par leur piété et leur vertu, et il conclut, à la date de 1700, par ces mots évocateurs : belle mine, bien fait [5].
Vers la même époque, en Bretagne, un missionnaire zélé, Jacques Alloth de Doranleau, rédigeait une longue lettre de quatre-vingt-quinze pages in-12° pour exposer aux archevêques de France la meilleure éducation que lon puisse donner à leurs clercs. Très connu des Rennais quil avait évangélisés lors de la mission de 1692, il uvrait dans le sillage de fidèles amis de Claude-François Poullart des Places. Désireux de conférer à sa lettre le plus grand retentissement possible il la publia en 1701 chez la veuve Grou, imprimeur à Paris. Ni M. des Places, ni M. de La Salle ne purent ignorer cet écrit. Le premier, en raison de ses accointances bretonnes, le second, pour la raison toute simple que M. Doranleau citait son uvre en exemple aux commentateurs des décisions du Concile de Trente. Il écrivait :
Ce quil y aura à ajouter à la disposition du Concile, cest dinstituer de petites Ecoles dans les Paroisses de la campagne pour y préparer les enfants, et leur donner les premières teintures des Lettres que le Concile demande pour estre reçus dans ces Collèges. Monsieur lAbbé de La Salle sest appliqué à former des Maîtres, pour les Petites Ecoles, qui pourroient se répandre dans les Provinces, où lon en pourra même former de semblables en suivant sa méthode, ou bien y destiner ceux qui dans la suite feront voir quils ne sont pas capables des Ordres sacrez, bien quils le soient des moindres : ce sont là les premiers fondemens de la Religion et du Salut qua jetés ce vertueux ecclésiastique ( ) Ces petites Ecoles sont déjà fondées ou entretenues par les particuliers dans la plupart des paroisses ( ) Elles seroient la pépinière des Séminaires des Clercs; et ceux-ci celle des Séminaires des Ordinans; et la relation quil y auroit entre tous les Directeurs et les Maistres de ces saints lieux seroit quaucun des Sujets qui y auront été élevez et cultivez pendant le temps marqué par les Evêques, ne passeroit de lun dans lautre, à moins quil nen fût jugé digne et capable du côté, tant de la science que des bonnes murs [6].
Sans doute la lecture de ce texte incita-t-elle M. des Places à se renseigner sur les écoles, le séminaire de maîtres et la méthode qui donnaient à M. de La Salle pareille notoriété. Mais aucun document ne permet daffirmer quune visite sen suivit. M. des Places était pensionnaire des jésuites au collège Louis-le-Grand, et ses études théologiques constituaient alors sa préoccupation essentielle. Il ne fut pas long, cependant, à sapercevoir que trop de malheureux, autour de lui, aspiraient au sacerdoce sans pouvoir jamais y parvenir faute de ressources indispensables. Pour sa part il touchait annuellement 800 livres de sa famille. Il les partagea avec les pauvres écoliers, ses amis. De fil en aiguille il en vint à leur sacrifier une partie de son nécessaire et bientôt, écrit le P. Besnard, son plus ancien biographe,
il sentit que Dieu voulait se servir de lui pour peupler son sanctuaire et pour former à son peuple des maîtres et des guides. Il comprit encore que, pour y réussir, il ne pouvait rien faire de mieux que de continuer à aider de pauvres écoliers à subsister et (...) il conçut le dessein de les rassembler dans une chambre, où il irait de temps en temps leur faire des instructions [7].
Cest par ce biais que les activités de M. des Places allaient intéresser M. de La Salle. Elles se situaient dans le cadre des petites communautés et des séminaires destinés à
élever cléricalement, gratuitement et pauvrement, selon lesprit du Concile de Trente, pendant plusieurs années, les pauvres écoliers (...) dans le dessein (...) de réformer le clergé de la campagne, de pourvoir pour cet effet, les pauvres et petites paroisses de bons curés, les bourgs ou grands villages de bons vicaires, chapelains et maîtres décoles [8].
Au vrai, M. de La Salle ne songeait pas à former des curés ou des vicaires et M. des Places ne pensait guère aux Maîtres décoles pour la campagne. Comment leurs préoccupations respectives en vinrent-elle à se rassembler au point de rendre possible une étroite collaboration ?
Un même esprit de communauté
Du côté de M. des Places la maturité de luvre fut atteinte en quatre ans. Il commença par louer une maison rue des Cordiers pour y loger de pauvres écoliers. Parce que des personnes éclairées lui avaient promis de laider, il nhésitait pas, simple clerc tonsuré de 24 ans, à prendre, dès 1703, la lourde responsabilité dune fondation. Le dimanche de la Pentecôte (27 mai), il consacrait son petit groupe au Saint-Esprit et à la Vierge conçue sans péché. Fondateur et disciples suivaient les cours des jésuites. En 1705 la communauté naissante changeait de local et sagrégeait un prêtre éminent, Michel-Vincent Le Barbier, pour prendre en main ladministration du séminaire [9].
Le 17 décembre 1707, M. des Places est ordonné prêtre. Il a déjà mis au point les Règlements pour la Communauté du Saint-Esprit et il les fait observer avec soin. Avec plus dardeur que jamais, il peut, maintenant, soccuper de la direction spirituelle des séminaristes et les confesser. Avec Michel-Vincent Le Barbier et Jacques-Hyacinthe Garnier il constitue léquipe dirigeante du séminaire des pauvres écoliers. Laissant au collège Louis-le-Grand le soin dassurer les cours de théologie ou de philosophie, la Société des Directeurs - la Congrégation du Saint-Esprit - prenait en charge le logement, lentretien matériel et la formation religieuse denviron soixante-dix séminaristes. Un tel groupe de jeunes hommes, allant plusieurs fois par jour de leur maison dhabitation au collège des jésuites, ne devait guère passer inaperçu. On causa. M. de La Salle fut informé, sil ne létait déjà. Cest en effet dans la rue de lOurcine, proche des rues Mouffetard et Tournefort, que son séminaire de maîtres avait formé, avant 1705, les quatre jeunes hommes pour les Ecoles auxquels sintéressait M. Descoureaux, lun des prêtres de Saint-Nicolas du Chardonnet [10]. Plus dune fois de La Salle traversa le quartier pour rendre visite soit à son séminaire de maîtres, soit à ses amis de Saint-Nicolas. Cependant, lorsque luvre entreprise par M. des Places prend tout son essor, le séminaire de M. de La Salle périclite par suite de la défection de son directeur, le Frère Nicolas Vuyart. Tout est à recommencer. M. de La Salle médite longuement sur les leçons de lexpérience et cherche les moyens les plus convenables pour assurer la pérennité dune uvre quil considère comme essentielle. Conformément à son habitude il interroge les personnes dexpérience autant quil sinterroge lui-même. Et il observe.
Nous ignorons ce quil sait exactement sur M. des Places en 1707, mais lexamen comparé des Règlements de la Communauté du Saint-Esprit (vers 1706-1707) et des Règles communes des Frères des Ecoles chrétiennes (ms. de 1705 légèrement modifié en 1718) montre assez comment ces deux grands esprits étaient faits pour sentendre.
Règlements [11] |
Règles communes |
73. On ne louera ni on ne blâmera point ce quon vient de manger. Il est indigne (..) de sen entretenir |
(p. 11) Ils ne parleront (...) ni du boire ni du manger ni des autres besoins du corps |
115. Hors les temps des récréations et des quarts dheure libres on ne parlera point sans une nécessité extrême, et alors même, on en demandera la permission. |
(p. 75) Les Frères de cet Institut garderont un silence très exact hors le temps des récréations et ne se parleront point (...) sans permission du frère Directeur. |
119. On ouvrira et on fermera les portes le plus doucement que lon pourra. |
(p. 65) Ils seront très exacts à fermer sans bruit toutes les portes de la maison. |
124. Surtout on observera religieusement le silence depuis la prière du soir jusquaprès la méditation du matin. |
(p. 77) lls garderont un silence très rigoureux depuis la retraite du soir jusquaprès loraison du lendemain. |
249. Aussitôt quon entendra sonner le premier coup de la cloche (...) on se transportera avec une extrême diligence au lieu où lon est appelé. |
(p. 64) Les Frères quitteront tout au premier son de la cloche pour se trouver au commencement des exercices. |
256. Quand on se rencontrera dans les escaliers, dans le jardin ou ailleurs, on ne manquera jamais de se saluer réciproquement. |
(p. 53) Lorsquils passeront devant leurs Frères ils se découvriront et les salueront modestement. |
Cette confrontation na rien dexhaustif [12] et elle ne prétend pas établir une filiation, dans un sens ou dans lautre, mais elle suffit, pensons-nous, à souligner quelques uns des éléments qui pouvaient préparer M. de La Salle et M. des Places à se comprendre, à sestimer et à se faire confiance au point de mettre en commun leurs charismes particuliers pour réaliser ce séminaire de maîtres pour la campagne que M. de La Salle nétait pas encore parvenu à établir dune façon durable.
Un souci de M. de La Salle : trouver des prêtres
Seul prêtre de sa congrégation, le fondateur des Frères se préoccupait de trouver à ses disciples des confesseurs orthodoxes et dévoués. La chose nétait pas aisée. Les écoles de charité dépendaient des curés qui, à lépoque, se souciaient davantage de convertir et de confesser les adultes que de sacrifier leurs temps à des enfants du peuple. Faire appel à des confesseurs étrangers à la paroisse cétait risquer dintroduire la dissension entre lécole et la cure. Une solution simple, a priori, pour la paroisse Saint-Sulpice, dans laquelle les Frères enseignaient plus de mille élèves répartis en une quinzaine de classes, aurait consisté à obtenir des sulpiciens comme confesseurs des Frères et de leurs écoliers. Par ailleur, léchec de Nicolas Vuyart dans le maintien du séminaire de maîtres portait à croire que les Frères chargés dune telle uvre avaient besoin dêtre épaulés par quelque prêtre responsable de la direction spirituelle des jeunes gens, de leur formation liturgique et, dune manière générale, de laumônerie de létablissement.
Il nétait pas question pour M. de La Salle de recommencer lexpérience de 1690 : le Frère Lheureux, quil avait préparé à la prêtrise, était mort et le saint y avait vu un signe indiscutable de la Providence suivant lequel le sacerdoce devait être à tout jamais interdit aux membres de son Institut. Il cherchait donc, vers 1706, une société de prêtres capable de lui fournir les aides dont il avait besoin pour parachever une uvre dont lampleur commençait à la déborder. Une lettre de M. Leschassier, Supérieur de Saint-Sulpice, en date du 17 novembre 1706, atteste le fait. Elle est adressée à M. Gourichon [13], lun des directeurs du Séminaire Saint-Irénée de Lyon, à une époque où les autorités grenobloises réclamaient des Frères pour leurs écoles. La voici :
Il est vray, Monsieur, que M. de La Salle, Patriarche des frères des Ecoles Chrestiennes, a fait tout ce quil a pu pour accrocher sa communauté à Saint-Sulpice mais il na jamais pu y réussir et nous nentrons point dans leurs affaires. Je les crois de bonnes gens, mais je nen connois pas un et je ne conseillerois à aucun de nos Messieurs de sembarrasser là-dedans. Je vous trouve heureux de savoir vous accomoder de la vie des vacances et de savoir vous divertir dans le séminaire. Je suis, Monsieur, en Nostre Seigneur, Tout à vous.
La porte sulpicienne étant close, M. de La Salle navait plus quà frapper ailleurs. Laffaire Clément lui en fournit loccasion.
Laffaire Clément.
Un projet décole dapprentissage pour
orphelins
En décembre 1707, un clerc de vingt ans, Jean-Charles Clément, fils dun célèbre chirurgien, visite lécole des Frères de la rue Princesse. Il en sort enthousiasmé et se rend chez M. de La Salle qui résidait alors rue Saint-Honoré, dans lécole de la paroisse Saint-Roch. Il ne ménage pas les éloges et expose un projet personnel : organiser un pensionnat pour des enfants plus ou moins abandonnés de leurs parents et leur mettre en main un métier après leur avoir enseigné les rudiments. Lâge des enfants sétagerait de sept à vingt ans. Luvre fournirait gratuitement le logement, la nourriture, le vêtement. Les frais seraient couverts par une partie des 800 livres que le docteur Julien Clément sert annuellement à son fils mineur. Evidemment, pour démarrer, quelques fonds seraient nécessaires, mais il importe surtout de trouver des maîtres capables de prendre en charge la direction de létablissement. Est-ce que M. de La Salle ne pourrait pas rendre ce service à lEglise ? Pour sa part, Iabbé Clément a déjà réuni des vêtements pour les enfants pauvres auxquels il sintéresse.
Financièrement M. de La Salle disposait, à cette époque, des fonds nécessaires [14]. Quant à fournir des Frères, cétait probablement plus difficile dans limmédiat. De nouvelles écoles venaient de souvrir à Mende (février) et Alais (octobre). Surtout le jeune Clément était encore sous la tutelle de ses parents, nayant pas atteint la majorité légale de lépoque, 25 ans.
M. de La Salle répondit évasivement : il ne pouvait sintéresser à la proposition de Jean-Charles Clément que dans la mesure où celle-ci correspondait à la fin poursuivie par lInstitut des Frères des Ecoles chrétiennes. Clément ne se rebute pas ; il réclame un mémoire définissant les fins de lInstitut et M. de La Salle le lui remet sur le champ [15]. De quel mémoire sagit-il ? Quelle en est la teneur ? Ce point reste à éclaircir, mais il importe auparavant de connaître lissue de laffaire.
Labbé Clément emporte le mémoire et létudie pendant trois jours, après quoi il retourne voir M. de La Salle pour laviser quil ne prend aucun intérêt à lInstitution des Frères, mais quil veut bien en prendre à la formation des Maîtres dEcole de la Campagne [16]. Cest dire que le mémoire susdit parlait de deux institutions distinctes : les Frères, maîtres décole dans les villes, dune part, et les séminaires de maîtres pour la campagne, dautre part.
Intervention
de Poullart des Places
et
projet dun nouveau séminaire de maîtres pour la campagne
Que devenait, dans ces conditions, le pensionnat rêvé par labbé Clément pour ses pauvres de sept à vingt ans ? Blain ne nous le dit pas immédiatement mais il affirme un peu plus tard quune visite rendue par le jeune homme à M. des Places eut pour résultat de dissocier dans lesprit de Jean-Charles Clément ces deux projets, lun dun Séminaire de Maîtres dEcole pour la Campagne, lautre dune maison pour élever de jeunes garçons [17] . Il est permis den conclure que la lecture du mémoire de M. de La Salle, sur les fins de son Institut, navait pas produit cet effet sur labbé Clément. Il navait eu quun résultat positif : intéresser le jeune homme à la fondation dun séminaire de maîtres pour la campagne. Mais comment et par qui labbé Clément fut-il mis en relation avec Claude-François Poullart des Places ?
Blain nous dit : M. de La Salle proposa à labbé Clément, après lachat fait de la maison de Saint-Denis, de sunir avec M. Desplaces [18] .
La clef de lénigme est donc dans lensemble des événements qui se déroulent entre 1707 et lachat de la maison de Saint-Denis. Labbé Clément sintéressant au projet de M. de La Salle détablir un nouveau séminaire de maîtres ils se mettent daccord pour chercher un local susceptible de labriter et pour obtenir du cardinal de Noailles les autorisations indispensables. M. de La Salle obtient de labbé Vivant, bien vu à larchevêché, quil fasse une démarche auprès du cardinal. Le séminaire de maîtres est autorisé à condition quil ne sétablisse pas à lintérieur de Paris. Une maison se trouvant vacante à Saint-Denis, labbé Clément la visite en compagnie de M. Langoisseur, son précepteur, et lachète par personnes interposées. Un ami, Louis Rogier, signe le contrat dacquisition (23 octobre 1708), et M. de La Salle fournit les premiers fonds [19]. Il ne reste plus désormais quà pourvoir le nouveau séminaire dun directeur et de maîtres compétents.
Cest alors que M. de La Salle propose à labbé Clément de sentendre avec M. des Places. Blain ajoute quil lui fit espérer quil trouveroit chez lui des Sujets propres à bien conduire et le Séminaire des Maîtres dEcole de Campagne, et les enfans dont il projetoit léducation . LAbbé suivit son avis, et goûta fort M. Desplaces dans la visite quil lui rendit. Ils sunirent ensemble; et après avoir fait un plan de la manière délever de jeunes garçons ils en dressèrent un Mémoire quils portèrent à M. Ie Cardinal, qui y donna son agrément.
Depuis ce temps, ces deux projets, lun dun Séminaire de
Maîtres dEcole pour la Campagne, lautre dune maison pour élever de
jeunes garçons, furent deux objets séparés dans les idées de lAbbé [20].
Linterprétation de ce texte est délicate car Blain emploie lexpression jeunes garçons pour désigner des élèves-maîtres aussi bien que des élèves ordinaires. Par ailleurs il a été impossible de retrouver le plan de la manière délever de jeunes garçons conçu par M. des Places et approuvé par le cardinal de Noailles [21] .
Il est certain, néanmoins, que le conseil donné par M. de La Salle à Jean-Charles Clément ne visait pas à faire passer entre les mains dune autre congrégation une uvre pour laquelle il avait promis des Frères et avancé des fonds. De fait, à Pâques 1709, cest-à-dire six mois après lachat de la maison Poignant, les Frères sy établirent et
peu de tems après ils y reçurent trois jeunes garçons pour les
former Maîtres dEcole de la Campagne. Ils alloient Dimanches et Fêtes en soutane
et en surplis à Saint-Marcel leur Paroisse, et ils restèrent dans cette maison
jusquà ce que la cherté se faisant sentir, on les congédiât, dans le dessein de
les rappeler dans un temps plus favorable [22].
Clercs ou laïques ? La pensée de M. de La Salle
Ici, nous sommes étrangement surpris. Que sont devenus les disciples de M. des Places ? Quel est leur rôle ? Blain nen souffle mot. Que sont devenus les enfants pour lesquels labbé Clément voulait ouvrir une pension ? Il nen est plus question. Enfin comment se fait-il que les élèves-maîtres portent soutane quelques mois seulement après leur entrée dans la maison et quils aillent en surplis à léglise Saint-Marcel ? On le sait, M. de La Salle avait formellement interdit aux Frères, toutes les fonctions liturgiques que lEglise réserve aux clercs :
Ils ne pourront être Prêtres ni prétendre à létat Ecclésiastique
ni même chanter ni porter le surplis ni faire aucune fonction dans lEglise sinon
servir une messe basse [23].
On est bien obligé de reconnaître que Blain nous cache quelque chose. Mais quoi ? Le dernier renseignement quil nous fournit sur le fonctionnement du séminaire de maîtres ouvert à Saint-Denis tient dans ces phrases :
Pour privilégier cette acquisition, M. Ie Cardinal obtint de M. le Duc du
Maine une exemption de soldats par écrit, dès la même année 1709 dans la quelle il est
marqué quelle étoit accordée par ordre du Roi et quil doit y avoir dans
cette maison trois Frères, dont lun est
chargé dapprendre le Plain-Chant. On vouloit par cette note marquer que cette
maison étoit destinée pour servir à la formation des Maîtres dEcole pour la
Campagne sous la conduite des Frères [24].
Quun Frère enseigne le plain-chant et quil soit interdit de chanter au lutrin ne présente pas, à vrai dire, une réelle contradiction, mais quil y ait trois Frères pour trois élèves-maîtres, cest au moins insolite [25]. En face des silences du biographe force nous est daligner les textes soit de M. de La Salle, soit de son ami Claude-François Poullart des Places, pour essayer de comprendre le fond de leur pensée.
Daprès G. Rigault, le mémoire remis par M. de La Salle à labbé Clément aurait été assez semblable à celui quil avait rédigé vers 1690 pour expliquer au curé de Saint-Sulpice les fins de son Institut et en justifier diverses particularités. Relisons les passages les plus significatifs :
On sy emploie (...) à tenir les écoles gratuitement dans les villes
seulement, et à faire le catéchisme tous les jours.
On sy applique aussi à former des maîtres décole pour la
campagne dans une maison séparée de la communauté quon nomme séminaire.
Ceux qui y sont formés ny demeurent que quelques années,
jusquà ce quils soient entièrement formés tant à la piété quà ce
qui est de leur emploi.
Ils nont point dautre habit que celui quon porte
ordinairement dans le monde hors quil est noir ou au moins fort brun (...).
Ils y sont instruits à chanter, lire et écrire parfaitement, (...) et ensuite on les place dans quelque bourg, ou village pour y faire loffice de clerc [26].
A la suite de ces indications qui décrivent le séminaire des maîtres pour la campagne, vers 1690, viennent diverses précisions se rapportant aux Frères des Ecoles chrétiennes qui, eux, ne portent pas lhabit laïque, nenseignent pas dans les campagnes et ne font pas loffice de clerc. Leur habit se nomme une robe pour ne pas lui donner le nom dun habit ecclésiastique dont il na pas aussi tout à fait la forme .
Ils ne peuvent exercer aucune fonction ni porter le surplis dans léglise . Toute étude latine leur est formellement interdite et si lon a eu quelque dessein de leur faire recevoir la tonsure , on y a renoncé parce que les Frères, pour consacrer tout leur temps à leurs écoliers, ne doivent pas sen laisser détourner pas des activités cléricales.
Nous sommes en présence de deux institutions distinctes : les Frères, religieux destinés à enseigner dans les villes, et les Maîtres pour la campagne, pieux laïcs chargés daider le clergé dans les campagnes.
Sans doute enseignait-on le plain-chant dans le séminaire de 1690, et les élèves-maîtres y étaient-ils préparés à remplir loffice de clerc, mais il serait abusif, dans le contexte, de donner au mot clerc le sens premier défini par lAcadémie (1694) : celuy qui par la tonsure est entré dans lEtat ecclésiastique . Les élèves-maîtres formés par M. de La Salle nétaient pas tonsurés et ils ne portaient pas lhabit ecclésiastique.
Il faut admettre le sens second et voir dans un clerc celuy qui a soin de certaines choses qui regardent luvre de la paroisse . Autrement dit un simple chrétien peut remplir loffice de clerc en aidant le curé dans ladministration des biens de sa paroisse, en tenant les écoles à la place dun vicaire, en faisant fonction de chantre ou de sacristain. Cest ce que Démia avait en vue lorsquil expliquait les Devoirs dun curé envers les Ecoliers : Leur enseigner à bien servir la Messe, à porter un Chandelier, lEncensoir, la Croix, et à faire dautres fonctions servant aux Prêtres . Surtout, énumérant les Devoirs du Maître dEcole, Démia envisageait des obligations que M. de La Salle reprend à son compte, en 1690, en parlant de faire office de clerc : le maître doit assister sil le peut à ladministration des sacrements et, lorsque ses élèves les reçoivent, balayer et orner léglise en certains jours (...), se regarder comme le valet de la maison de Dieu [27] .
Il tombe ainsi sous le sens que M. de La Salle ne pense pas à la cléricature pour ses élèves-maîtres de 1690. En est-il de même, vers 1709, lorsquil fonde, à Saint Denis, un nouveau séminaire de maîtres pour la campagne ? Blain nous dit que les jeunes garçons qui habitaient ce séminaire allaient à léglise paroissiale en soutane et surplis. Est-ce affirmcr quils portaient habituellement lhabit ecclésiastique ? Rien de moins certain car, au lieu de revêtir soutane et surplis dans la sacristie de la paroisse, les jeunes garçons pouvaient mettre les habits de chur au moment de quitter leur domicile ordinaire. Rien ne les obligeait, entre-temps, à garder la soutane. Pour tirer au clair cette question il importe dexaminer le rôle de M. des Places, dans la fondation et lorganisation du séminaire des maîtres.
Clercs ou laiques ? Le rôle de M. des Places
La pensée de Poullart des Places nous est bien connue. Les Règles de la Congrégation du Saint-Esprit sexpriment en ces termes :
La fin de luvre est délever dans le zèle de la
discipline ecclésiastique, lamour de toutes les vertus, principalement de
lobéissance et de la pauvreté, des clercs
qui soient entre les mains de leurs supérieurs, prêts à tout, non seulement à accepter
mais à préférer les postes humbles et laborieux pour lesquels on trouve difficilement
des titulaires, comme la desserte des hôpitaux, Iévangélisation des pauvres [28].
Les lettres patentes, accordées par Louis XV (2 mai 1726), sanctionnent cette fin particulière :
Le P. des Places a voulu (...) élever dans une vie dure et laborieuse et
dans un parfait désintéressement des vicaires, des missionnaires et des Ecclésiastiques
pour servir dans les hôpitaux, dans les pauvres paroisses et dans les autres postes
abandonnez pour lesquels les Evêques ne trouvent presque personne [29].
On le voit, si les textes sont assez sobres au sujet de la prêtrise, ils parlent nettement de cléricature. Tous les pauvres étudiants formés par M. des Places étaient destinés à recevoir les saints ordres. Si tous ne devinrent pas prêtres, tous sy préparaient. Cette remarque a son importance en ce qui concerne le séminaire des maîtres fondé à Saint-Denis.
Par vocation personnelle M. des Places formait, non des laïques maîtres décole, mais des clercs aptes à toutes les fonctions paroissiales, sans exclure celle de vicaire instituteur. Sil paraît difficile dimaginer à Saint-Denis un groupe de trois Frères encadrant les jeunes gens chargés, chaque dimanche, de remplir dans la paroisse quelque fonction cléricale interdite aux Frères, il devient facile de voir à Saint-Denis, un disciple de M. des Places, sinon M. des Places lui-même, préparer les élèves-maîtres aux fonctions liturgiques quils devraient assumer, plus tard, dans les campagnes, pour répondre à lattente du clergé. Puisque M. des Places acceptait de soccuper du séminaire de Saint-Denis, dans lequel les Frères enseignaient la lecture, Iarithmétique, le plain-chant, la conduite des écoles, ne devait-il pas, conformément à lesprit de sa congrégation, les disposer, par de judicieux conseils, à servir efficacement dauxiliaires au clergé paroissial ?
Aux termes de leurs règlements, les Frères ne pouvaient ni porter le surplis, ni faire dans léglise aucune fonction liturgique sinon servir une messe basse. Peu après 1705, M. de La Salle avait retiré ses Frères de la paroisse Saint-Roch parce quon voulait les obliger à assister aux catéchismes que les ecclésiastiques de la paroisse font dans léglise, afin dy faire observer lordre et le silence . Ce dessein était louable, ajoute le biographe, mais il ne convenoit pas à gens si réguliers, qui se voyoient dans cette fonction exposez à une grande dissipation et dans la nécessité de retrancher plusieurs de leurs exercices de piété [30] .
Dessein louable, en effet, puisque M. de La Salle ne voyait aucune raison dinterdire aux élèves-maîtres de Saint-Denis ce quil refusait aux Frères. Dans la pensée de M. de La Salle ces jeunes gens nétaient pas et ne seraient jamais des religieux car les exigences de leur apostolat les empêcheraient toujours de vivre groupés en communautés régulières. Pourraient-ils, cependant, devenir prêtres ou simplement clercs minorés ? Il ne semble pas que M. de La Salle ait formulé aucune interdiction à ce sujet. Mais il na laissé aucun texte non plus permettant dassurer quil envisageait pour ses maîtres de la campagne soit létat du mariage, soit une vie de piété proche de celle que mènent les membres de nos modernes instituts séculiers. Nous savons pourtant que lun des maîtres formés au séminaire de M. de La Salle, vers 1705, au faubourg Saint-Marcel, devint prêtre et enseigna les humanités avec édification de la jeunesse [31]. Nous savons aussi quil nétait pas rare, aux XVIIe-XVIIIe siècles, de spécifier, lors de la fondation dune école, que le maître serait diacre ou au moins clerc [32]. Faut-il en conclure que saint Jean-Baptiste de La Salle et Poullart des Places envisagèrent, pour les maîtres de la campagne, la possibilité de recevoir les ordres mineurs, ou même le diaconat, sinon la prêtrise ? Etant donnée la courte durée du séjour des élèves-maîtres au séminaire il paraît difficile dadmettre que MM. de La Salle et des Places aient pu envisager dy préparer de jeunes garçons aux ordres majeurs, mais il paraît également difficile de certifier quils faisaient de la renonciation à la cléricature une condition dadmission dans leur école normale avant la lettre. Pour préciser leur ligne de conduite à cet égard il serait intéressant de savoir si lélève-maître, qui devint prêtre par la suite, était tonsuré lorsque lun des directeurs du séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet confia sa formation pédagogique à M. de La Salle.
Quoi quil en soit du degré de participation des élèves-maîtres aux fonctions ecclésiastiques durant leur formation au séminaire Saint-Denis, la question reste entière au sujet de létat de vie (mariage, célibat, cléricature) dans lequel les maîtres pour la campagne se stabiliseraient après quelques années de service dans les paroisses. Lhabitude de porter soutane et surplis dans léglise, daider aux cérémonies et aux offices, ne les mènerait-elle pas, peu ou prou aux saints ordres, comme M. de La Salle lavait redouté pour ses Frères en leur interdisant semblables pratiques ? Si les Frères, écrivait-il, se faisaient
honneur de porter le surplis dans les paroisses, dy être avec le clergé et dy exercer des fonctions ecclésiastiques (...) ils quitteraient facilement le soin de leurs enfants dans léglise (...), ils auraient facilement la tentation (...) dêtre tonsurés, davancer dans les ordres, de chercher des emplois dans les paroisses [ce qui] pourrait leur occasionner beaucoup de tentations contre leur vocation et le relâchement dans leur emploi [33].
On voit par là que ce qui risquait dêtre tentation pour le Frère, maître décole dans une ville, pourrait être vocation pour le maître de la campagne.
Il nen est pas moins certain que la collaboration de M. des Places avec M. de La Salle, au séminaire Saint-Denis, concernait spécialement la période de formation des élèves-maîtres. A ce titre, elle comportait, de la part de M. des Places ou de ses disciples, lexercice de leur ministère sacerdotal (confession, direction spirituelle) et la mise en uvre de leur charisme propre dans la préparation des jeunes gens à la noble mission dauxiliaires du clergé campagnard.
Une collaboration qui survit à la mort
Dès lors que M. des Places acceptait de sintéresser au séminaire des maîtres de Saint-Denis, rien ne manquait plus pour organiser celui-ci. La petite école à deux classes, ouverte à Saint-Denis, pouvait servir décole dapplication aux élèves-maîtres et, si elle souvrit effectivement, la pension pour jeunes garçons, projetée par labbé Clément, devait rendre le même service. Quant au règlement intérieur du séminaire, M. des Places était lhomme le plus capable de donner un avis circonstancié à M. de La Salle. Il avait lexpérience de la formation des jeunes gens voués à lapostolat dans les campagnes. Il est vrai quil les préparait à la prêtrise, mais quelques modifications de détail à ses Règlements pour la communauté du Saint-Esprit devaient suffire pour les adapter aux nécessités dun séminaire de maîtres [34].
Si la collaboration directe de M. des Places et de M. de La Salle commença effectivement vers Pâques 1709 (1er avril), lorsque trois jeunes garçons entrèrent au séminaire des maîtres pour la campagne, elle ne dura pas. Dès le 29 septembre suivant M. des Places
fut attaqué dune pleurésie (...). Dès quon sut à Paris
que sa maladie était sérieuse, un grand nombre de personnes distinguées par leur
piété et par leur situation vinrent le voir : MM. les Directeurs du séminaire
Saint-Sulpice, de Saint-Nicolas du Chardonnet (...). On lui administra de bonne heure les
derniers sacrements ; et, après les avoir reçus, il expira doucement, sur les cinq
heures du soir, le 2 octobre 1709, agé de trente ans sept mois [35].
Cette mort prématurée ne permit pas de parachever luvre commencée. Faute de lun de ses principaux initiateurs, il ne fut pas possible de soutenir le fragile enthousiasme de labbé Clément, ni daméliorer, au fil de lexpérience, le statut qui définissait les rôles respectifs dévolus aux Frères et aux Pères du Saint-Esprit [36]. La cherté des vivres sajoutant à la désorganisation des cadres directeurs, il fallut renvoyer les élèves-maîtres en attendant des jours meilleurs. Ils ne vinrent pas. Labbé Clément se découragea et renia ses dettes. M. de La Salle fut le bouc émissaire des créanciers et les Frères durent évacuer la maison de Saint-Denis (juin 1712).
Cependant, la mort de M. des Places ne mit pas fin à laide que ses disciples apportaient à lInstitut de M. de La Salle. Le Père Besnard nous en a gardé le souvenir dans sa biographie de Louis-Marie Grignion de Montfort. Il y rapporte quAdrien Vatel, spiritain, fut confesseur des Frères des Ecoles chrétiennes dans la maison de leur noviciat [37]. Nous tenons là une preuve indiscutable de lexistence dune franche collaboration entre les Pères du Saint-Esprit et les disciples de M. de La Salle.
Si cette coopération survécut à la mort de M. des Places et à la ruine du séminaire des maîtres pour la campagne, elle fut pourtant éphémère. Les documents ne permettent pas de savoir si Adrien Vatel eut quelque emploi au séminaire Saint-Denis, mais, lorsquil fut ordonné prêtre, le séminaire des maîtres était fermé. Il ny fut donc certainement pas confesseur. Par ailleurs le noviciat des Frères quitta Paris pour Rouen dès 1715, année qui marque également lentrée dAdrien Vatel dans la Compagnie de Marie. Effritée après la mort de M. des Places, la collaboration qui avait un instant rapproché la Congrégation du Saint-Esprit des Frères des Ecoles chrétiennes prenait fin. Jamais plus M. de La Salle ne tenterait de fonder un séminaire de maîtres pour la campagne. Jamais plus il ne disposerait dun spiritain pour confesser ses novices.
Laissons, pour conclure, la parole au chanoine Blain qui connaissait à la fois Jean-Baptiste de La Salle, Poullart des Places et Grignion de Montfort :
Dieu ne veut pas toujours leffet des plus pieux desseins quil
inspire, ou il en destine à dautres lexécution (...), M. de La Salle, par
trois fois différentes, a mis la main à lérection dun séminaire de
maîtres pour la campagne, en autant de fois son dessein a échoué. Pourquoi ? Les
jugements de Dieu sont impénétrables, ce nest pas à nous à les sonder.
Peut-être que dans les conseils de Dieu un autre que lInstituteur des Frères, est
réservé pour lexécuter [38].
De fait, Ihistoire a donné raison au chanoine Blain. Dautres fondateurs sont venus après Messieurs des Places et de La Salle, et lEglise possède aujourdhui des congrégations religieuses vouées spécialement à lenseignement dans les campagnes [39]. Ce nest pas dire que leur tentative fut inutile : elle fut une expérience et un appel.
[1] - RIGAULT, Histoire Générale de llnstitut des Frères des Ecoles chrétiennes, Plon, Paris 1937, t. I, p. 599 ss., Index.
[2] - GUIBERT, Histoire de S. Jean-Baptiste de La Salle, Poussielgue, Paris 1901, p. 666.
[3] - Ouvrage anonyme publié à Rouen, chez Machuel en 1733 (Cahiers Lasalliens 7 et 8). Lauteur, le chanoine Blain, antijanséniste notoire, offrait les meilleures garanties dorthodoxie.
[4] Leur maison mère est à Rouen, rue dErnemont.
[5] Lautographe du P. Léonard a été partiellement publié par le P. Srucker, s.j., dans Etudes, 1900, t. 83, pp. 543-547.
[6] Anonyme, Lettre à Nosseigneurs les archevêques et évêques de France, vve Grou, Paris 1701, pp. 43 sq. Le catalogue de la B. N. Iattribue formellement à ALLOTH.
[7] Cité par le P. Joseph MICHEL dans Claude-François Poullart des Places, fondateur du Séminaire et de la Congrégation du Saint-Esprit, esquisse dune biographie, Paris, 1959, p. 20.
[8] B.N. imprimés, Thoisy Z 2284, fol. 404 sq., cité par LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 278.
[9] Sur les divers emplacements du Séminaire du Saint-Esprit, on se reportera à larticle du P. J. MICHEL, op. cit., p. 21.
[10] SCHOENER, Histoire du séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet, Desclée de Brouwer, Paris, 1909, t. Il, p. 377, n. 2.
[11] Les Règlements sont cités daprès H. KOREN et M. CARIGNAN, Les Ecrits spirituels de M. Claude François Poullart des Places, Duquesne University, Pittsburgh 1959. Les Règles communes citées sont celles de 1718; la pagination indiquée, celle du n° 25 des Cahiers Lasalliens.
[12] Voici quelques-uns des articles identiques auxquels il sera facile de se reporter, si l'on dispose, soit des Règlements de Poullart des Places, soit du texte des Règles communes de 1718, dans C L 25, articles 13 16, 17, 58, 63, 64, 92, 93, 96, 107; pages 30, 29, 5, 18, 5, 55, 56, 55, 44, 48. La dévotion au Saint Esprit des deux fondateurs mériterait une étude parliculière.
[13] - Guibert est le premier historien de saint Jean-Baptiste de La Salle à signaler cette lettre, op. cit., p. 225. Rigault en cite un passage. Nous citons intégralement cet inédit daprès le t. VII, de la Correspondance de M. Tronson et Leschassier, p. 537, Archives du Séminaire Saint-Sulpice.
[14] - Par acte passé devant Lemercié, notaire à Paris, Charles de Bézannet et ses cohéritiers avaient reconnu lui devoir la somme de 4 000 livres (26 janvier 1707), à titre de compensation pour un héritage auquel M. de La Salle renonçait par haine des procès.
[15] -
BLAIN, op. cit., t. II, p. 73.
[16] -
BLAIN, op. cit., p. 73.
[17] - BLAIN, op. cit., p. 75.
[18] - BLAIN écrit Desplaces, op. cit., p. 75.
[19] - BLAIN, op. cit.. t. II. p. 74. M. de La Salle avance 5 200 livres (1 000 000 de francs 1988).
[20] - Ibid., p. 75.
[21] - Vers 1709-1710, les Frères des Ecoles chrétiennes ouvraient à Saint-Yon, près de Rouen, une école dapprentissage pour enfants abandonnés et repris de justice. On possède les règlements de cette maison, codifiés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Y trouverait-on quelque trace du programme soumis au cardinal ?
[22] - BLAIN, op. cit.. On peut en conclure, semble-t-il, quil ny eut jamais plus de trois élèves au séminaire de maîtres pour la campagne installé à Saint-Denis.
[23] - Règles communes, ch. I, § 3 (Cahiers Lasalliens, 25).
[24] - BLAIN, op. cit., p. 75. Il orthographie " Plein-Chant ".
[25] - Voir la note 23 et le texte correspondant. Il est vrai que la petite école de Saint-Denis ayant seulement deux Frères, il était possible à ceux-ci de se rendre au séminaire de maîtres pour les repas et les exercices communautaires. Dans ce cas un Frère aurait suffi pour soccuper des élèves-maîtres et la communauté aurait compté, cependant, les trois Frères dont parle Blain.
[26] - Georges RIGAULT, op. cit., pp. 159-168, passim. Sur le mot clerc, cf. p. 174. La suite du Mémoire explique clairement les différences qui distinguent le Maître pour la campagne et le Frère des Ecoles chrétiennes. Le Séminaire des maîtres n'a jamais été, dans la pensée de M. de La Salle un noviciat préparant de futurs Frères.
[27] - DEMlA, Trésor clérical, 1694, pp. 350-351.
[28] - Ms. de 1734, traduit par LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915 p. 316.
[29] - LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 575.
[30] - BLAIN, op. cit., t. II, p. 14.
[31] - Ibid., p. 180.
[32] - Ce fut le cas pour lécole Saint-Laurent de Marseille, entre le 13 mars 1704 et larrivée des Frères. Cf. RIGAULT, op. cit., p. 347.
[33] - Cf. RIGAULT, op. cit., Mémoire sur lhabit, p. 168.
[34] - KOREN, Ecrits, p. 176, art. 57: Comme il est du devoir des ecclésiastiques dinstruire les autres et même les enfants, Monsieur le Supérieur nommera un particulier pour faire le catéchisme à ses confrères quil instruira, et qui répondront comme sils étaient des enfants (Dans le présent ouvrage, p. ***. Cette pratique, connue chez les Frères sous le nom de catéchisme de formation, fut certainement en honneur au séminaire des maîtres pour la campagne. Voir encore, dans KOREN, Ecrits, la méthode pour enseigner Ic plain-chant : il est à croire quelle fut appliquée à Saint-Denis, p. 206, art. 202-203 (Dans le présent ouvrage, p. ***).
[35] - BESNARD, ms. cité par KOREN, Ecrits, p. 286 et MICHEL, Poullart des Places, p. 240-242. Voir lédition pro manuscripto faite par le centre international montfortain de Rome : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, 1981, Documents et Recherches, IV & V , p. 281-282 du premier tome. Du 14 au 21 septembre, M. de La Salle résidait à Reims mais sa correspondance ne nous permet pas de savoir sil était de retour à Paris au moment des classes (1er octobre) et de la mort de M. des Places.
[36] - Ce statut, sil ne fut pas seulement verbal, ne nous est pas parvenu.
[37] - BESNARD, La vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, p. 349, ms. de 1767, conservé à la maison mère des Filles de la Sagesse, à Rome et qui a été édité en 1981 (voir ci-dessus, note 35 ; ce passage se trouve p. 306 du deuxième tome de cette édition).
[38] - BLAIN, op. cit., t. II, p. 56.
[39] - Citons : les Frères de Saint-Gabriel, les Frères de lInstruction Chrétienne de Ploërmel, les Frères de la Doctrine Chrétienne de Nancy.