- II -
[CHOIX
DUN ÉTAT DE VIE]
Introduction
Le
premier écrit de Poullart des Places se terminait par la décision dexaminer sa
vocation, avec laide dun directeur spirituel, et donc de déclarer à ce
dernier ses inclinations et ses répugnances sur chaque genre de vie. Et déjà le
retraitant avait dénoncé ce quil appelle son défaut dominant :
Iambition, le désir de la gloire, la vanité.
Le
deuxième écrit se présente sous la forme dun manuscrit de 19 pages faisant suite
aux Réflexions sur les vérités de la Religion . Ces pages ont été écrites au
cours de la même retraite et ne se comprennent que dans le même contexte spirituel.
Elles ne portent aucun titre ; il y a seulement une page blanche après la fin des
Réflexions. Le titre que nous donnons à cet écrit après Koren et Michel nest
donc pas de Poullart des Places, mais il exprime bien le contenu de lensemble.
Lécriture et la disposition des paragraphes sont exactement les mêmes que dans
lécrit précédent.
En
fait, nous sommes toujours dans le cadre des Exercices Spirituels de saint Ignace ;
celui-ci, au cours de la deuxième semaine des Exercices, donne des directives pour
faire le choix ou, mieux, lélection dun état de vie. Le jeune
Claude-François suit fidèlement ces directives, non toutefois sans une certaine
souplesse dans lordre des diverses considérations quil est amené à faire.
Ces
pages sont particulièrement importantes à cause du portrait psychologique et spirituel
que lauteur trace de lui-même; il le fait avec une rigueur et une précision qui
peuvent parfois paraître cruelles, spécialement lorsquil dénonce son ambition,
son amour de la gloire et du succès, sa vanité. Cette insistance est dautant plus
frappante que toute la vie postérieure de Claude semble avoir été une lutte contre ces
défauts, une recherche obstinée de leffacement, du mépris, des tâches les plus
humbles et les moins recherchées [1].
O MON DIEU qui conduisez à la céleste Jérusalem les hommes qui se confient véritablement à vous, jai recours à votre divine Providence, je mabandonne entièrement à elle, je renonce à mon inclination, à mes appétits et à ma propre volonté pour suivre aveuglément la vôtre. Daignez me faire connaître ce que vous voulez que je fasse, afin que remplissant ici-bas le genre de vie auquel vous mavez destiné, je puisse vous servir, pendant mon pèlerinage, dans un état où je vous sois agréable et où vous répandiez sur moi abondamment les grâces dont jai besoin pour rendre à jamais la gloire qui est due à votre divine Majesté [2].
CEST dans cette retraite, mon Dieu, que jespère que vous parlerez à mon cur et que vous me tirerez, par votre miséricorde, des inquiétudes embarrassantes où mon indétermination me jette. Je sens bien que vous napprouvez pas la vie que je mène, que vous mavez destiné à quelque chose de meilleur, et quil faut que je prenne un parti fixe et raisonnable pour penser sérieusement à mon salut. Je suis heureusement persuadé de la nécessité de me sauver, et jai médité cette vérité, depuis que je suis ici, comme la plus importante et la plus nécessaire du christianisme. Lon mavait demandé mille fois jusquici si je savais pour quelle fin javais été mis au monde et javais répondu mille fois sans y réfléchir les mêmes paroles que je pèse aujourdhui avec tant dattention. Dieu ne ma créé que pour laimer, que pour le servir, et pour ensuite jouir de la félicité qui est promise aux âmes justes [3]. Voilà mon unique affaire, voilà le but auquel je dois diriger toutes mes actions. Je suis un fou si je ne travaille pas conformément à cette fin, puisque je nen dois point avoir dautre. Quelque chose qui arrive désormais, il faut donc que je me souvienne quautant de moments que je nemploie pas à bien vivre sont autant de moments perdus et dont il faudra que je rende compte à Dieu.
PÉNÉTRÉ jusquau fond du cur de ce devoir, je vous promets, mon Dieu, de ne faire plus une seule démarche que je ne mexamine auparavant, que je ne mobserve de près et que je ne me demande à moi-même si cest pour votre gloire que jagis. En quelque état que je puisse être, je veux avoir cette précaution [4] dans mes pensées, dans mes paroles et dans mes actions. Là où je trouverai vos intérêts, je resterai à les conserver, mais là où je ne trouverai que ceux du monde, je fuirai comme devant le serpent [5]. Si je suis assez heureux, mon Dieu, [de trouver létat] dans lequel votre divine Providence veut que je la serve, vous me donnerez les grâces qui me seront nécessaires pour avoir toujours présente à mon esprit laffaire de mon salut, et pour oublier toutes les autres de la vie. Je me détache, mon Dieu, de toutes les vues humaines que jai eues jusquici dans tous les choix de vie auxquels jai pensé. Je sais quil faut que je quitte toutes mes irrésolutions pour en prendre un, pour ne le plus changer; mais je ne sais lequel me convient, et je crains de my tromper.
LA CHOSE est dune trop grande conséquence pour que je ne vous appelle pas à mon secours. Vous êtes engagé, Seigneur, à conduire mes pas, puisque je suis résolu de marcher dans le chemin que vous mindiquerez. Je renonce à tous les avantages qui pourraient me flatter et que vous napprouvez pas. Voilà que jai acquis une indifférence très grande pour tous les états. Parlez, mon Dieu, à mon cur, je suis prêt de vous obéir [6].
PUISQUE je ne suis prévenu pour rien et que rien ne me prévient, il faut que je recommence encore à examiner les inclinations et les répugnances que je puis avoir pour chaque genre de vie. Rien ne me dissipera dans ce saint lieu. Je suis ici plus particulièrement dans la présence de Dieu, que dans les autres endroits, Je ne dois point déguiser ce que jai dans le cur, puisque Dieu le connait mieux que moi, et que je chercherais moi-même à me tromper si je ne me parlais pas sincèrement. Je veux peser les choses au poids du sanctuaire [7], afin que, quand jaurai choisi, je naie plus rien à me reprocher et que je croie que Dieu me voulait dans cet état-là.
JE DOIS consulter dabord mon tempérament pour voir de quoi je suis capable et me souvenir de mes passions bonnes et mauvaises, de peur doublier les unes et de me laisser surprendre aux autres. Jai une santé merveilleuse quoique je paraisse fort délicat, Iestomac bon, me nourrissant aisément de toute sorte de vivres, et rien ne me faisant mal; fort et vigoureux plus quun autre, dur à la fatigue et au travail, mais fort ami pourtant du repos et de la paresse, ne mappliquant point que par raison ou par ambition; mon naturel est doux et traitable, complaisant à lexcès, ne pouvant presque désobliger personne, et cest en cette seule chose que je me trouve de la constance. Je tiens un peu du sanguin et beaucoup du mélancolique. Au surplus, assez indifférent pour les richesses, mais très passionné pour la gloire et pour tout ce qui peut élever un homme au-dessus des autres par le mérite ; plein de jalousie et de désespoir des succès des autres, sans pourtant faire éclater cette indigne passion et sans faire ni dire jamais rien pour la contenter; fort discret dans les choses secrètes, assez politique dans toutes les actions de la vie, entreprenant dans mes desseins mais caché dans lexécution ; cherchant lindépendance, esclave pourtant de la grandeur ; craignant la mort, lâche par conséquent, incapable malgré cela de souffrir un affront signalé ; trop flatteur à légard des autres, impitoyable pour moi dans le particulier quand jai fait une faute dans le monde ; sobre sur les plaisirs de la bouche et du goût, et assez réservé sur ceux la chair ; admirateur sincère des véritables gens de bien, amateur par conséquent de la vertu, mais ne la pratiquant guère, le respect humain et linconstance étant pour moi de grands obstacles ; quelquefois dévot comme un anachorète jusquà pousser laustérité au-delà de ce quelle est ordonnée à un homme du monde ; dautres fois mou, lâche, tiède pour remplir mes devoirs de chrétien ; toujours effrayé quand joublie mon Dieu et que je tombe dans le péché; scrupuleux plus quil ne faut, et presque autant dans le relâchement que dans la ferveur ; connaissant assez le bien et le mal, et ne manquant jamais des grâces du Seigneur pour découvrir mon aveuglement ; aimant beaucoup à faire laumône, et compatissant naturellement à la misère dautrui; haïssant les médisants ; respectueux dans les églises sans être hypocrite. Me voilà tout entier, et quand je jette les yeux sur ce portrait, je me trouve peint daprès nature.
IL Y A du bon parmi bien du mauvais dans la figure naturelle que je viens de tracer. Il faut que je conserve le grain et que je jette au feu livraie qui serait bientôt capable détouffer les épis qui sont précieux et dun bon revenu [8]. Si javais le courage de brûler sans compassion les mauvaises herbes, je ne serais plus si en peine quel choix de vie jaurais à faire. Tous les états maccomoderaient, et je naurais pas plus de répugnance pour lun que pour lautre. Je serais parfait si je navais point ces imperfections. On peut les diminuer, il est vrai, mais il est bien difficile quil nen reste quelque petite chose encore. Ainsi, je ne dois pas prendre mon parti que je naie égard à tout, de peur quen ne pensant pas à mes ennemis, je ne tombe plus aisément entre leurs mains.
MAIS comme il ny a que trois états de vie sur lesquels on puisse se déterminer, il ny a aussi que trois sortes de vocations. Il faut décider entre létat religieux quon appelle le cloître, létat ecclésiastique qui est celui des prêtres séculiers, et le troisième état quon appelle le monde. Dans les trois, on peut se sauver comme on peut sy damner. La haire et la soutane couvrent aussi bien un cur vicieux et pécheur que la robe du magistrat ou lhabit galonné du cavalier. Tout de même que le juge et lhomme dépée conservent aussi bien un cur pur et vertueux que lermite le plus austère et le prêtre le plus réglé. Les uns et les autres peuvent être fourbes comme ils peuvent être gens de bien. Dieu est partout avec ces différentes personnes; il donne des grâces aux uns et aux autres selon quils les méritent : on peut les mériter dans tous les états également, pourvu quon ait choisi celui auquel Dieu nous a destinés. Le secret, cest donc de ne pas se tromper dans le choix; et le moyen le plus sûr pour bien choisir, cest de navoir que la gloire de Dieu en vue et lenvie de faire son salut [9]. Voyons à présent, mon cur, entre nous deux, si tu nas que ce motif-là pour objet. Je jugerai de ta sincérité par la connaissance que jai de ton penchant. Tu ne dois pas chercher à me tromper. Il y va trop de ton intérêt, et puisque tu regardes avec indifférence tous les états de la vie, nétant pas plus attaché à lun quà lautre, je vais reconnaître celui quil faut que tu prennes, si jen découvre un dans lequel tu ne cherches quà te sauver.
DABORD, je veux te proposer la vie religieuse et il faut que tu me dises les raisons qui tobligent à navoir point de répugnance pour cet état. Je sais quil doit y avoir quelques vues de Dieu dans ton inclination, mais je serai plus instruit quand je saurai dans quel ordre tu voudrais entrer et je connaîtrai mieux les raisons qui te font pencher quelquefois de ce côté-là. Tu me réponds que tu ne prendras jamais lhabit de moine que pour te faire Chartreux. Je loue ton choix pour cette religion, parce que je crois que tu ne tenfoncerais pas dans le sein de la solitude pour autre chose que pour penser sérieusement à ton salut. Pourtant la paresse naurait-elle point de part dans cette affaire, le chagrin même de nêtre point assez estimé dans le monde, de navoir pas une naissance assez illustre ou des biens assez grands pour t'élever jusquoù tu voudrais, lappréhension que tu as que je ne paraisse pas un jour avoir autant desprit quon sest imaginé ? Mille autres sujets de vanité ne tengageraient-ils point à aimer la retraite ? Je ne sais ce que jen dois croire, mais supposé, ce qui ne peut être, que ton ambition mal contentée ne te fît point penser à cet état, naurais-tu aucune raison qui dût ten empêcher et qui ne fût point opposée à cette vie solitaire ? Tu es mélancolique, rêveur, chagrin dans tes solitudes, quoique tu aimes à être seul. Tu empêches mon esprit de sappliquer dans ces moments à quelque chose de bon, parce que ton inconstance te fait former incessamment de nouveaux désirs ; et tes nouveaux désirs donnent la naissance à mille chimères qui me tourmentent et qui môtent ia tranquillité. A présent, tu es si volage, tu chéris tant ta liberté que je doute que tu fusses propre à ne voir jamais que les mêmes murailles et à ne mettre jamais bas les chaînes dont tu serais lié. Comment accommoderais-tu ta retraite avec linclination que tu as pour ma sur ? Tu laimes tendrement, tu ne peux te priver dêtre longtemps éloigné delle ; elle nest point établie et elle test assez chère pour que tu veuilles que je mintéresse dans sa fortune [10]. Mon père est vieux qui laissera après lui des affaires considérables que peu de gens que moi seront capables de mettre en ordre. Tu sais les obligations que jai au père et à la mère qui mont donné la vie. Ils ne sopposeront pas à ma vocation quand ils la connaîtront sainte ; mais ne serait-ce pas une consolation pour eux de me voir dans le monde et de compter sur moi ? Mon cur, tu dis que tu es indéterminé sur tous les états de vie, mais je réponds pour toi que tu ne les pas autant que tu penses, et que la vie religieuse nest point de ton goût.
PASSONS aux deux autres genres de vie. Peut-être auras-tu de meilleures raisons pour navoir point de répugnance pour eux. Je te connais même beaucoup dinclination pour létat ecclésiastique, et, en apparence, cest de tous les trois celui auquel tu te déterminerais avec plus de facilité. Je ne blâme pas ton penchant, pourvu que jy trouve la condition quil faut, cest-à-dire la gloire de Dieu et lenvie de faire ton salut. Il y a bien quelque chose de cela à la vérité, mais jy découvre aussi bien dautres choses. Je suis convaincu que tu voudrais que je prisse ce parti pour convertir des âmes à Dieu, pour me tenir plus régulier dans la vertu, pour pouvoir plus facilement faire le bien, et pour donner laumône avec plus de libéralité aux pauvres. Ce dessein est tout à fait louable, et voilà bien assurément tout ce que je te demande pour approuver le choix que tu feras. Mais, de bonne foi, est-ce là le seul motif pour lequel tu voudrais mengager dans lEglise ? La vanité, qui est ta passion dominante, ne ferait-elle point ta plus forte vocation [11] ? Tu te flattes que je pourrai prêcher avec applaudissement, que par conséquent il t'en reviendra de la gloire et de lhonneur. Cest lendroit le plus sensible pour toi, puisque si je consentais à me faire prêtre à condition de ne jamais monter dans la chaire, tu ne pourrais sûrement y donner ton consentement. Que veux-tu donc que je juge de cela ?
TU AS beau me dire quà la vérité il se trouve un peu de présomption mêlée dans tes desseins, mais quil est bien difficile que dans toutes tes actions il ne sen trouve pas toujours un peu, puisquelle est inséparable de toi et quil y a si longtemps que tu conserves cette passion, que tu la regardes comme la moitié de toi-même, aussi ancienne que ta naissance et toujours aussi vivante que ta vie ? Je ne peux tapprouver pour cela. Tu dis que si je veux attendre à découvrir un état pour lequel tu aies de linclination sans quil y ait quelques vues dambition mêlées, je nai quà songer à demeurer toujours dans lindétermination où je suis; quau reste, la vertu à laquelle tu te donnerais parfaitement dans cet état pourrait bien diminuer ta faiblesse pour la gloire, quen me faisant approcher souvent des sacrés autels, quabandonnant les compagnies que je vois qui tentretiennent tous les jours dans ta passion, que puisant dans la théologie les lumières de la foi et les appliquant à méditer la nécessité que nous avons de suivre lexemple de Jésus-Christ humble partout, tu prétends, dis-je, que cette fumée passera, et quayant perdu cette passion, tu nauras plus rien qui ne me porte à devenir un saint et un fidèle serviteur de Dieu.
JE CROIS, mon cur, pour te rendre justice, que tu penses tout cela et que tu tâcherais détouffer ta vanité. Mais que me réponds-tu aux obstacles que te doivent fournir ta complaisance, ta jalousie, ta dissimulation, la hardiesse que tu as pour entreprendre bien des choses auxquelles il ne faudrait pas penser, la flatterie, le respect humain, Iinconstance dans le bien, la mollesse, Iinclination pour la vie douce, la mélancolie, et tous les autres défauts de mon esprit et de mon tempérament ? Tu auras de la peine à détruire tant de choses qui sont opposées à ce saint état et qui doivent être regardées dans un prêtre comme autant dabominations. Je sais bien que tu attends beaucoup de la grâce parce que tu tâcheras dy coopérer de ton côté. Voilà ta meilleure raison, et les autres que tu minsinues ne la valent pas.
TU ME promets que tu renonceras à la complaisance et que tu prieras le Seigneur de te donner de la fermeté, que tu mobligeras pour cela de me mettre dici quelque temps dans un séminaire de piété, où, suçant là une nouvelle vie, en te faisant une douce habitude de la vertu, tu changeras ta facilité et tu ne te serviras plus de ta complaisance que pour le bien, ce qui serait une chose admirable, quand un cur doux et complaisant embrasse sérieusement la vertu. Tu veux même que ta facilité soit une raison pour mengager à prendre ce parti, parce que dans le monde, un penchant pareil est bientôt corrompu et les occasions sont bien plus fréquentes. Outre que tu prétends que si je me laissais entraîner malheureusement, dans létat ecclésiastique, aux sollicitations quon pourrait me faire, je penserais à me relever plus promptement que si le malheur marrivait dans le monde. Pour tous les autres obstacles, tu massures que mon esprit occupé uniquement de laffaire de son salut, renoncerait bientôt à tant de défauts qui, dans le fond, ne doivent pas être regardés comme autant de passions enracinées en toi et quil serait difficile de détruire. Tu dis que ces imperfections ne doivent point être capables darrêter, quand on a de linclination pour un état et que dailleurs on a, outre son penchant, mille bonnes choses nécessaires. Tu prétends que lindifférence pour le sexe, Ihorreur que tu as pour le ménage, la tendresse de ma conscience, la jalousie quil faudra à la vérité que je modère, mais qui me servira daiguillon pour mexercer au travail, lenvie que jai toujours eue pour lEglise depuis ma tendre jeunesse, linclination que jai pour les pauvres, le respect que je porte aux choses saintes, lamour que jai pour la vertu, enfin par là-dessus mille autres bonnes raisons doivent mengager à approuver cet état et à consentir de prendre un genre de vie qui semble mêtre très propre.
JAVOUE, mon cur, que tu as plus dinclination pour létat ecclésiastique que pour létat religieux. Je découvre aisément que ton penchant y est bien plus grand, malgré ton indétermination qui te fait flotter entre tant de partis. Si je ne te connaissais pas, je consentirais tout à lheure à ce que tu pourrais vouloir. Mais y consentirais-tu toi-même, si tout à lheure je te disais : allons, mon cur, je veux te contenter; disons adieu au monde pour toujours, prenons le parti de lEglise, il faut renoncer tout à fait aux autres établissements de la vie ? Je sens bien quil te reste encore quelque attachement pour le monde, tu me demanderais quelque temps pour y penser. Cela est fâcheux que tu veuilles tout et que tu ne veuilles rien. Tu trouves mille raisons pour me prouver quil est à propos que jentre dans létat ecclésiastique, et si jétais prêt dy entrer tout à lheure, tu voudrais encore y réfléchir. Tu aimes donc un peu le monde et tu ne sais pas encore bien quel parti tu dois aimer le mieux. Tous taccommodent, tous te plaisent. Je nai quà ten parler des uns après les autres, tu te trouves de linclination pour chacun. Je veux encore savoir quelle vue tu as quand tu considères le monde. Après tout cela, je tâcherai de te contraindre à faire un choix [12].
A MON ordinaire, je te demande donc si Dieu seul et mon salut sont les motifs qui te feraient rester dans le monde. Tu mas promis de me parler sincèrement et de ne pas mentir; ainsi tu noses pas assurer que ce soit là lunique objet que tu aies. Je sais bien quun peu de religion, que tu portes avec toi, te conserve toujours, dans toutes tes idées, quelque envie de servir Dieu et de te sauver, mais avec cela tu nabandonnes pas comme je voudrais tes passions mauvaises, et je trouve toujours dans tes desseins quelque chose dopposé aux sentiments que le christianisme doit tinspirer.
POUR ten convaincre plus aisément, il faut que tu me dises, supposé que tu restasses dans le monde, lequel tu choisirais, de lépée, de la robe ou des finances, car tu ne dois balancer quentre ces trois professions différentes. Tu nas point dinclination pour la guerre, parce que tu as, dis-tu, de la délicatesse de conscience, et quil nest pas facile de faire son salut dans cet état, moins même que dans aucun autre, la mort y étant presque toujours imprévue, et personne ny pensant guère davantage pour cela.
TU aimerais mieux la cour, et une charge chez le Roi serait assez de ton goût, parce que ton ambition trouverait à se satisfaire, et que tu mènerais une vie douce et tranquille toujours en apparence, tantôt dans un endroit, tantôt dans lautre, trouvant moyen de faire valoir ta politique, ta flatterie, ta dissimulation dans tes desseins, ton respect humain, ta douceur, ta complaisance, le petit mérite que tu timagines que jai. Rien à la vérité ne peut mieux au monde te convenir, si je ne consulte point la religion, et que je veuille contenter tes passions. Il est inutile que tu me fasses entendre que tu ne tabandonnerais pas à tes mauvaises inclinations, que tu vivrais, là comme ailleurs, comme un honnête homme et même un homme de bien doit faire. Je prévois mille raisons dont tu pourrais te servir et qui peut-être ne manqueraient pas déloquence, parce que cela est fort de ton goût, et que si tu étais ton seul maître, tu ne serais plus guère longtemps indéterminé et tu donnerais bientôt la préférence à cet état. Mais jai à te répondre un ancien proverbe qui peut avoir ici son application fort à propos : Ioccasion fait le larron [13]. Tu es facile, tu nas pas assez de courage pour résister aux occasions trop pressantes. En un mot, tu sais que je dois de la soumission et de lobéissance à des parents aimables qui ne peuvent approuver un tel dessein, et qui méritent que je ne fasse jamais rien contre leur volonté.
IL FAUT donc que tu décides à présent entre la robe et la finance. Ce dernier état nest pas de ton goût, et je conçois assez aisément quil ne te convient pas. Il ne reste donc que la robe, et je serai bien aise dexaminer un peu quelles seraient tes prétentions dans cet état. Je crois que tu aimerais la justice, et que tu défendrais, selon ton inclination naturelle, le misérable, la veuve et les orphelins quand ils auraient le bon droit de leur côté. Tu tappliquerais même à ta charge, tu ten acquitterais dignement, si la complaisance en tout cela nétait point capable de déranger de si bons desseins. Tu voudrais faire ton devoir parce que tu as de la religion, et tu voudrais pourtant écouter les sollicitations, parce que tu aimes à obliger tout le monde. Un parti semblable saccommoderait fort avec ta tendresse secrète et extrême pour tes parents. Tu serais plus en état de les voir souvent et de les soulager après leurs grands travaux. Tu prétends que la politique te pourrait beaucoup servir auprès des puissances, et que ta douceur tattirerait le cur de tout le monde, comme les occasions de parler en public tattireraient lestime et les applaudissements dun chacun. Et pour contenter cette ambition qui est dans tous les états la plus forte passion que tu aies à combattre, tu chercherais avec grand soin une charge propre à parler et à haranguer souvent. Et comme ta vanité ne se pourrait contenter de la simple profession davocat, où les discours publics et les écrits imprimés sont de lessence de cet état, tu voudrais un poste qui par lui-même tattirât le respect que tu saurais augmenter ensuite par ton mérite.
MON CUR, je ne trouve point dans ces vues-là la fin que je te demande et qui est nécessaire. Dailleurs je découvre des obstacles du côté de ta répugnance pour le mariage, et cest quelque chose, car il ne faut pas que tu penses à me faire consentir de rester toute la vie garçon dans le monde, parce que cela nest pas approuvé et que même cela peut être dangereux pour le salut, avec ta complaisance. Je découvre encore des oppositions du côté de ma conscience scrupuleuse qui naurait jamais de repos, parce quétant plus en état de suivre les petites passions aussi bien que les grandes qui lui sont naturelles, je ferais souvent ce que je désapprouverais, et, devenant chagrin de mes faiblesses, je deviendrais encore plus mélancolique que je ne le suis de mon tempérament, à moins que je perdisse ces remords tendres que jai quand je me suis oublié, et je serais alors bien plus malheureux que jamais parce que je tomberais dans lendurcissement. Tu veux, mon cur, quavec lâge je deviendrai plus ferme, et que devenant plus raisonnable avec ma bonté de conscience, je deviendrai aussi moins facile et plus incorruptible, quau reste, toute cette vanité passerait, et que, puisque je suis assez malheureux que dêtre inconstant de mon naturel, je pourrais dans cette profession être moins sujet aux repentirs et aux chagrins que cause la légèreté; quenfin tu pourrais modérer avec les années toute ton ambition, que tu ne suivrais pas cette ardeur que tu as de télever à quelque prix que ce soit, et quayant beaucoup dinclination pour donner laumône, tu serais en état de me faire faire de bonnes actions et par là je mattirerais des grâces du Seigneur qui me délivreraient de mes passions.
VOILÀ toutes tes raisons que je pourrais encore combattre, si je voulais my arrêter. Mais que cela servirait-il, puisque tu ne me dis pas avec tout ton penchant pour le monde, que tu préfères absolument et tout à fait cet état aux autres. Quoique tu ne maies rien répondu sur lindifférence que tu as pour le mariage, je ne laisse pas que de savoir ce que tu pourrais me dire de raisonnable. Je sais quon se marie tous les jours par raison, et quand on a un cur aussi droit, aussi complaisant, aussi bon et aussi sensible à la reconnaissance que le tien, quon ne risque pas grand-chose de sengager dans le ménage. Je connais par tout ce que tu me fais penser, mon cur, que tu nas pas de répugnance formelle pour le monde, non plus que pour létat religieux et ecclésiastique. Tu veux parce que tu crois que je ne te prendrai pas au mot, et tu ne voudrais pas, si jen choisissais un, parce que tu aurais regret de quitter les deux autres.
NEST-CE pas là, mon cher cur, la vérité toute pure ? Et pour ne faire plus de différence entre nous deux, il faut avouer que je suis bien malheureux dêtre si irrésolu. Cest à vous, ô mon Dieu, à qui je dois madresser pour me déterminer selon votre volonté. Je suis venu ici pour prendre conseil de votre divine Sagesse. Détruisez en moi tous les attachements mondains qui me suivent partout. Que je naie plus, dans létat que je choisirai pour toujours, dautres vues que celles de vous plaire, et comme, dans la situation où je suis, il mest impossible de rien décider et que je sens pourtant que vous voulez quelquautre chose de moi que mes incertitudes, je vais, Seigneur, me découvrir sans déguisement à vos ministres.
FAITES, par votre sainte grâce, que je trouve un Ananias qui me découvre le véritable chemin comme à saint Paul [14], Je suivrai ses conseils comme vos commandements. Ne permettez pas, mon Dieu, que je sois trompé. Je mets toutes mes espérances en vous.
[1]. Voir les pages consacrées à cet écrit dans : MICHEL, Poullart des Places, p. 57-79.
[2]. En marge : Notam fac mibi viam in qua ambulem, quia ad te levavi animam meam : Révèle-moi le chemin que je dois suivre, car vers toi jélève mon âme : Ps. 142, 8.
[3]. Cf. Exercices Spirituels de S. Ignace, 1ère Semaine, Principe et Fondement.
[4]. Le mot précaution est pris ici dans le sens de prudence.
[5]. En marge : Tamquam a facie colubri fugiam : Comme devant un serpent, je fuirai : cf. Si. 2,12.
[6]. En marge : Quid me vis facere, Domine ? Paratum cor meum : Que voulez-vous que je fasse, Seigneur ? Mon cur est prêt : Act. 9, 6; Ps. 56, 8 et 107, 2. La première parole est de saint Paul au chemin de Damas, selon le texte latin de la Vulgate.
[7]. Cette expression se trouve souvent dans la Bible : cf. Ex. 30, 13.24, etc. Il sagit dun poids dont les prêtres gardaient un étalon au temple. Les prédicateurs ont fréquemment employé métaphoriquement cette expression : peser au poids du sanctuaire, cest estimer non selon des critères mondains, mais selon les valeurs authentiques de lEvangile. Cf. Bourdaloue, Sermon pour /e 2e Dimanche après lEpiphanie, conclusion de la 2e partie : peser mûrement les choses, non selon les maximes du monde, mais dans la balance de lEvangile et au poids du sanctuaire .
[8]. Cf. Mt 13, 24s.
[9]. Ce principe est presque littéralement celui que donne saint Ignace dans les Exercices Spirituels, 2e Semaine, au début des conseils pour faire une bonne élection : rien ne doit nous décider à telle chose de préférence à telle autre que le rapport que lune et lautre peuvent avoir à la gloire de Dieu et à notre salut.
[10]. Françoise (ou Jeanne-Françoise), la sur de Claude, avait alors 16 ans. Cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 67.
[11]. Cette formule est un peu étrange. Il faut peut-être lire : La vanité ne ferait-elle point plus forte ta vocation ? . KOREN a lu : La vanité ne serait-elle point ta plus forte vocation ?
[12]. Sur ce paragraphe, voir MICHEL, Poullart des Places, p. 76.
[13]. En marge : Fuge longe. Qui quaerit periculum peribit in illo : Fuis au loin. Celui qui cherche le danger y périra : cf. Si. 3, 27.
[14]. Cf. Ac. 9, 10 s.
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