- IV -

Ad.M.D.G.V.q.M. [1]

RÉFLEXIONS SUR LE PASSÉ [2]

 

 

Introduction

 

Nous sommes à la fin de l’année 1704. Il y a plus de trois ans que Claude-François Poullart des Places a quitté le monde pour se préparer à la prêtrise. Jusqu’à la fête de la Pentecôte 1703, il a vécu comme pensionnaire au Collège Louis-le-Grand, fréquentant les cours de théologie pour se préparer au sacerdoce. Le 15 août 1702, il a reçu la tonsure et porte désormais l’habit ecclésiastique. Le document précédent nous a fait entrevoir quelque chose de sa vie de prière.

Mais, en même temps, Claude se dévoue à des œuvres de charité. Selon M. Thomas, “ il avait dès ce temps-là même, une affection particulière pour les œuvres qui étaient les plus obscures, pour les œuvres les plus abandonnées. Il assemblait de temps en temps les petits Savoyards et leur faisait le catéchisme selon qu’il en pouvait trouver l’occasion [3] ”. Les petits Savoyards étaient de jeunes enfants qui venaient chaque année des montagnes de Savoie à Paris et en d’autres grandes villes, pour y exercer le métier de ramoneurs de cheminées. Privés de demeures fixes et de leur milieu familial, hors des atteintes de la pastorale ordinaire, ces enfants avaient besoin d’être pris en charge pour leur formation religieuse. D’autres s’y étaient intéressés avant Claude-François ; celui-ci s’associa sans doute à d’autres catéchistes pour cet apostolat très humble mais nécessaire.

     Malgré la modicité de la pension versée par son père, Claude assiste de plus pauvres que lui, et spécialement de pauvres écoliers qui aspirent au sacerdoce mais n’ont pas les moyens de payer leur pension. Dès le mois de mai 1702, il assure la pension d’un des écoliers, retranche sur sa nourriture, se privant parfois même du nécessaire [4]. Peu à peu, écrit un de ses premiers biographes, “ M. des Places sentit que Dieu voulait se servir de lui pour peupler son sanctuaire et pour former à son peuple des maîtres et des guides. Il comprit encore que, pour y réussir, il ne pouvait rien faire de mieux que de continuer à aider de pauvres écoliers à subsister et à les mettre en état de poursuivre leurs études. Il ne se borna pas à ces secours temporels. Il conçut le dessein de les rassembler dans une chambre où il irait de temps en temps leur faire des instructions, et de veiller sur eux, autant que sa demeure dans le collège pouvait le lui permettre. Il communiqua son projet à son confesseur qui l’approuva. Le principal du collège fit quelque chose de plus : il lui promit de le seconder dans cette bonne œuvre en lui accordant une partie de ce qui se desservait de dessus la table des pensionnaires, pour aider à la subsistance de ses pauvres écoliers [5] ”.

Projet très humble au début : comme le dit le texte qu’on va lire, il ne s’agissait d’abord que d'une chambre où l'on réunirait “ quatre ou cinq pauvres écoliers qu’on tâcherait de nournr doucement, sans que cela parût avoir d’éclat ”. Le petit groupe augmenta vite et , bientôt, les étudiants eux-mêmes demandèrent à former une véritable communauté cléricale. Ainsi Claude se vit, sans l’avoir projeté, conduit par les circonstances - par la Providence - à devenir le fondateur d’un Séminaire, même si ce nom n’était pas encore employé. Le pas définitif fut franchi le 27 mai 1703, aux fêtes de la Pentecôte.

Lorsqu’il écrit les lignes qu’on va lire, il y a un an et demi qu’il dirige son œuvre, en supportant tous les soucis matériels et spirituels. Etonnante situation, presque impensable de nos jours : le supérieur de ce qui a déjà toutes les apparences d’un séminaire n’a pas encore reçu les ordres mineurs, et n’a que vingt-quatre ans ! A la fin de l’année 1704, il fait une nouvelle retraite, et c’est pendant ces jours de réflexion qu’il écrit ses  Réflexions sur le passé.

Le manuscrit que nous possédons est composé de quatre pages in-folio écrites sur deux colonnes de la main de Claude Poullart des Places lui-même. Il présente un certain nombre de ratures et de corrections, tout en demeurant habituellement très lisible. Un certain nombre de mots ou de membres de phrase sont soulignés, mais nous n’en tenons pas compte dans cette édition, car il ne semble pas que cela soit de la main de l’auteur (l'encre est différente).

On ne saurait exagérer l’importance de la crise spirituelle que manifestent ces pages douloureuses. Elles sont profondément émouvantes et méritent une étude attentive, parce qu’elles révèlent la profondeur du combat spirituel où se débat le jeune fondateur [6].

 

 

     Je devrais, si j’aimais un peu Dieu et mon salut, être inconsolable d’avoir passé cette année comme j’ai fait. Est-ce là ce que le Seigneur devait attendre de ma reconnaissance ? Il y a déjà plus de trois ans que, par une miséricorde extraordinaire, il me tira du monde, rompit mes chaînes criminelles, m’arracha, quasi même malgré moi, des griffes de Satan pour me redonner la robe de sanctification [7]. Il fit des miracles en ma faveur; pour m’attirer à lui, il ferma les yeux sur un crime énorme qui mettait le dernier comble à mes iniquités et que je venais de commettre dans le temps même qu’il me pressait le plus de me convertir [8]. Il ne parut pas seulement en avoir de ressentiment, au contraire il s’en servit pour me toucher. L’excès de sa patience commença à me percer le cœur. Je n’aurais pas balancé davantage dans ce moment à me donner à lui, si j’avais osé espérer de sa bonté ce qu’il fit véritablement, mais ce que je ne devais pas au reste attendre de lui. Il suffit que je m’en souvienne sans que je le trace ici sur le papier. Dieu seul et mon cœur doivent n’oublier jamais le plus prodigieux effet de miséricorde qui fût jamais. Le premier pour en exiger de moi une reconnaissance sans exemple, le second pour n’aimer jamais qu’un bienfaiteur si libéral.

 

Mais ce ne fut pas là encore où il borna, ce Dieu de bonté, les pressants mouvements de sa tendresse pour moi. Eus-je enfin consenti à retourner dans sa maison après qu’il eût exécuté le premier les conditions que j’avais eu quasi la hardiesse, si j’ose m’exprimer ainsi, d’imposer à sa miséricorde [9], tout me fut ouvert, le ciel prévenait mes demandes ; pour un petit acte d’amour envers Dieu, je sentais intérieurement des retours de Dieu qui ne se peuvent aucunement exprimer. Je recevais des consolations en abondance, mes yeux ne tarissaient point, quand je pouvais être seul à méditer mes égarements et les miséricordes de mon Dieu. Si je faisais quelque effort pour faire un pas pour le Seigneur, aussitôt ce tendre Maître me portait lui-même sur ses épaules des lieues entières. Enfin, j’en vins bientôt à faire sans la moindre peine ce que j’avais regardé, quelque temps auparavant, comme des choses impossibles à un homme comme moi…

 

     Il est à propos que je rappelle ici dans mon esprit ces moments de ferveur que j’eus le bonheur de ressentir dans mes premiers retours à Dieu. Quelles étaient alors mes pensées et mes désirs, quelle était ma manière de vivre et mes plus ordinaires occupations ?… Je ne pouvais quasi penser qu’à Dieu. Mon plus grand chagrin était de n’y penser pas toujours. Je ne souhaitais que de l’aimer, et, pour mériter son amour, j’avais renoncé aux attachements même les plus permis de la vie [10]. Je voulais me voir un jour dénué de tout, ne vivant que d’aumônes après avoir tout donné. Je ne prétendais me réserver de tous les biens temporels que la santé dont je souhaitais faire un sacrifice entier à Dieu dans le travail des missions, trop heureux si, après avoir embrasé tout le monde de l’amour de Dieu, j’avais pu donner jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour celui dont les bienfaits m’étaient presque toujours présents [11]. Je ne me lassais point d’en parler, de ces bienfaits, je trouvais trop peu de gens à qui les raconter, je ne sentais du plaisir que dans les conversations où Dieu n’était pas oublié, je me faisais un scrupule d’avoir gardé le silence quand j’avais trouvé quelque occasion de parler de lui. Les personnes qui m’entretenaient d’autre chose m’étaient insupportables. Je passais des temps considérables devant le Saint-Sacrement; c’étaient là mes meilleures et mes plus fréquentes récréations. Je priais la meilleure partie du jour, même en marchant dans les rues, et j’étais inquiet aussitôt que je m’apercevais d’avoir perdu, pendant quelques instants, la présence de celui que je voulais tâcher d’aimer uniquement. Je voyais peu de monde, et j’aimais la solitude. Là je repassais assez souvent les égarements de ma vie. Je les méditais régulièrement au commencement de mes oraisons. Ils en faisaient même, pour l’ordinaire, tout le sujet. Je trouvais dans mes yeux de quoi pleurer abondamment ces aveuglements. Ils me paraissaient chaque jour plus considérables. Ce qui ne m’avait semblé, deux ou trois mois auparavant, n’être qu’un péché d’une malice ordinaire me paraissait ensuite quelque chose d’infiniment plus hideux. La malice même en croissait tous les jours à mes yeux, à proportion que j’avançais davantage dans la méditation que j’en faisais devant Dieu. Tout confondu dans ces moments, rempli d’horreur pour moi-même et ne pouvant plus me supporter, je demeurais dans des sentiments humbles. J’avais du mépris pour moi-même, et je le faisais assez connaître à ceux que je voyais, en prenant quelquefois plaisir à m’humilier dans leur présence. Cette vertu que je commençais à pratiquer, par un surprenant effet de la grâce, après avoir été peut-être l’homme du monde le plus vain, m’avait attiré de Dieu un grand nombre de bénédictions.

 

     Je les ressentais visiblement dans le saint empressement que j’avais pour m’approcher du très Saint-Sacrement de l’autel. Quoique j’eusse l’honneur de communier souvent, je ne communiais point encore autant que je l’aurais désiré. Je souhaitais ce pain sacré avec une telle avidité que lorsque je le mangeais, je ne pouvais souvent retenir des torrents de larmes. C’était dans la participation du corps de Jésus que je puisais ce détachement qui me faisait mépriser le monde et ses manières. Je me souciais peu d’avoir son estime ; je tâchais même quelquefois de lui déplaire en contrecarrant ses usages [12]. Jésus crucifié m’occupait le plus souvent et, malgré l’amour de ma chair qui me dominait encore, à la vue de la croix de celui que j’aimais, je commençais à me faire quelque violence et à m’imposer quelques petites mortifications.

 

Quoiqu’en tout cela je n’allasse pas loin et que je ne m’en consolasse aussi que dans l’espérance d’en faire infiniment davantage dans la suite, du moins j’étais fidèle à mes pratiques et je m’en serais fait un crime des plus grands si j’avais pris mes repas, quelques affaires que j’eusse eues, sans avoir auparavant nourri l’esprit des viandes salutaires [13] que je prenais à l’oraison. J’avais appris dans ces saints entretiens avec Dieu à fermer mes oreilles à toutes les nouvelles, à n’ouvrir jamais les yeux pour voir les choses purement curieuses, pas même en marchant par la ville. Je ne savais rien de nouveau, je ne regardais rien de beau, je ne voulais pas dérober un moment à mon Dieu, je ne voulais penser qu’à lui, et quoique je fusse bien éloigné d’y penser toujours, que je souffrisse même assez souvent de longues distractions, je ne laissais pas d’avoir l’esprit plein de lui quelquefois au milieu de mon sommeil, et toujours à mon premier réveil.

 

Je pourrais ajouter certains mouvements de tendresse que je sentais pour ceux qui souffraient, une douceur assez raisonnable, après toute ma fierté passée, pour ceux auxquels j’avais quelque rapport, un zèle ardent pour engager les pécheurs à retourner à Dieu, jusqu’à là que pour réussir auprès d’eux, je n’aurais rien trouvé de trop bas ; enfin une obéissance aveugle pour mon directeur dont je respectais si fort les ordres, que je n’aurais pas voulu faire la moindre chose sans le lui avoir communiqué et en avoir reçu sa permission [14].

 

     J’eus le plaisir pendant 18 mois de vivre de cette manière, trop heureux si j’avais augmenté comme je devais ces commencements de régularité. Je dis commencements de régularité, car j’était bien éloigné de croire cet état un état suffisant de vertu et une vie aussi sainte que je la devais mener. Il y avait trop peu de temps que j’étais sorti du monde pour que les mauvaises habitudes que j’y avais contractées ne mêlassent pas encore parmi ces petites vertus une infinité d’imperfections et de péchés. Il est vrai que Dieu, qui savait d’où il m’avait tiré, et qui, dans les commencements de ma conversion, s’était contenté de mes moindres efforts, semblait encore se contenter du peu que je lui donnais, dans l’espérance que je lui donnerais enfin davantage. Il n’entrait pas en jugement avec son pauvre petit serviteur [15], parce qu’il connaissait ma faiblesse et la profondeur de l’abîme dont je ne faisais que de sortir. Je n’étais donc pas alors dans une situation où je pusse être tout à fait content de moi-même. Je me rendais justice et je reconnaissais que j’étais bien éloigné d’être arrivé où j’aurais dû être déjà parvenu, si j’avais été fidèle à répondre aux grâces que Dieu me faisait tous les jours. L’inquiétude où je me mettais à cause de mon infidélité, jointe à la méditation d’une vie passée dans le désordre et l’abomination, élevait de temps en temps de si cruelles pensées de chagrin dans mon esprit, que mon corps même s’en ressentait. J’étais devenu extrêmement maigre et abattu, quoique ma santé, néanmoins, fût toujours bonne... Que si mon peu de fidélité de ces temps-là me causait de si sensibles chagrins, que ne devrait point me causer aujourd’hui l’état pitoyable de tiédeur où je me trouve !

 

Ce ne serait pas trop pour moi que d’avoir des larmes de sang pour pleurer ma misère. Je n’ai jamais été ce que je devais être, il est vrai, mais du moins ai-je été tout autre que je ne suis. Heureux si je n’avais perdu que la moitié de ce que j’avais acquis par le moyen de la grâce. Hélas! je ne trouve plus chez moi d’attention à la présence de Dieu, je n’y pense plus dans mon sommeil, presque jamais à mon réveil, toujours distrait même dans mes prières.

 

Plus d’exactitude pour méditer, n’ayant point de méthode ni de sujets fixes, point d’heures réglées, souvent même retranchant le temps de l’oraison aussi bien que celui de la lecture spirituelle ; toujours sans goût et sans onction, ayant perdu le don des larmes pour ce saint exercice, de même que pour la sainte communlon.

 

Plus d’empressement pour cette sacrée nourriture des anges ; plus de récollection après l’avoir reçue.

 

Plus de courage pour me mortifier perpétuellement en quelque chose, ne fût-ce qu’en tenant un pied un peu moins à son aise, ce que j’avais si généreusement entrepris pour me faire souvenir à chaque moment du jour que je devais faire une pénitence continuelle d’une vie dont je ne pouvais assez punir mon corps.

 

Plus d’attention à garder mes sens; parlant volontiers de choses indifférentes ; regardant tout, écoutant tout ; n’ayant plus ce saint empressement pour parler de Dieu ; parlant facilement d’autre chose.

 

Peu de zèle pour la conversion de mes frères, me lassant aussitôt que je ne réussis pas ; oubliant de recommander à Dieu ces sortes d’entreprises, tant j’y vais inconsidérément et sans réflexion.

 

     Plus de mépris de l’estime du monde, sensible à la réputation d’homme vertueux, affectant pour cela quelquefois ce que je ne ferais peut-être pas et à quoi je faisais auparavant peu d’attention lorsque je ne cherchais que l’estime de Dieu ; devenu faiseur de compliments assez volontiers, etc.

 

Peu de douceur dans mes paroles et dans mes manières, mais assez souvent fier, sec et dégoûté ; des tons hauts, des paroles aigres, des réprimandes vertes et longues ; une physionomie sombre, indice de ma mauvaise humeur ; plein de sensibilité au sujet de ma famille, n’avouant qu’avec peine que mon père et ma mère sont marchands de toile et de cire, craignant même qu’on ne le sache [16] ; faisant trop peu connaître que je n’ai point de part dans la bonne œuvre qui regarde la maison des pauvres écoliers, mais ressentant au contraire quelque plaisir intérieur que des gens, qui ne me connaissent que très peu ou point du tout, me croient un homme riche qui entretient ces jeunes gens de mon bien.

 

Peu d’exactitude enfin pour tous mes devoirs, soit par rapport à Dieu, soit par rapport à mes études, ne travaillant et ne priant quasi que par boutade, transposant presque toujours les heures marquées, dérangé ainsi jusque pour les heures des repas, tantôt mangeant de bonne heure, tantôt très tard: comme à trois heures dîner, et souper à neuf. Faisant pourtant tous les jours d’assez belles résolutions de changer de vie, las malgré cela d’être si déréglé, mais ne finissant pourtant point et suivant toujours mes idées et mes caprices sans me consulter comme autrefois à mon directeur, auquel j’ai pour ainsi dire substitué mes seules imaginations dans la place.

 

     En un mot, il faut l’avouer devant Dieu, je ne suis plus qu’un homme qui a quelque réputation de vivre encore et qui est très certainement mort, au moins si l’on compare le présent avec le passé. Hélas ! je ne suis plus qu’un masque quasi de dévotion et l’ombre de ce que j’ai été. Heureux dans mon malheur extrême si je ne vais pas plus loin, si je m’arrête ici, et si je me sers de la grâce que mon Dieu me fait de réfléchir plus sérieusement que jamais sur mon état pitoyable, pour m’empêcher de tomber dans les plus grands désordres. Ce n’est pas autrement que le pied a commencé à glisser à tant de gens d’une vertu éminente, et qui ont enfin péri funestement. Qui doit plus craindre que moi une pareille chute après avoir éprouvé toute ma vie de si fréquentes inconstances dans mes retours vers Dieu et de si longs désordres ensuite ?

 

     Cette funeste expérience que j’ai de moi-même me donne bien un raisonnable sujet de me défier de mes forces. Plein de vanité et de présomption comme je suis, et étant d’ailleurs si infidèle à la grâce, pourquoi ne craindrais-je pas un abandon entier de mon Dieu ? Si ce malheur ne m’est pas encore arrivé, ce n’est qu’à son infinie miséricorde que j’en dois l’obligation. Toujours rempli de tendresse pour moi, ne pouvant se résoudre à me perdre après m’avoir, toute la vie, préservé du dernier endurcissement de l’impénitence finale plutôt par des miracles que par des effets ordinaires de sa Providence, il a permis que j’aie fait cette retraite dans un temps où je n’y pensais point [17], il a disposé d’ailleurs toutes choses d’une manière que je trouve aisément un chemin ouvert pour rentrer encore une fois dans mon devoir et pour n’avoir pas de si spécieux prétextes d’en ressortir. Je veux dire le soin dont je m’embarrassais, même beaucoup plus qu’on ne me l’ordonnait, de gouverner ces pauvres écoliers que la Providence nourrit... Je dois croire outre cela que le Bon Dieu aura encore pitié de moi, si je retourne à lui de tout mon cœur, car quoique je me trouve maintenant, dans la sécheresse, fort embarrassé pour démêler quels sont les sentiments de Dieu à mon égard, et par quelle voie je puis voler jusqu’à lui pour m’aller jeter aux pieds de sa miséricorde, la conduite qu’il a tenue jusqu’ici : 1° de ne permettre point que j’aie été content de moi-même un seul moment, toujours inquiet et chagrin de mon dérangement ; 2° de me faire la grâce de voir toujours intérieurement que je n’étais rien moins que ce qu’on me croyait et ce qu’on me disait que j’étais ; 3° de ne souffrir point que je me sois pu mettre au-dessus de tous mes scrupules qui, quoiqu’ils aient un peu contribué à me déranger, m’ont fait plus souvent approcher du sacrement de la pénitence et avoir plus d’inquiétudes quand l’occasion était présentée d’offenser Dieu : toute cette conduite de Dieu, dis-je, me fait espérer que le ciel ne sera point toujours de fer pour moi si je songe, de bonne foi, à pleurer mes fautes et à rentrer en grâce avec le Seigneur.

 

     Rempli de cette sainte confiance par la grâce encore de mon Dieu, je vais donc examiner quel chemin est le plus court, sans considérer désormais le plus agréable à la nature, pour regagner celui sans lequel je ne puis, quoi que je fasse, vivre un moment en paix. Pour cela je considère d’abord que la source de mon relâchement (ou, pour parler plus juste et comme je dois, de ma chute et de mon égarement), c’est de m’être trop tôt tiré de la solitude, de m’être répandu au dehors, d’avoir entrepris l’établissement des pauvres écoliers et d’avoir voulu soutenir la chose. Je n’avais point assez de fonds de vertu pour cela, et je n’avais pas encore assez acquis d’ humilité pour me mettre en toute sûreté à la tête d’une telle bonne œuvre. Dix ans de retraite à ne penser qu’à moi après une vie comme la mienne n’étaient point un temps trop long. Je sais bien que je pouvais absolument, en me servant fidèlement de toutes les grâces de Dieu, me tenir sur mes gardes et me conserver au milieu des occupations. J’en puis juger ainsi par les commencements pendant lesquels je n’avais pas encore tout à fait perdu la ferveur. Mais c’était lorsque la chose était plus obscure et qu’elle était quasi ensevelie dans la plus humble poussière [18]. Je pouvais donc absolument me contenir, il est vrai, et ainsi, je pouvais croire en quelque façon que je n’entreprenais rien outre la volonté de Dieu. Mais il était pourtant difficile que je me tinsse debout et que la tête ne me tournât point. C’était un moyen subtil, et d’autant plus dangereux qu’il me paraissait un bien, pour faire rentrer peu à peu l’orgueil dans mon cœur, pour me gagner par là et pour me précipiter, par le même piège qui m’avait déjà fait me perdre, dans des désordres encore peut-être plus infâmes, si cela se peut, que les premiers dans lesquels j’étais tombé ; et de cette manière, je n’aurais pas de tort de croire que le démon ne se fût transformé dans cette occasion en ange de lumière pour me séduire [19]. Je ne sais quasi ce que j’en dois penser. Ce qui m’est arrivé me fait craindre que je ne me sois trompé.

 

Il est vrai que je n’entrepris pas la chose sans permission de mon directeur [20]. Mais c’est ici que ma conscience me le reproche après me l’avoir bien d’autres fois reproché : comment lui proposai-je la chose ? De quels tours ne me servis-je point ? Il ne s’agissait d’abord, disais-je, que de quatre ou cinq pauvres écoliers qu’on tâcherait de nourrir doucement, sans que cela parût avoir de l’éclat. Je ne dis peut-être pas alors toutes les vues de mon ambition et de ma vanité, et j’ai tout lieu de craindre, et j’en tremble devant Dieu, de n’avoir pas eu dans toutes ces consultations la candeur, la simplicité et l’ouverture que je devais. Ces réflexions me pénètrent de douleur. J’ai quitté le monde pour chercher Dieu, pour renoncer à la vanité et pour sauver mon âme; et serait-il possible que je n’eusse fait seulement que changer d’objet et que j’eusse toujours conservé le même cœur ? Que me servirait donc enfin d’avoir fait la démarche que j’ai faite ?

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]. Ces lettres sont les initiales de la formule latine : Ad Majorem Dei gloriam virginisque Mariae : A la plus grande gloire de Dieu et de la vierge Marie.

[2]. Au-dessus de ce titre, dans le manuscrit, on lit ces mots : “ Trois ans après sa conversion, en 1705, peut-être au mois d'août. Ici M. des Places exprime la ferveur dans laquelle il a vécu, qu'il compare à ce qu'il appelle un état de tièdeur et même de chute ”. Selon Michel (Poullart des Places, p. 88 et 161), la véritable date de cet écrit serait à situer aux vacances de Noël 1704.

[3]. KOREN, Ecrits, p. 268.

[4]. MICHEL, Poullart des Places, p. 99-100.

[5]. Charles BESNARD, La Vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, cité dans MICHEL, Poullart des Places, p. 130-131, depuis édité pro manuscripto : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Rome, Centre international montfortain, 1981, 2 vol. “ Documents et Recherches IV et V ”, citation dans le premier volume, p. 277-278..

[6]. Le P. Michel a longuement étudié ces pages ; nous ne pouvons qu'y renvoyer : MICHEL, Poullart des Places, p. 161-173.

[7]. L’image du vêtement nouveau pour signifier la conversion est classique dans la littérature spirituelle, et s'appuie sur plusieurs expressions du Nouveau Testament : voir, par exemple: Rm. 13, 12 ; Ga. 3, 27 ; Ep. 4, 24 ; Col. 3, 12, etc.

[8]. Michel pense avoir identifié ce crime énorme : il s'agirait d’une dispute au cours de laquelle Claude aurait blessé d’un coup d'épée un voiturier de Batz (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 46-48). L’épisode se situerait au début d’octobre 1697 : Claude avait 18 ans et venait de soutenir brillamment le Grand Acte public qui marquait la fin des études de philosophie au collège des jésuites de Rennes. Il avait fait une retraite, et s’apprêtait à se rendre à Nantes pour commencer des études de droit (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 36-37 et 421).

[9]. De quelles conditions s’agit-il ? On pourrait peut-être songer à cette demande qui termine le cahier Choix d’un état de vie : “ Faites, par votre sainte grâce, que je trouve un Ananias qui me découvre la véritable chemin comme à St Paul. Je suivrai ses conseils comme vos commandements ”.

[10]. KOREN, Poullart des Places (p. 132) et Michel, Poullart des Places (p. 89) ont lu : “ …j’aurais renoncé aux attachements les plus permis de la vie…”. Il faut lire : “…j’avais renoncé aux attachements même les plus permis… ” En fait, Claude avait déjà tout quitté, ses parents, sa sœur tendrement aimée, ses possibilités d’un riche avenir, les rêves ambitieux qu’il avait faits ou qu’on faisait pour lui…

[11]. Il faut souligner cet attrait pour les missions ; il s’agit évidemment des missions lointaines, puisque Claude envisage la possibilité du martyre.

[12]. Le premier biographe de Claude Poullart des Places, M. THOMAS, rapporte un de ces faits qui ont pu déplaire à l’entourage où vivait le pensionnaire de Louis-le-Grand : “ …il avait conservé, à l’extérieur et dans ses manières, un air fort poli selon le monde. Mais en 1702, il se montra tout autre qu’on ne l’avait vu jusqu’alors; il ne conserva que cette honnêteté, cette douceur et cette gaieté que la vertu demande pour n’être point farouche. On le vit tout d’un coup, au milieu de ce collège si nombreux et où il était si connu, quitter tout l’éclat et les manières du siècle pour se revêtir en même temps de l’habit et de la simplicité des ecclésiastiques les plus réformés. Il ne se mit point en peine de ce qu’on en pouvait dire ”.(KOREN, Ecrits, p. 272 ; MICHEL, Poullart des Places, p. 82. Nous corrigeons la date indiquée : il se peut qu’il s’agisse du 15 août 1702, puisque c’est en ce jour que Claude reçut la tonsure).

[13]. Le mot viande a ici le sens ancien plus général de nourriture, aliment.

[14]. Nous ne savons pas exactement qui était ce directeur. Peut-être s’agit-il du P. Simon Gourdan. Cf. LE FLOCH, Poullart des Places, p. 302 ss.; MICHEL, Poullart des Places, p. 170 ss.

[15]. Cf. Ps. 142, 2.

[16]. Les parents de Poullart des Places étaient devenus de très gros commerçants de toile, de cire et de bien d’autres marchandises (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 42-46) ; mais la famille, et spécialement le père de Claude, gardait la nostalgie de l’ancienne noblesse, dont elle avait perdu les titres en 1668 (MICHEL, Poullart des Places, p. 9-10).

[17]. Cette petite précision permet au P. Michel d’écarter la date indiquée par le P. Le Floch (pendant la retraite préparatoire aux ordres mineurs) ; cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 339-340.

[18]. Dès 1702, Claude subvenait de son mieux aux besoins de quelques pauvres écoliers (MICHEL, Poullart des Places, p. 99-102). La fondation stable d’une œuvre des pauvres écoliers n’eut lieu qu’à la Pentecôte de 1703, mais c’était encore une œuvre bien modeste.

[19]. Cf. 2 Co. 11, 14.

[20]. Dans une conversation qu’il eut avec Grignion de Montfort, peu de semaines avant la fondation de la maison pour les pauvres écoliers, Claude affirme qu il a été confirmé dans son projet par des personnes éclairées  (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 132-133 ; KOREN, Ecrits, p. 282).

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