- IV -
Ad.M.D.G.V.q.M. [1]
RÉFLEXIONS SUR LE PASSÉ [2]
Introduction
Nous
sommes à la fin de lannée 1704. Il y a plus de trois ans que Claude-François
Poullart des Places a quitté le monde pour se préparer à la prêtrise. Jusquà la
fête de la Pentecôte 1703, il a vécu comme pensionnaire au Collège Louis-le-Grand,
fréquentant les cours de théologie pour se préparer au sacerdoce. Le 15 août 1702, il
a reçu la tonsure et porte désormais lhabit ecclésiastique. Le document
précédent nous a fait entrevoir quelque chose de sa vie de prière.
Mais,
en même temps, Claude se dévoue à des uvres de charité. Selon M. Thomas,
il avait dès ce temps-là même, une affection particulière pour les uvres qui
étaient les plus obscures, pour les uvres les plus abandonnées. Il assemblait de
temps en temps les petits Savoyards et leur faisait le catéchisme selon quil en
pouvait trouver loccasion [3] . Les petits
Savoyards étaient de jeunes enfants qui venaient chaque année des montagnes de Savoie à
Paris et en dautres grandes villes, pour y exercer le métier de ramoneurs de
cheminées. Privés de demeures fixes et de leur milieu familial, hors des atteintes de la
pastorale ordinaire, ces enfants avaient besoin dêtre pris en charge pour leur
formation religieuse. Dautres sy étaient intéressés avant Claude-François
; celui-ci sassocia sans doute à dautres catéchistes pour cet apostolat
très humble mais nécessaire.
Malgré la modicité de la pension
versée par son père, Claude assiste de plus pauvres que lui, et spécialement de pauvres
écoliers qui aspirent au sacerdoce mais nont pas les moyens de payer leur pension.
Dès le mois de mai 1702, il assure la pension dun des écoliers, retranche sur sa
nourriture, se privant parfois même du nécessaire [4]. Peu à peu, écrit un de
ses premiers biographes, M. des Places sentit que Dieu voulait se servir de lui
pour peupler son sanctuaire et pour former à son peuple des maîtres et des guides. Il
comprit encore que, pour y réussir, il ne pouvait rien faire de mieux que de continuer à
aider de pauvres écoliers à subsister et à les mettre en état de poursuivre leurs
études. Il ne se borna pas à ces secours temporels. Il conçut le dessein de les
rassembler dans une chambre où il irait de temps en temps leur faire des instructions, et
de veiller sur eux, autant que sa demeure dans le collège pouvait le lui permettre. Il
communiqua son projet à son confesseur qui lapprouva. Le principal du collège fit
quelque chose de plus : il lui promit de le seconder dans cette bonne uvre en lui
accordant une partie de ce qui se desservait de dessus la table des pensionnaires, pour
aider à la subsistance de ses pauvres écoliers [5] .
Projet
très humble au début : comme le dit le texte quon va lire, il ne sagissait
dabord que d'une chambre où l'on réunirait quatre ou cinq pauvres écoliers
quon tâcherait de nournr doucement, sans que cela parût avoir déclat
. Le petit groupe augmenta vite et , bientôt, les étudiants eux-mêmes
demandèrent à former une véritable communauté cléricale. Ainsi Claude se vit, sans
lavoir projeté, conduit par les circonstances - par la Providence - à devenir le
fondateur dun Séminaire, même si ce nom nétait pas encore employé. Le pas
définitif fut franchi le 27 mai 1703, aux fêtes de la Pentecôte.
Lorsquil
écrit les lignes quon va lire, il y a un an et demi quil dirige son
uvre, en supportant tous les soucis matériels et spirituels. Etonnante situation,
presque impensable de nos jours : le supérieur de ce qui a déjà toutes les apparences
dun séminaire na pas encore reçu les ordres mineurs, et na que
vingt-quatre ans ! A la fin de lannée 1704, il fait une nouvelle retraite, et
cest pendant ces jours de réflexion quil écrit ses Réflexions sur le passé.
Le
manuscrit que nous possédons est composé de quatre pages in-folio écrites sur deux
colonnes de la main de Claude Poullart des Places lui-même. Il présente un certain
nombre de ratures et de corrections, tout en demeurant habituellement très lisible. Un
certain nombre de mots ou de membres de phrase sont soulignés, mais nous nen tenons
pas compte dans cette édition, car il ne semble pas que cela soit de la main de
lauteur (l'encre est différente).
On ne saurait exagérer limportance de la crise spirituelle que manifestent ces pages douloureuses. Elles sont profondément émouvantes et méritent une étude attentive, parce quelles révèlent la profondeur du combat spirituel où se débat le jeune fondateur [6].
Je devrais, si jaimais un peu Dieu et mon salut, être inconsolable davoir passé cette année comme jai fait. Est-ce là ce que le Seigneur devait attendre de ma reconnaissance ? Il y a déjà plus de trois ans que, par une miséricorde extraordinaire, il me tira du monde, rompit mes chaînes criminelles, marracha, quasi même malgré moi, des griffes de Satan pour me redonner la robe de sanctification [7]. Il fit des miracles en ma faveur; pour mattirer à lui, il ferma les yeux sur un crime énorme qui mettait le dernier comble à mes iniquités et que je venais de commettre dans le temps même quil me pressait le plus de me convertir [8]. Il ne parut pas seulement en avoir de ressentiment, au contraire il sen servit pour me toucher. Lexcès de sa patience commença à me percer le cur. Je naurais pas balancé davantage dans ce moment à me donner à lui, si javais osé espérer de sa bonté ce quil fit véritablement, mais ce que je ne devais pas au reste attendre de lui. Il suffit que je men souvienne sans que je le trace ici sur le papier. Dieu seul et mon cur doivent noublier jamais le plus prodigieux effet de miséricorde qui fût jamais. Le premier pour en exiger de moi une reconnaissance sans exemple, le second pour naimer jamais quun bienfaiteur si libéral.
Mais ce ne fut pas là encore où il borna, ce Dieu de bonté, les pressants mouvements de sa tendresse pour moi. Eus-je enfin consenti à retourner dans sa maison après quil eût exécuté le premier les conditions que javais eu quasi la hardiesse, si jose mexprimer ainsi, dimposer à sa miséricorde [9], tout me fut ouvert, le ciel prévenait mes demandes ; pour un petit acte damour envers Dieu, je sentais intérieurement des retours de Dieu qui ne se peuvent aucunement exprimer. Je recevais des consolations en abondance, mes yeux ne tarissaient point, quand je pouvais être seul à méditer mes égarements et les miséricordes de mon Dieu. Si je faisais quelque effort pour faire un pas pour le Seigneur, aussitôt ce tendre Maître me portait lui-même sur ses épaules des lieues entières. Enfin, jen vins bientôt à faire sans la moindre peine ce que javais regardé, quelque temps auparavant, comme des choses impossibles à un homme comme moi
Il est à propos que je rappelle ici dans mon esprit ces moments de ferveur que jeus le bonheur de ressentir dans mes premiers retours à Dieu. Quelles étaient alors mes pensées et mes désirs, quelle était ma manière de vivre et mes plus ordinaires occupations ? Je ne pouvais quasi penser quà Dieu. Mon plus grand chagrin était de ny penser pas toujours. Je ne souhaitais que de laimer, et, pour mériter son amour, javais renoncé aux attachements même les plus permis de la vie [10]. Je voulais me voir un jour dénué de tout, ne vivant que daumônes après avoir tout donné. Je ne prétendais me réserver de tous les biens temporels que la santé dont je souhaitais faire un sacrifice entier à Dieu dans le travail des missions, trop heureux si, après avoir embrasé tout le monde de lamour de Dieu, javais pu donner jusquà la dernière goutte de mon sang pour celui dont les bienfaits métaient presque toujours présents [11]. Je ne me lassais point den parler, de ces bienfaits, je trouvais trop peu de gens à qui les raconter, je ne sentais du plaisir que dans les conversations où Dieu nétait pas oublié, je me faisais un scrupule davoir gardé le silence quand javais trouvé quelque occasion de parler de lui. Les personnes qui mentretenaient dautre chose métaient insupportables. Je passais des temps considérables devant le Saint-Sacrement; cétaient là mes meilleures et mes plus fréquentes récréations. Je priais la meilleure partie du jour, même en marchant dans les rues, et jétais inquiet aussitôt que je mapercevais davoir perdu, pendant quelques instants, la présence de celui que je voulais tâcher daimer uniquement. Je voyais peu de monde, et jaimais la solitude. Là je repassais assez souvent les égarements de ma vie. Je les méditais régulièrement au commencement de mes oraisons. Ils en faisaient même, pour lordinaire, tout le sujet. Je trouvais dans mes yeux de quoi pleurer abondamment ces aveuglements. Ils me paraissaient chaque jour plus considérables. Ce qui ne mavait semblé, deux ou trois mois auparavant, nêtre quun péché dune malice ordinaire me paraissait ensuite quelque chose dinfiniment plus hideux. La malice même en croissait tous les jours à mes yeux, à proportion que javançais davantage dans la méditation que jen faisais devant Dieu. Tout confondu dans ces moments, rempli dhorreur pour moi-même et ne pouvant plus me supporter, je demeurais dans des sentiments humbles. Javais du mépris pour moi-même, et je le faisais assez connaître à ceux que je voyais, en prenant quelquefois plaisir à mhumilier dans leur présence. Cette vertu que je commençais à pratiquer, par un surprenant effet de la grâce, après avoir été peut-être lhomme du monde le plus vain, mavait attiré de Dieu un grand nombre de bénédictions.
Je les ressentais visiblement dans le saint empressement que javais pour mapprocher du très Saint-Sacrement de lautel. Quoique jeusse lhonneur de communier souvent, je ne communiais point encore autant que je laurais désiré. Je souhaitais ce pain sacré avec une telle avidité que lorsque je le mangeais, je ne pouvais souvent retenir des torrents de larmes. Cétait dans la participation du corps de Jésus que je puisais ce détachement qui me faisait mépriser le monde et ses manières. Je me souciais peu davoir son estime ; je tâchais même quelquefois de lui déplaire en contrecarrant ses usages [12]. Jésus crucifié moccupait le plus souvent et, malgré lamour de ma chair qui me dominait encore, à la vue de la croix de celui que jaimais, je commençais à me faire quelque violence et à mimposer quelques petites mortifications.
Quoiquen tout cela je nallasse pas loin et que je ne men consolasse aussi que dans lespérance den faire infiniment davantage dans la suite, du moins jétais fidèle à mes pratiques et je men serais fait un crime des plus grands si javais pris mes repas, quelques affaires que jeusse eues, sans avoir auparavant nourri lesprit des viandes salutaires [13] que je prenais à loraison. Javais appris dans ces saints entretiens avec Dieu à fermer mes oreilles à toutes les nouvelles, à nouvrir jamais les yeux pour voir les choses purement curieuses, pas même en marchant par la ville. Je ne savais rien de nouveau, je ne regardais rien de beau, je ne voulais pas dérober un moment à mon Dieu, je ne voulais penser quà lui, et quoique je fusse bien éloigné dy penser toujours, que je souffrisse même assez souvent de longues distractions, je ne laissais pas davoir lesprit plein de lui quelquefois au milieu de mon sommeil, et toujours à mon premier réveil.
Je pourrais ajouter certains mouvements de tendresse que je sentais pour ceux qui souffraient, une douceur assez raisonnable, après toute ma fierté passée, pour ceux auxquels javais quelque rapport, un zèle ardent pour engager les pécheurs à retourner à Dieu, jusquà là que pour réussir auprès deux, je naurais rien trouvé de trop bas ; enfin une obéissance aveugle pour mon directeur dont je respectais si fort les ordres, que je naurais pas voulu faire la moindre chose sans le lui avoir communiqué et en avoir reçu sa permission [14].
Jeus le plaisir pendant 18 mois de vivre de cette manière, trop heureux si javais augmenté comme je devais ces commencements de régularité. Je dis commencements de régularité, car jétait bien éloigné de croire cet état un état suffisant de vertu et une vie aussi sainte que je la devais mener. Il y avait trop peu de temps que jétais sorti du monde pour que les mauvaises habitudes que jy avais contractées ne mêlassent pas encore parmi ces petites vertus une infinité dimperfections et de péchés. Il est vrai que Dieu, qui savait doù il mavait tiré, et qui, dans les commencements de ma conversion, sétait contenté de mes moindres efforts, semblait encore se contenter du peu que je lui donnais, dans lespérance que je lui donnerais enfin davantage. Il nentrait pas en jugement avec son pauvre petit serviteur [15], parce quil connaissait ma faiblesse et la profondeur de labîme dont je ne faisais que de sortir. Je nétais donc pas alors dans une situation où je pusse être tout à fait content de moi-même. Je me rendais justice et je reconnaissais que jétais bien éloigné dêtre arrivé où jaurais dû être déjà parvenu, si javais été fidèle à répondre aux grâces que Dieu me faisait tous les jours. Linquiétude où je me mettais à cause de mon infidélité, jointe à la méditation dune vie passée dans le désordre et labomination, élevait de temps en temps de si cruelles pensées de chagrin dans mon esprit, que mon corps même sen ressentait. Jétais devenu extrêmement maigre et abattu, quoique ma santé, néanmoins, fût toujours bonne... Que si mon peu de fidélité de ces temps-là me causait de si sensibles chagrins, que ne devrait point me causer aujourdhui létat pitoyable de tiédeur où je me trouve !
Ce ne serait pas trop pour moi que davoir des larmes de sang pour pleurer ma misère. Je nai jamais été ce que je devais être, il est vrai, mais du moins ai-je été tout autre que je ne suis. Heureux si je navais perdu que la moitié de ce que javais acquis par le moyen de la grâce. Hélas! je ne trouve plus chez moi dattention à la présence de Dieu, je ny pense plus dans mon sommeil, presque jamais à mon réveil, toujours distrait même dans mes prières.
Plus dexactitude pour méditer, nayant point de méthode ni de sujets fixes, point dheures réglées, souvent même retranchant le temps de loraison aussi bien que celui de la lecture spirituelle ; toujours sans goût et sans onction, ayant perdu le don des larmes pour ce saint exercice, de même que pour la sainte communlon.
Plus dempressement pour cette sacrée nourriture des anges ; plus de récollection après lavoir reçue.
Plus de courage pour me mortifier perpétuellement en quelque chose, ne fût-ce quen tenant un pied un peu moins à son aise, ce que javais si généreusement entrepris pour me faire souvenir à chaque moment du jour que je devais faire une pénitence continuelle dune vie dont je ne pouvais assez punir mon corps.
Plus dattention à garder mes sens; parlant volontiers de choses indifférentes ; regardant tout, écoutant tout ; nayant plus ce saint empressement pour parler de Dieu ; parlant facilement dautre chose.
Peu de zèle pour la conversion de mes frères, me lassant aussitôt que je ne réussis pas ; oubliant de recommander à Dieu ces sortes dentreprises, tant jy vais inconsidérément et sans réflexion.
Plus de mépris de lestime du monde, sensible à la réputation dhomme vertueux, affectant pour cela quelquefois ce que je ne ferais peut-être pas et à quoi je faisais auparavant peu dattention lorsque je ne cherchais que lestime de Dieu ; devenu faiseur de compliments assez volontiers, etc.
Peu de douceur dans mes paroles et dans mes manières, mais assez souvent fier, sec et dégoûté ; des tons hauts, des paroles aigres, des réprimandes vertes et longues ; une physionomie sombre, indice de ma mauvaise humeur ; plein de sensibilité au sujet de ma famille, navouant quavec peine que mon père et ma mère sont marchands de toile et de cire, craignant même quon ne le sache [16] ; faisant trop peu connaître que je nai point de part dans la bonne uvre qui regarde la maison des pauvres écoliers, mais ressentant au contraire quelque plaisir intérieur que des gens, qui ne me connaissent que très peu ou point du tout, me croient un homme riche qui entretient ces jeunes gens de mon bien.
Peu dexactitude enfin pour tous mes devoirs, soit par rapport à Dieu, soit par rapport à mes études, ne travaillant et ne priant quasi que par boutade, transposant presque toujours les heures marquées, dérangé ainsi jusque pour les heures des repas, tantôt mangeant de bonne heure, tantôt très tard: comme à trois heures dîner, et souper à neuf. Faisant pourtant tous les jours dassez belles résolutions de changer de vie, las malgré cela dêtre si déréglé, mais ne finissant pourtant point et suivant toujours mes idées et mes caprices sans me consulter comme autrefois à mon directeur, auquel jai pour ainsi dire substitué mes seules imaginations dans la place.
En un mot, il faut lavouer devant Dieu, je ne suis plus quun homme qui a quelque réputation de vivre encore et qui est très certainement mort, au moins si lon compare le présent avec le passé. Hélas ! je ne suis plus quun masque quasi de dévotion et lombre de ce que jai été. Heureux dans mon malheur extrême si je ne vais pas plus loin, si je marrête ici, et si je me sers de la grâce que mon Dieu me fait de réfléchir plus sérieusement que jamais sur mon état pitoyable, pour mempêcher de tomber dans les plus grands désordres. Ce nest pas autrement que le pied a commencé à glisser à tant de gens dune vertu éminente, et qui ont enfin péri funestement. Qui doit plus craindre que moi une pareille chute après avoir éprouvé toute ma vie de si fréquentes inconstances dans mes retours vers Dieu et de si longs désordres ensuite ?
Cette funeste expérience que jai de moi-même me donne bien un raisonnable sujet de me défier de mes forces. Plein de vanité et de présomption comme je suis, et étant dailleurs si infidèle à la grâce, pourquoi ne craindrais-je pas un abandon entier de mon Dieu ? Si ce malheur ne mest pas encore arrivé, ce nest quà son infinie miséricorde que jen dois lobligation. Toujours rempli de tendresse pour moi, ne pouvant se résoudre à me perdre après mavoir, toute la vie, préservé du dernier endurcissement de limpénitence finale plutôt par des miracles que par des effets ordinaires de sa Providence, il a permis que jaie fait cette retraite dans un temps où je ny pensais point [17], il a disposé dailleurs toutes choses dune manière que je trouve aisément un chemin ouvert pour rentrer encore une fois dans mon devoir et pour navoir pas de si spécieux prétextes den ressortir. Je veux dire le soin dont je membarrassais, même beaucoup plus quon ne me lordonnait, de gouverner ces pauvres écoliers que la Providence nourrit... Je dois croire outre cela que le Bon Dieu aura encore pitié de moi, si je retourne à lui de tout mon cur, car quoique je me trouve maintenant, dans la sécheresse, fort embarrassé pour démêler quels sont les sentiments de Dieu à mon égard, et par quelle voie je puis voler jusquà lui pour maller jeter aux pieds de sa miséricorde, la conduite quil a tenue jusquici : 1° de ne permettre point que jaie été content de moi-même un seul moment, toujours inquiet et chagrin de mon dérangement ; 2° de me faire la grâce de voir toujours intérieurement que je nétais rien moins que ce quon me croyait et ce quon me disait que jétais ; 3° de ne souffrir point que je me sois pu mettre au-dessus de tous mes scrupules qui, quoiquils aient un peu contribué à me déranger, mont fait plus souvent approcher du sacrement de la pénitence et avoir plus dinquiétudes quand loccasion était présentée doffenser Dieu : toute cette conduite de Dieu, dis-je, me fait espérer que le ciel ne sera point toujours de fer pour moi si je songe, de bonne foi, à pleurer mes fautes et à rentrer en grâce avec le Seigneur.
Rempli de cette sainte confiance par la grâce encore de mon Dieu, je vais donc examiner quel chemin est le plus court, sans considérer désormais le plus agréable à la nature, pour regagner celui sans lequel je ne puis, quoi que je fasse, vivre un moment en paix. Pour cela je considère dabord que la source de mon relâchement (ou, pour parler plus juste et comme je dois, de ma chute et de mon égarement), cest de mêtre trop tôt tiré de la solitude, de mêtre répandu au dehors, davoir entrepris létablissement des pauvres écoliers et davoir voulu soutenir la chose. Je navais point assez de fonds de vertu pour cela, et je navais pas encore assez acquis d humilité pour me mettre en toute sûreté à la tête dune telle bonne uvre. Dix ans de retraite à ne penser quà moi après une vie comme la mienne nétaient point un temps trop long. Je sais bien que je pouvais absolument, en me servant fidèlement de toutes les grâces de Dieu, me tenir sur mes gardes et me conserver au milieu des occupations. Jen puis juger ainsi par les commencements pendant lesquels je navais pas encore tout à fait perdu la ferveur. Mais cétait lorsque la chose était plus obscure et quelle était quasi ensevelie dans la plus humble poussière [18]. Je pouvais donc absolument me contenir, il est vrai, et ainsi, je pouvais croire en quelque façon que je nentreprenais rien outre la volonté de Dieu. Mais il était pourtant difficile que je me tinsse debout et que la tête ne me tournât point. Cétait un moyen subtil, et dautant plus dangereux quil me paraissait un bien, pour faire rentrer peu à peu lorgueil dans mon cur, pour me gagner par là et pour me précipiter, par le même piège qui mavait déjà fait me perdre, dans des désordres encore peut-être plus infâmes, si cela se peut, que les premiers dans lesquels jétais tombé ; et de cette manière, je naurais pas de tort de croire que le démon ne se fût transformé dans cette occasion en ange de lumière pour me séduire [19]. Je ne sais quasi ce que jen dois penser. Ce qui mest arrivé me fait craindre que je ne me sois trompé.
Il est vrai que je nentrepris pas la chose sans permission de mon directeur [20]. Mais cest ici que ma conscience me le reproche après me lavoir bien dautres fois reproché : comment lui proposai-je la chose ? De quels tours ne me servis-je point ? Il ne sagissait dabord, disais-je, que de quatre ou cinq pauvres écoliers quon tâcherait de nourrir doucement, sans que cela parût avoir de léclat. Je ne dis peut-être pas alors toutes les vues de mon ambition et de ma vanité, et jai tout lieu de craindre, et jen tremble devant Dieu, de navoir pas eu dans toutes ces consultations la candeur, la simplicité et louverture que je devais. Ces réflexions me pénètrent de douleur. Jai quitté le monde pour chercher Dieu, pour renoncer à la vanité et pour sauver mon âme; et serait-il possible que je neusse fait seulement que changer dobjet et que jeusse toujours conservé le même cur ? Que me servirait donc enfin davoir fait la démarche que jai faite ?
[1]. Ces lettres sont les initiales de la formule latine : Ad Majorem Dei gloriam virginisque Mariae : A la plus grande gloire de Dieu et de la vierge Marie.
[2]. Au-dessus de ce titre, dans le manuscrit, on lit ces mots : Trois ans après sa conversion, en 1705, peut-être au mois d'août. Ici M. des Places exprime la ferveur dans laquelle il a vécu, qu'il compare à ce qu'il appelle un état de tièdeur et même de chute . Selon Michel (Poullart des Places, p. 88 et 161), la véritable date de cet écrit serait à situer aux vacances de Noël 1704.
[3]. KOREN, Ecrits, p. 268.
[4]. MICHEL, Poullart des Places, p. 99-100.
[5]. Charles BESNARD, La Vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, cité dans MICHEL, Poullart des Places, p. 130-131, depuis édité pro manuscripto : Charles BESNARD, Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Rome, Centre international montfortain, 1981, 2 vol. Documents et Recherches IV et V , citation dans le premier volume, p. 277-278..
[6]. Le P. Michel a longuement étudié ces pages ; nous ne pouvons qu'y renvoyer : MICHEL, Poullart des Places, p. 161-173.
[7]. Limage du vêtement nouveau pour signifier la conversion est classique dans la littérature spirituelle, et s'appuie sur plusieurs expressions du Nouveau Testament : voir, par exemple: Rm. 13, 12 ; Ga. 3, 27 ; Ep. 4, 24 ; Col. 3, 12, etc.
[8]. Michel pense avoir identifié ce crime énorme : il s'agirait dune dispute au cours de laquelle Claude aurait blessé dun coup d'épée un voiturier de Batz (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 46-48). Lépisode se situerait au début doctobre 1697 : Claude avait 18 ans et venait de soutenir brillamment le Grand Acte public qui marquait la fin des études de philosophie au collège des jésuites de Rennes. Il avait fait une retraite, et sapprêtait à se rendre à Nantes pour commencer des études de droit (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 36-37 et 421).
[9]. De quelles conditions sagit-il ? On pourrait peut-être songer à cette demande qui termine le cahier Choix dun état de vie : Faites, par votre sainte grâce, que je trouve un Ananias qui me découvre la véritable chemin comme à St Paul. Je suivrai ses conseils comme vos commandements .
[10]. KOREN, Poullart des Places (p. 132) et Michel, Poullart des Places (p. 89) ont lu : jaurais renoncé aux attachements les plus permis de la vie . Il faut lire : javais renoncé aux attachements même les plus permis En fait, Claude avait déjà tout quitté, ses parents, sa sur tendrement aimée, ses possibilités dun riche avenir, les rêves ambitieux quil avait faits ou quon faisait pour lui
[11]. Il faut souligner cet attrait pour les missions ; il sagit évidemment des missions lointaines, puisque Claude envisage la possibilité du martyre.
[12]. Le premier biographe de Claude Poullart des Places, M. THOMAS, rapporte un de ces faits qui ont pu déplaire à lentourage où vivait le pensionnaire de Louis-le-Grand : il avait conservé, à lextérieur et dans ses manières, un air fort poli selon le monde. Mais en 1702, il se montra tout autre quon ne lavait vu jusqualors; il ne conserva que cette honnêteté, cette douceur et cette gaieté que la vertu demande pour nêtre point farouche. On le vit tout dun coup, au milieu de ce collège si nombreux et où il était si connu, quitter tout léclat et les manières du siècle pour se revêtir en même temps de lhabit et de la simplicité des ecclésiastiques les plus réformés. Il ne se mit point en peine de ce quon en pouvait dire .(KOREN, Ecrits, p. 272 ; MICHEL, Poullart des Places, p. 82. Nous corrigeons la date indiquée : il se peut quil sagisse du 15 août 1702, puisque cest en ce jour que Claude reçut la tonsure).
[13]. Le mot viande a ici le sens ancien plus général de nourriture, aliment.
[14]. Nous ne savons pas exactement qui était ce directeur. Peut-être sagit-il du P. Simon Gourdan. Cf. LE FLOCH, Poullart des Places, p. 302 ss.; MICHEL, Poullart des Places, p. 170 ss.
[15]. Cf. Ps. 142, 2.
[16]. Les parents de Poullart des Places étaient devenus de très gros commerçants de toile, de cire et de bien dautres marchandises (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 42-46) ; mais la famille, et spécialement le père de Claude, gardait la nostalgie de lancienne noblesse, dont elle avait perdu les titres en 1668 (MICHEL, Poullart des Places, p. 9-10).
[17]. Cette petite précision permet au P. Michel décarter la date indiquée par le P. Le Floch (pendant la retraite préparatoire aux ordres mineurs) ; cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 339-340.
[18]. Dès 1702, Claude subvenait de son mieux aux besoins de quelques pauvres écoliers (MICHEL, Poullart des Places, p. 99-102). La fondation stable dune uvre des pauvres écoliers neut lieu quà la Pentecôte de 1703, mais cétait encore une uvre bien modeste.
[19]. Cf. 2 Co. 11, 14.
[20]. Dans une conversation quil eut avec Grignion de Montfort, peu de semaines avant la fondation de la maison pour les pauvres écoliers, Claude affirme qu il a été confirmé dans son projet par des personnes éclairées (cf. MICHEL, Poullart des Places, p. 132-133 ; KOREN, Ecrits, p. 282).