- I -

RÉFLEXIONS

SUR LES VÉRITÉS DE LA RELIGION

FORMÉES DANS UNE RETRAITE,

PAR UNE ÂME

QUI PENSE A SE CONVERTIR

 

 

Introduction

 

     Claude-François Poullart des Places avait 22 ans lorsqu’il écrivit ces pages. Après de brillantes études au collège des Jésuites de Rennes, il avait passé deux années à Nantes pour étudier le droit et en était revenu au début de l’été 1700 avec ses Lettres de licencié en droit.

     Pendant une année entière, le jeune licencié demeura à Rennes, s’initiant aux multiples activités de son père ; celui-ci, descendant d’une famille de vieille noblesse bretonne, avait dû, faute de documents, renoncer au titre d’écuyer que portaient ses ancêtres, lors de la réforme de la noblesse bretonne par Colbert en 1668. Devenu juge-garde des monnaies, il s’était enrichi grâce à une prodigieuse activité de fermier général et surtout de commerçant. Le premier biographe de Claude-Francois écrit : “ M. des Places, son père, par sa sagesse et son application, avait gagné un bien considérable, et il voyait d’ailleurs dans son fils de si belles qualités d’esprit et de corps, si bien perfectionnées par l’éducation qu’il lui avait donnée, qu’il avait tout lieu-d’espérer que son fils rendrait son ancien lustre à sa famille. C’est pour cela qu’il voulait faire de son fils un conseiller au Parlement de Bretagne, et, comme il faut pour cela ses preuves de noblesse, il prétendait bien faire valoir ces titres [1] ”.

     Ces vues ambitieuses seront vite déçues. Au cours de l’année 1701, Claude-François fit une retraite, durant laquelle il écrivit les deux premiers cahiers que nous publions ci-après. Il s’agit de réflexions écrites au jour le jour, et qui, manifestement, dépendent des sujets de méditation proposés par le prédicateur. Le P. Le Floc'h et, à sa suite, le P. Koren pensent que cette retraite eut lieu à Paris, au noviciat des jésuites de la rue du Pot-de-Fer, sous la direction du P. Sanadon [2]. Mais cela n’est pas prouvé, et le P. Michel considère comme plus vraisemblable que la retraite eut lieu à Rennes. Ce détail, d’ailleurs, importe peu; il est certain, en tout cas, que ce fut un tournant décisif dans la vie du jeune licencié en droit, et que ce fut à cette occasion qu’il se décida à consacrer toute sa vie au service de Dieu. Le manuscrit est un cahier de 34 pages in-quarto, très soigneusement écrit et pratiquement sans ratures ni corrections ; ceci permet de conclure qu’il ne s’agit évidemment pas d’un premier jet, mais d’une copie faite par l’auteur lui-même ou, peut-être, par un de ses disciples. Au début de chaque paragraphe, quelques lettres, correspondant à un ou deux mots, sont écrites en traits beaucoup plus gros, semblables à ceux du titre de la première page. Nous imprimerons ces lettres en grosses majuscules.

     En première page du manuscrit, au-dessus du titre, on lit ces mots écrits d’une autre main : Retraite de Mons. des Places dans laquelle il examine sa vocation.

     Assez fréquemment, en marge, on trouve de brèves citations latines, parfois tirées de l’Ecriture Sainte ; il s’agit, sans doute, de formules latines citées par le prédicateur. Nous les signalerons en note, avec une traduction française.

 

     J’AI bien voulu me retirer du commerce du monde pour passer huit jours dans le sein de la solitude. Rien ne m’a obligé de faire ce petit sacrifice au Seigneur. J’étais le maître de perdre, comme j’ai fait si souvent jusqu’ici, les mêmes moments que je veux employer dans ce saint lieu à ma conversion et à mon salut. Je dois reconnaître, dans ce louable dessein, la grâce qui m’a éclairé au milieu de mes aveuglements. Si je n’avais pas eu cette sainte vocation, eus-je été en droit pour cela de ne pas retourner à Dieu ? N’ai-je pas déjà tant refusé de ses grâces, auxquelles je n’ai point voulu ouvrir la porte de mon cœur, et le Seigneur n’a-t-il pas fait pour moi plus qu’il ne devait, puisque je ne pouvais rien exiger de lui, et qu’il m’a pourtant secouru souvent dans le danger, comme s’il y avait été obligé ?

 

     TOUS les hommes ont raison de vouloir se sauver, puisqu’en pensant à leur salut, ils pensent à plaire à Dieu et à se rendre le sang précieux de Jésus-Christ efficace. Il n’y en a pas un seul qui n’y soit obligé d’une obligation indispensable, si nous regardons la fin pour laquelle nous avons été créés. Il me semble pourtant que, dans une nécessité si générale, il y en a qui ne sont pas également condamnables de renoncer au Paradis. Que je découvre de chrétiens qui seront plus criminels que les autres, si ceux-là ne profitent pas de tant d’avantages que la Providence leur offre tous les jours si libéralement ! Je me trouve heureusement du nombre de ces enfants chéris à qui mon Père et mon Créateur présente si souvent des moyens faciles et admirables de me réconcilier avec lui. Je m’en trouverai malheureusement du nombre si je ne sais pas, ou, pour parler plus sincèrement, si je ne veux pas répondre aux recherches d’un Dieu qui devrait lui-même être insensible aux miennes [3].

 

     ALLONS, mon âme, il est temps de te rendre à tant de poursuites aimables. Peux-tu balancer un moment à abandonner tous tes sentiments mondains pour te reprocher avec plus d’attention et de recueillement ton ingratitude et la dureté de ton cœur à la voix de ton Dieu ? Ne dois-tu pas avoir honte d’avoir combattu si longtemps, d’avoir détruit, méprisé, foulé aux pieds le sang adorable de ton Jésus [4] ?

 

     QU’IL m’en souvient à mon grand regret, de ces moments où, près de tomber dans le précipice, j’y trouvais la main de Dieu qui m’arrêtait, qui s’opposait à ma chute, et que je ne laissais pas que de forcer ! Combien de fois ai-je trouvé la grâce comme un mur d’airain qui me servait d’obstacle et qui brisait jusqu’à des mille fois de suite mes efforts criminels et mes démarches déréglées ! Les choses les plus aisées aux autres pour offenser le Seigneur me devenaient à moi difficiles. Je ne dirai pas trop quand je les nommerai presqu’impossibles : tout s’opposait à moi, les lieux, le temps, les personnes m’étaient contraires. Pour pécher, il fallait qu’il m’en coutât bien de la peine, puisqu’il fallait m’armer de patience et de courage pour vaincre tant d’ennemis qui ne voulaient que mon bien, et pour essuyer tant de fatigues qui seules devaient être capables de me rebuter.

 

     VOUS me cherchiez, Seigneur, et je vous fuyais. Vous m’aviez donné de la raison, mais je ne voulais point m’en servir. Je voulais me brouiller avec vous, et vous ne vouliez point y consentir. Ne méritais-je pas que vous m’eussiez abandonné enfin, que vous vous fussiez lassé de me faire du bien, et que vous eussiez commencé à me faire du mal ? J’eusse reconnu ma faute dans le châtiment, en sentant la pesanteur de votre bras ; j’eusse senti l’énormité de mes crimes. Que vous êtes aimable, mon divin Sauveur ! Vous ne voulez point ma mort, vous ne voulez que ma conversion [5]. Comme si vous aviez besoin de moi, vous me traitez toujours avec douceur. Il semble que vous vous fassiez un honneur de réduire un cœur aussi insensible que le mien. La conquête vous en paraît belle, et tandis que d’un seul mot vous pouvez vaincre tant de millions d’hommes qui chanteraient incessamment les louanges de leur Vainqueur et vous dédommageraient, si j’ose parler ainsi, de la perte d’un misérable comme moi, vous permettez qu’ils vous fassent la guerre, mais vous ne voulez pas que je les suive dans leur désordre et dans leur impiété.

 

     IL N’APPARTIENT qu’à vous, ô mon Dieu, de manier le cœur de l’homme. En reconnaissant votre puissance, que je reconnais efficacement votre amour ! Vous m’aimez, mon divin Sauveur, et vous m’en donnez des marques bien sensibles. Je sais que votre tendresse est infinie, puisqu’elle n’est pas épuisée par les ingratitudes innombrables que je vous ai fait paraître tant de fois. Il y a longtemps que vous voulez me parler au cœur, mais il y a longtemps que je ne veux point vous écouter. Vous tâchez de me persuader que vous voulez vous servir de moi dans les emplois les plus saints et les plus religieux, mais je tâche, moi, de ne vous pas croire. Si votre voix fait quelquefois quelque impression sur mon esprit, le monde, un moment après, efface les caractères de votre grâce. Combien y a-t-il déjà d’années que vous travaillez à rétablir ce que mes passions détruisent continuellement ! Je vois bien que vous ne voulez plus combattre sans succès, et que vous avez ordonné à la victoire de se déclarer pour le juste parti. L’assaut que vous m’avez livré dans cette retraite vous sera glorieux, quoique bien moins difficile que tous les autres. Je ne suis point venu ici pour me défendre, je ne suis venu que pour me laisser vaincre.

 

     PARLEZ, mon Dieu, quand il vous plaira, et puisque tout le mal que je vous ai pu faire en m’en faisant d’infini ne vous a pas empêché de crier après moi, à présent, Seigneur, que je me repens de mes aveuglements, que je renonce de tout mon cœur à toutes les choses qui m’obligeaient de vous fuir, à présent que je viens vous chercher, que je suis près de suivre tous les saints ordres de votre divine Providence, descendez dans le cœur où il y a si longtemps que vous voulez entrer : il n’aura plus des oreilles que pour vous, et ne formera désormais d’autres affections que pour vous aimer comme il doit. Vous y trouverez une place qui ne sera point souillée d’aucune passion, et là, entouré des vertus que votre loi me commande de pratiquer, vous pourrez me faire connaître votre sainte volonté, et rien au monde ne sera plus capable de vous enlever un serviteur qui vous voue, avec un courage digne d’un chrétien, une obéissance aveugle et une soumission infinie.

 

     POUR me mettre dans un état plus propre d’écouter vos sages conseils, je renouvellerai un plan de vie qui approchera autant de la perfection du christianisme que ma conduite jusqu’ici a approché de l’imperfection qu’on trouve dans l’ambition et la vanité du siècle [6]. Il faut que je change de nature pour ainsi dire, que je me dépouille du vieil Adam pour me revêtir de Jésus-Christ [7]. Car désormais, ou il faut que je sois entièrement à vous, mon divin Sauveur, ou je n’ai qu’à moi-même signer ma réprobation [8]. Vous voulez, mon Dieu, que je sois homme, mais vous voulez que je le sois selon votre cœur. Je comprends ce que vous me demandez en un mot, et je veux bien vous l’accorder parce que vous m’aiderez, que vous me donnerez de la force et que vous m’oindrez [9] de votre Sagesse et de votre vertu.

 

     J’AI BESOIN de votre secours pour me défendre du tentateur. J’abandonne son parti, et il cherchera à me rengager dans ses chaînes affreuses [10]. Cet ennemi est puissant quand vous ne paraissez pas devant lui. C’est votre affaire, mon Dieu, de combattre pour moi. Je me confie entièrement à vous parce que je sais que vous prenez toujours le parti de ceux qui espèrent en vous, et qu’on n’a rien à craindre quand on fait ce qu’on peut et que vous nous conservez.

 

     VOUS ne retirerez point votre bras, Seigneur, de peur de me secourir tandis que je vous serai fidèle, mais je cesserai de l’être quand je tomberai dans le péché. Préservez-moi, mon aimable Sauveur, d’un mal si dangereux, donnez-moi plutôt la mort que de permettre que je devienne l’objet de votre disgrâce, après l’avoir été de votre complaisance. Prévenez le moment où je serais assez malheureux que de vous oublier, et puisque le péché vous est si désagréable, changez ma faiblesse en courage; et s’il faut qu’un faible roseau comme moi soit exposé à la fureur des vents et des plus fortes tempêtes, oignez-moi de votre miséricorde et couvrez mon infirmité de la robe de justice [11]

 

     CONSERVEZ-moi, mon Dieu, dans une si sainte horreur pour la chose qui vous déplaît le plus. Je viens de le concevoir mieux que je n’avais fait jusqu’ici. On vient de m’apprendre jusqu’où va votre courroux pour punir le péché. L’exemple de votre justice dans le châtiment des mauvais anges m’effraie et augmente mon amour tout à la fois. Je regarde en tremblant la rigueur avec laquelle vous vous êtes vengé de leur offense, et je regarde en excitant ma reconnaissance la patience avec laquelle vous avez souffert tous mes crimes.

 

     QUELLE différence pourtant entre ces êtres si parfaits et une créature si misérable ! Des anges qui étaient vos ouvrages aussi bien que moi, mais qui l’étaient d’une manière si excellente et si admirable, n’étaient-ils pas capables d’arrêter votre colère et de désarmer votre justice ? Ils n’ont péché qu’une fois. Pourrais-je, moi, nombrer combien j’ai déjà failli ? Leur péché n’a été qu’une faiblesse, les miens ont été des réflexions formées de vous offenser. Le leur n’a été qu’une pensée, les miens ont été des pensées et des actions. Ils ont bien moins péché que moi, et j’ai été plus épargné qu’eux. S’ils avaient eu un moment pour se reconnaître, ils en auraient profité. Combien d’occasions le Seigneur m’a-t-il offert dont je n’ai point voulu me servir. Ne conserverais-je pas une âme dénaturée si je n’admirais pas la tendresse de mon Dieu et si je ne retournais pas promptement à lui [12]?

     JE SUIS étonné de sa miséricorde à mon égard par la connaissance que j’ai de sa justice. Je sais qu’un péché contre lui mérite la mort et des supplices éternels. L’offense doit être mesurée selon la qualité de la personne qui l’a commise et de celle qui l’a reçue. Un soufflet donné à un paysan par un gentil homme mérite quelque réparation, mais s’il était donné à un gentilhomme, à un Seigneur ou à un Roi, si vous voulez par un paysan, que mériterait-il alors, ou plutôt, que ne mériterait-il point ? Il n’y a pas de comparaison entre l’injure que je fais à Dieu et entre celle que le plus grand de tous les rois de la terre aurait reçue du dernier de tous les coquins. Que doit-il donc arriver à une créature qui a trempé ses mains dans le sang de son Dieu par son péché ? Que cette expiation, mon sacré Rédempteur, m’apprend bien merveilleusement combien le péché est effroyable et quelle satisfaction il demande. Il ne pouvait être effacé que par les mérites de votre passion. Et quand j’aurais été le seul au monde qui eusse péché et que je n’eusse péché qu’une fois, vous eussiez également donné votre vie pour réparer mon offense, qui, étant un mal infini, exigeait par conséquent un paiement infini [13]

 

     ME VOILA persuadé, mon Dieu, de l’horreur du péché. Que je suis heureux d’en reconnaître l’énormité, et que je dois vous rendre des millions de grâces de m’avoir fait voir des yeux qui étaient à la vérité ouverts, mais qui ne voyaient point. Mais que je suis malheureux aussi de n’avoir pas voulu me laisser éclairer plus tôt, et d’avoir refusé tant de fois de me laisser persuader de la chose du monde qui m’était la plus nécessaire de croire. Il est tard, mon Dieu, de revenir de mes égarements, puisqu’ils m’ont conservé si longtemps votre ennemi. Mais vous êtes le Père des miséricordes, vous recevez dans le sein d’Abraham les brebis qui cherchent leur pasteur qu’elles avaient perdu. Vous êtes la vigne et je suis un sarment que vous voudrez bien réunir à la souche pour le faire vivre de la même vie que le pied. Mes feuilles et mes fruits ne seront plus différents des vôtres ; je ne produirai plus de petites branches que vous ne connaissiez, pourvu, Seigneur, que vous me communiquiez votre grâce qui est l’aliment et la substance qui me fera porter les fleurs que vous aimez.

 

     JE VEUX me rendre digne, mon Sauveur, de votre amour, à quelque prix que ce puisse être. Voilà maintenant où je borne mes souhaits. Mon cœur, jusqu’ici rempli de vanité et d’ambition, ne trouvait rien dans le monde d’assez haut ni d’assez grand pour le borner. Je ne m’étonne plus que des choses terrestres et périssables ne fussent pas capables de le contenter. Il était réservé pour un Dieu, et il trouve à présent de quoi se remplir tout entier. Il ne sera plus occupé que de vous seul. Se passera-t-il un moment où il ne s’élève pas à vous, où il ne vous consacre pas toutes ses pensées, qui seront autant de réflexions qu’il fera pour se tenir sur ses gardes ?

 

     CONSERVANT par votre sainte grâce, mon divin Jésus, une attention si grande sur toutes mes actions, je conserverai toujours une haine implacable pour le péché ; et appréhendant désormais d’en commettre un seul, j’éviterai par ce moyen de tomber dans le dangereux précipice de la mauvaise habitude dont on vient de nous parler et dont je suis encore tout épouvanté.

 

J’AVOUE que le plus grand malheur qui puisse arriver à une âme qui s’est insensiblement éloignée de la piété, c’est de tomber dans l’habitude de quelque vice, quelque petit qu’il puisse être. C’est là le dernier comble du désordre, et le pécheur, en peu de temps, en se rendant l’esclave nécessaire de sa passion, met lui-même volontairement le dernier sceau à sa réprobation éternelle. Seigneur, je viens de vous promettre de ne vous plus offenser. Vous connaissez mon intention, et vous êtes le vrai Dieu qui découvrez dans les plis et les replis du cœur ce qui y est le plus secrètement caché [14]. L’envie que j’ai de paraître toujours devant vos yeux dans la simplicité de la colombe et avec la prudence du serpent [15] me donne la hardiesse de vous promettre une fidélité inviolable.

 

J’EXPOSERAIS mille fois ma vie dans les sentiments où je suis, plutôt que de renoncer aux protestations que je vous fais. Mais à l’exemple d’un David, au souvenir que j’ai d’un Salomon et d’un Saint Pierre, que puis-je promettre, de quoi puis-je répondre, puisque les plus hauts cèdres ont bien tombé ? Je n’ai point assez de présomption pour me fier à mon courage. Je suis homme, et par conséquent je suis faible et je puis vous oublier au moment que je croirai veiller avec plus de précaution sur moi. Je déteste, Seigneur, par avance ces péchés, et si je suis assez malheureux que d’être surpris, que ma chute, ô mon Dieu, soit, au plus, imprévue et sans réflexion. Que j’en tire des sujets d’une humiliation profonde. Que le mal puisse me servir pour le bien, mais qu’il ne soit pas aussi un attrait pour m’arrêter dans le vice, et que le premier péché ne soit pas une amorce engageante pour m’entraîner dans le second.

 

     Sl JE tombais dans ce désordre, vous retireriez vos grâces, et je ne pourrais plus me relever [16]. Bientôt, mon divin Sauveur, j’oublierais les promesses que je vous fais de ne vivre que pour vous. Je cesserais de vous aimer, parce que je cesserais de vous avoir avec moi. Je ne ressentirais plus de joie intérieure ni de repos de conscience; mais j’aimerais mes inquiétudes, je baiserais mes chaînes, et toutes pesantes qu’elles fussent, je m’imaginerais qu’elles seraient légères et agréables pour n’abandonner pas mon crime et pour trouver plus de plaisir dans mon désordre.

 

     DE LÀ la facilité à pécher : je boirais l’iniquité comme l’eau [17], je me plongerais dans le vice et, par plusieurs actes réitérés du mal, il me deviendrait familier et commun. De là, I’insensibilité après le péché. Il n’y aurait plus de remords dans ma conscience: ce qui m’aurait paru un sacrilège quelque temps auparavant, me semblerait être une petite imperfection ou un léger défaut [18]. Ne pousserais-je point les choses plus loin ? Ne regarderais-je pas mes crimes comme des crimes, même comme autant d’abominations et de monstres, mais sans m’en épouvanter, sans chercher des remèdes pour les combattre, sans seulement en avoir de sentiment et de douleur [19]? De là l’impénitence finale, la haine de Dieu, une condamnation éternelle, des supplices affreux et infinis. Point de regret d’avoir offensé son créateur, point de liberté pour en avoir regret. Tout au plus quelques paroles à la mort qui veulent dire quelque chose et qui ne disent rien du tout. C’est le péché qui quitte le pécheur et non pas le pécheur qui quitte le péché. Peut-être le voudrais-je dans ces moments, mais mon cœur s’y opposerait. Mon désir serait inefficace, mon corps, qui n’aurait plus de force et de vigueur, qui serait prêt de retourner bientôt dans son premier néant, renoncerait volontiers à la passion; mais la volonté qui serait si accoutumée à consentir aux objets qui se présenteraient à elle suivrait son penchant ordinaire [20] ; misérable, je crierais miséricorde, et mon cœur au même moment produirait des affections injurieuses à Dieu. Aurais-je même peut-être une minute pour l’employer à la pénitence ? Ne mourrais-je pas comme j’aurais vécu ? Je n’aurais point, pendant ma vie, pensé à mon salut, je n’y penserais point à la mort. Je serais surpris ; je mourrais sans avoir été averti, sans avoir été prévenu par une faiblesse, par une maladie, ou par quelqu’autre symptôme mortel. J’aurais le péché dans le cœur, je me préparerais encore à m’en charger d’un nouveau. Je serais arrêté, il faudrait plier bagage. Tout le monde ensemble que j’aurais tant aimé, mes passions, le diable que j’aurais si bien servi, ne pourrait pas me donner un quart d’heure de vie. Les prières qu’on ferait pour moi, les exhortations, les sacrements me seraient inutiles, parce que mon péché vivrait encore en moi au moment de ma mort, par une juste punition de Dieu [21].

 

CONSERVEZ-moi, ô mon Dieu, la salutaire appréhension que j’ai de tomber jamais dans un aussi grand malheur. Quoi, mon Sauveur, vous offenser avec réflexion, commettre le crime gaiement, n’en ressentir aucune douleur, ne point craindre de vous déplaire, attendre avec tranquillité vos jugements, vous irriter chaque jour de nouveau, chaque heure, chaque moment, être toujours devant vous et n’y être jamais que comme votre ennemi, commettre en votre présence le péché qui vous déplaît si fort, et vivre malgré cela comme si vous n’étiez point, qu’il n’y eût ni justice divine, ni punitions, ni enfer ! J’en frémis d’horreur, ô mon Dieu. Soutenez-moi toujours dans la vertu pour que je bénisse votre saint nom à jamais [22]. Si votre grâce m’abandonnait jusqu’à la [mort], quelle gloire tireriez-vous de moi ? A la vérité, vous contenteriez votre vengeance, vous feriez tomber sur moi les carreaux [23] de votre colère et les foudres de votre indignation. Mais vous qui êtes le Dieu de douceur, I’agneau innocent et le pasteur aimable, qui voulez guérir l’âme et qui aimez sa santé, ne serez-vous pas plus content que je sois l’objet de votre amour et de votre miséricorde ? Vous aurez le plaisir de voir ma fidélité, ma constance et mon courage à vous servir comme je dois [24].

 

JE VOUS rends responsable désormais, mon Dieu, de ma conduite. Je vous déclare que je veux résister à ces engagements funestes du péché. Je ne puis le faire sans votre secours, et je ne le puis assez vous demander. Ne permettez jamais que je devienne aveugle, éclairez-moi de la même lumière dont vous avez éclairé un Augustin, un Paul, une Madeleine et tant d’autres saints personnages. Je ne pourrai me rendre familier avec les idoles, j’irai les détruire dans leurs plus forts retranchements, et par des raisons solides et soutenues de la grâce, je chercherai à arracher les têtes renaissantes du dragon. Je vous ferai connaître à des cœurs qui ne vous connaissaient plus; et concevant moi-même le désordre des âmes qui sont dans la mauvaise habitude, je persuaderai, je convaincrai, je forcerai à changer de vie; et vous serez loué éternellement par des bouches qui vous auraient éternellement maudit.

 

J’ANNONCERAI à ces misérables ce que votre divine bonté m’a fait entendre aujourd’hui. Je me servirai des moyens puissants de votre grâce pour les convertir. Sans elle, et sans une coopération sincère de leur côté, il est impossible qu’ils reviennent jamais à vous en revenant à eux, et il est très sûr qu’ils se perdront éternellement en vous perdant pour toujours, Vous ne leur donnerez pas votre grâce s’ils ne la demandent pas et s’ils ne tâchent de la mériter.

 

JE LES engagerai donc à prier sincèrement, à ne se rebuter pas, à frapper souvent, à vous importuner et à ne vous quitter point qu’ils n’aient senti que vous les écoutez. Ils sauront que leur endurcissement ne vient que d’une soustraction des grâces que vous leur aviez préparées et dont ils ont refusé de se servir tant de fois. Ils concevront votre colère par le peu d’attention que vous donnerez à leurs prières et à leurs premiers pleurs, mais ensuite ils concevront votre miséricorde, si leur douleur est vive et véritable, et qu’ils veuillent sincèrement renoncer à leur vie passée.

 

VOTRE grâce, mon Dieu, a des fonds inépuisables. Il ne faut que demander de tout son cœur et faire tout son possible, pour mériter que vous répandiez sur nos têtes les huiles sacrées qui nous conservent dans le bien. Et comme vous avez donné tout ce qui est nécessaire, de votre côté, quand vous avez fait descendre votre grâce sur le pécheur, il ne faut plus que son consentement pour se servir des moyens salutaires que votre miséricorde lui a accordés. Il faut qu’il fasse pénitence, et qu’il use de l’austérité, qu’il mette la hache dans le bois et qu’il coupe les branches et le pied principal de l’arbre. Mais comme la souche qui reste encore peut produire de nouveaux rejetons dangereux, il faut qu’il ne demeure point tranquille qu’il n’ait renversé toute la terre pour arracher jusqu’aux moindres racines. Il lui en coûtera de la peine, mais ne le mérite-t-il pas, et peut-il lui en coûter trop pour éviter des supplices éternels ?

 

TROP heureux encore que vous vouliez bien, mon Dieu, souffrir ses prières. Il a demeuré assez longtemps dans son péché pour qu’il ressente le mal qui suit le crime. Il ne serait pas juste qu’il jouirait de cette douceur charmante que goûtent les âmes qui vous sont si fidèles. Il n’aura point cet avantage qu’il ne l’ait mérité, et il ne le méritera point que par sa constance dans le bien et par sa fermeté à fuir le mal.

 

LES tentations sont violentes alors, le diable devient plus méchant et plus hardi que jamais [25]. Il voit qu’il va perdre un de ses partisans, il met tout en œuvre pour le ravoir, il favorise les occasions, il épie les moments, il suit partout sa proie, il paraît plus agréable qu’auparavant, il étale ses trésors, il fait voir ses richesses, il offre ses plaisirs, ses charmes, ses attraits. Il compare devant son déserteur la vie molle et sensuelle avec la vie austère du christianisme, il est trompeur, il ment [26], il ne dit point la vérité, mais il sait couvrir sa fourberie avec tant d’artifice qu’il est bien difficile de ne s’y pas laisser surprendre.

 

     UN CŒUR, particulièrement qui s’est habitué à satisfaire ses passions, qui n’a jamais su en attacher une seule à la croix du Seigneur, qui a suivi en tout, au préjudice de la loi de son Dieu, ses appétits et ses convoitises: qu’un cœur pareil difficilement abandonne son vice pour embrasser la vertu ! Il est comme cet arbre que la violence des vents a fait pencher d’un côté : quand il tombe, c’est toujours du côté de sa pente. Rarement, presque jamais il ne se redresse pour retomber de l’autre côté. Voilà l’image d’un homme qui a pris goût dans le péché et qui s’est formé une habitude. Cette peinture, Seigneur, me confirme dans ma crainte. Je veux avoir toujours présent à mon imagination un si grand malheur, pour appréhender davantage les engagements du diable et pour ne me pas familiariser avec lui. Les châtiments qui suivraient mon crime ne seront point la cause de ma prudence et de ma sagesse, mais la peur de vous déplaire et d’offenser un Maître qui mérite d’être aimé si tendrement m’arrêtera, mon Dieu, dans la fidélité que je vous dois.

 

JE NE veux plus désormais penser qu’à tout ce qui pourra me donner de la précaution pour ne point tomber dans le malheureux péché qui fait perdre la grâce. On vient de me donner un moyen sûr pour veiller jusque sur la moindre de mes actions et pour me conserver toujours agréable aux yeux de Dieu. Voilà le secret que je cherchais et que je dois chérir. Je te le répète, mon âme, pour que tu ne l’oublies jamais. Souviens-toi que tu dois mourir, et tu ne pécheras jamais[27].

 

     Ô LE salutaire conseil, ô I’admirable sentence !. Si j’ai un peu de religion et que je veuille mon salut, puis-je penser à la mort et avoir la faiblesse de tomber dans le péché ? Pourquoi me souiller le cœur des choses de ce monde, puisqu’il faudra les abandonner ? Je m’attache à des biens terrestres et périssables qui s’attacheraient en vain à moi, puisqu’ils passent comme moi. Je ne suis rempli que des idées de la vie, et je serai bientôt obligé de tout quitter. Je ne dois vivre que pour mourir, et je ne dois bien vivre que pour bien mourir. L’éternité bienheureuse dépend de ma mort, comme ma mort dépend de ma vie. En quel état ai-je envie de mourir ? Dans le même état dans lequel je vis. Telle vie, telle fin. C’est à moi à prendre là-dessus mes mesures comme il me plaira. Il dépend de moi de mourir dans la grâce ou de n’y pas mourir, parce qu’il dépend de moi, avec le secours du ciel, de vivre saintement ou de vivre sans piété. Que je suis heureux de pouvoir décider de ma mort. Je veux mourir de la mort des justes ; par conséquent il faut que je mène une vie toute sainte et purement chrétienne [28].

 

JE M’EN vais commencer à faire ce que je voudrais avoir fait à l’heure de ma mort, et que ne voudrais-je point avoir fait alors ? Quelles austérités ne voudrais-je point avoir pratiquées, quelles vertus me paraîtraient inutiles, quels moments ne trouverais-je pas avoir été propres à penser à mon salut, quels reproches n’aurais-je pas à me faire si je n’avais pas employé le temps qui m’était donné pour faire de bonnes œuvres ? De quels yeux ne regarderais-je pas mon aveuglement, si j’avais mis dans le monde tout mon plaisir et toute mon espérance ? Aidez-moi, mon Dieu, à vous servir fidèlement, et gravez bien avant dans mon cœur l’arrêt qu’il faut que je subisse afin que je ne fasse point d’action qu’en vue de la mort, et comme si ce devait être la dernière de ma vie.

 

JE NE SUIS PAS moins persuadé de l’incertitude du moment qu’il faudra que je paraisse devant vous, que je suis convaincu de sa certitude. Vous dites vous-même que vous viendrez nous surprendre à l’heure que nous n’y penserons pas [29]. Malheur à moi, mon Dieu, si vous m’envoyez la mort dans un temps que je ne songerai qu’à vivre. Serais-je prêt de vous rendre le compte que votre justice pèsera au poids du sanctuaire ? Je n’aurais pas peut-être mis en ordre ma conscience, et vous ne laisserez pas que de me demander raison [30].

 

     POUR DE vains amusements, pour des bagatelles, pour des plaisirs défendus et peu raisonnables, être condamné à souffrir éternellement ! Quelle folie de remplir son cœur des choses du monde et d’avoir la tête fêlée de vaine gloire ! Que me restera-t-il de tout ce qui est sur la terre, et que restera-t-il de moi à toute la terre après ma mort ? A moi une fosse de six pieds, un mauvais linge à demi usé, et une châsse de quatre ou cinq morceaux de bois pourris assemblés. Au monde que laisserai-je ? Les biens que j’aurai acquis et le cadavre que j’ai soigné avec tant de délicatesse tous les jours. Voilà ce que j’emporterai et ce que je n’emporterai pas en mourant.

 

TOUTES les habitudes que j’ai faites avec tant de peine, toute l’estime que j’aurai acquise avec tant de travail, I’amitié et la confiance des personnes que je me serai attirées après tant de services, les biens, les richesses, les honneurs, les plaisirs, tout cela enfin me suivra-t-il dans le tombeau, ou me servira-t-il de quelque chose pour parler à Dieu en ma faveur ? Mes plus chers amis, mes plus proches parents même, se souviendront-ils de moi longtemps, et quand ils le feraient, que pourrait-il m’en revenir de bon ?

 

QUAND je ne serai plus, on ne se souciera plus de moi. Chacun pense aux vivants parce que chacun a affaire d’eux, mais on ne pense point aux morts parce qu’ils ne peuvent plus nous servir. O quel aveuglement d’aimer des choses si indifférentes et qui ne s’attachent à nous qu’autant que nous leur sommes bons à quelque chose [31] ! Ceux qui sont morts en sont-ils mieux de n’avoir pensé qu’au plaisir ? Ne leur serait-il pas plus avantageux d’avoir travaillé à leur salut ? Mon temps passera comme celui-là, et il sera vrai de faire les mêmes réflexions sur moi que je fais sur les autres. Je suis un misérable en parlant de cette manière, si je n’abandonne pas sérieusement toutes les choses de la terre et si je pense à autre chose qu’à mourir saintement.

 

     JE NE PUIS mieux me préparer à une bonne mort qu’en ne tombant plus dans le péché. J’espère que l’idée que j’aurai toujours désormais devant les yeux, qu’il faut mourir, me retiendra dans la vertu. Mais si j’étais assez malheureux pour qu’une vérité si terrible ne fût pas capable d’arrêter mes passions (il est vrai que la fréquentation du monde étouffe les meilleurs sentiments [32]), il faut que je me souvienne encore que je n’en serai pas quitte seulement pour mourir, mais qu’il faudra encore, outre cela, être jugé du Dieu vivant qui punit aussi rigoureusement les crimes qu’il récompense libéralement les vertus.

 

TU N’AS garde, mon âme, d’oublier les vives peintures qu’on vient de te faire des vengeances de ton Dieu. Tu dois trembler jusqu’à ce que tu sois sûre de ta prédestination, puisque tu seras jugée avec tant de justice, et qu’il faudra que tu rendes raison de la moindre pensée que j’ai eue pendant ma vie. Si tu ne m’as pas fait faire mon devoir de chrétien, quel sera ton supplice et ton désespoir ? A la sortie de cette vie, peut-être dans le temps que tu croiras en être la plus éloignée, tu paraîtras seule devant le tribunal de la divine Majesté. Tu seras devant ton Dieu sans que tu puisses te cacher de ses yeux clairvoyants. Personne ne parlera pour toi que tes bonnes actions; et pourront-elles crier plus haut que tes crimes ? Ni Saints ni Saintes ne solliciteront pour toi. S’ils parlaient, ils ne demanderaient plutôt que ta perte, puisque tu as méprisé le sang de Jésus-Christ [33] . Tes prières ne serviront de rien, et auras-tu seulement le courage de prier ? Tu seras devant un Juge plus aimable que ne l’est l’amour même, et plus terrible que la vengeance; mais sa bonté ne balancera point sa colère si tu es criminel, et le sang qu’il a répandu pour toi ne servira qu’à exercer avec plus de cruauté son courroux pour te punir.

 

     ET QUEL est ce supplice effroyable dont le Seigneur menace les chrétiens infidèles ? J’en frémis quand j’y pense, et je ne puis le nommer sans horreur. C’est l’enfer, c’est l’assemblage de tous les maux les plus cuisants, de toutes les douleurs les plus vives, de tous les tourments les plus violents et les plus insupportables. C’est tout ce que le désespoir, la rage, la vengeance, la haine, la jalousie, la colère et l’impatience peuvent avoir de plus piquant. C’est un exil perpétuel du Paradis, un bannissement éternel de la consolation et du soulagement, une peine infinie de ne voir jamais Dieu; en un mot, c’est l’enfer. Ah ! quelle cruelle punition, quelle terrible sévérité de la justice divine !

 

POUR un seul péché mortel, condamner un homme plein de faiblesse et de légèreté à brûler pendant toute une éternité, sans relâche, sans consumation, toujours entier, toujours brûlant et sentant l’activité du feu avec autant de violence au bout d’un million d’années que le premier jour ! Quelle douleur, mon Dieu, quelle souffrance ! Compter autant de cent millions d’années qu’il y a de gouttes d’eau dans la mer, de feuilles dans les arbres, de grains de sable sur les rivages, de brins d’herbe sur la terre et d’atomes dans l’air ; après cela, ce n’est pas un an de l’éternité, ce n’en est pas un mois, non pas un jour, ni même une heure. A peine en est-ce un moment, ou pour parler plus juste, c’est moins qu’un moment puisqu’on n’en trouve point dans l’éternité.

 

QUELLE horreur épouvantable ! Hurler pendant toute une éternité! Pleurer pendant toute une éternité ! Brûler sans cesse pendant toute une éternité ! Et brûler sans cesse dans toutes les parties du corps à la fois ! Ne voir jamais finir ses peines, avoir pour dernier surcroît de tourment cette éternité qu’il faut souffrir toujours présente à l’imagination, concevoir clairement ce que c’est que cette éternité : une chose qui ne finira jamais, qui durera toujours, dans laquelle on ne trouve ni jours, ni mois, ni années, ni temps, point de terme, point de bout, un espace infini sans mesure, une éternité enfin, pendant laquelle on enragera toujours; sans cesser un moment, sans se soulager, sans pouvoir mourir, toujours grinçant des dents, toujours se déchirant soi-même de rage et de désespoir, toujours jurant et blasphémant le nom de Dieu, et au bout de dix mille millions de millions de siècles, pas plus soulagé, pas plus prêt d’être soulagé que le premier instant!

 

     EN VÉRITÉ, ma raison se perd dans cet abîme, et je ne sais si je dois croire, car cela n’est pas compréhensible. Non sans doute, je ne le croirais jamais si Jésus-Christ ne l’avait dit, mot à mot, sans équivoque et sans déguisement. Comment, mon Dieu, cela se peut-il  ? Ne vous rétracterez-vous point ? Ne deviendrez-vous point un jour flexible ? Hélas ! non, vous ne changerez point vos décrets éternels. Je suis persuadé, malgré mon étonnement, de la vérité de l’enfer. Cela est plus vrai qu’il n’est vrai que je suis vivant. Oui, mon Dieu, vous avez destiné des supplices aux pécheurs impénitents qui ne finiront jamais pendant que vous serez Dieu. Vous cesserez de l’être avant que leur peine puisse finir. Ce n’est point un conte, c’est un article de foi. On ne nous dit point cela pour nous intimider et pour nous faire faire le bien. On nous le dit parce que vous nous l’avez enseigné le premier et qu’il n’y a rien de plus certain et de plus sûr que ce châtiment. Je mérite, mon Dieu, d’être la victime de votre courroux et de brûler éternellement dans ces flammes éternelles, si après la certitude que j’ai de ces peines, je tombe jamais dans le moindre péché avec réflexion.

 

QUE j’apprends bien par là, mon Dieu, combien vous haïssez le péché, puisque vous le punissez si rigoureusement. Il faut que le péché soit un mal bien grand et que par conséquent on soit bien malheureux de le commettre. C’est sans doute un mal infini puisqu’il attaque un objet infini. Un crime contre un roi est un crime de lèse-majesté, qui, contre un sujet, ne serait qu’une légère offense; et comme ce qui fait l’injure, parmi les hommes, plus ou moins considérable, c’est la qualité de la personne outragée et de celle de la personne qui outrage, aussi ce qui doit nous faire comprendre l’énormité du péché, c’est la dignité de Dieu qui est offensé et la basse condition de l’homme qui l’offense. A présent, quand je considère la différence qu’il y a entre Dieu et le pécheur je cesse de m’étonner que les supplices soient si épouvantables pour punir une chose si indigne.

 

JE CONÇOIS, mon Dieu, que vous ne faites pas plus d’injustice à un misérable que vous condamnez aux feux éternels quand il vous a offensé, que je fais moi d’injustice, par exemple, à un moucheron que je tue quand il m’a piqué. Vous ne nous devez rien, et nous vous devons tout, ainsi il n’y a point de peine que l’homme ne mérite quand il a bien voulu vous déplaire et s’exposer à perdre votre grâce.

 

     QUAND nous avons perdu ce secours, je ne m’étonne pas que nous mourions dans le péché. Pouvons-nous un moment nous soutenir dans le bien, si nous n’avons la grâce avec nous ? Quel usage pourtant, mon Dieu, en faisons-nous quand nous la possédons ? Il se trouve à la vérité des chrétiens qui se tiennent sur leur garde, de peur de perdre le trésor, mais combien s’en trouve-t-il qui veillent assez sur leur conduite pour ne commettre point des péchés qui les refroidissent dans la grâce. Hélas, on croit qu’il suffit d’éviter le péché mortel, et l’on ne se fait pas un grand scrupule de tomber dans le véniel. C’est un aveuglement, mon Dieu, dans lequel les âmes presque de tous les plus réglés, se plongent aisément. Cependant peut-on douter de la peine que vous en souffrez, par la punition que vous en avez faite, quand vous avez ordonné à David de faire mourir soixante et dix mille hommes de son royaume, pour expier la vaine gloire qu’il avait eue de toutes les troupes qu’il pouvait mettre sur pied pour son service ? Le péché pourtant de ce roi n’était qu’un faible péché de pensée, et vous le punîtes si rigoureusement [34] !

 

JE N’EN veux pas davantage, mon Dieu, pour concevoir l’attention que nous devons avoir à éviter les moindres péchés que nous appelons petits à notre égard, et qui sont toujours énormes par rapport à vous. Vous êtes trop pur et trop parfait pour ne haïr pas l’imperfection. Vous ne voulez point souffrir, dans la céleste Jérusalem, des âmes qui ne soient entièrement purifiées dans cette vie ou dans l’autre. Les peines et les tourments du purgatoire, qui seraient aussi affreux que ceux de l’enfer s’ils étaient aussi longs, nous doivent être une preuve bien sensible que le péché, de quelque nature qui puisse être, est l’objet de votre haine et de votre indignation. Je veux donc désormais, mon Dieu, ne me pardonner aucune faiblesse quand elle pourra me refroidir dans votre grâce ; et puisqu’il faudrait mieux que toute la terre [s’]abîmât avec les hommes qui l’habitent que de commettre un seul péché véniel, je prendrai garde, avec votre sainte grâce, de tomber dans un aussi grand mal.

 

     LE SECRET qu’on nous a donné aujourd’hui pour réussir dans une aussi louable envie de ne vous déplaire jamais, me paraît admirable, et je souhaite de tout mon cœur de ne l’oublier jamais. Il faut donc que je me souvienne que je suis toujours en votre présence, en quelqu’endroit du monde que ce puisse être, que vous me voyez, et que je ne puis vous offenser que vous ne soyez le témoin de mon infidélité. Quand je n’oublierai point que vous êtes partout, dans mes pensées, dans mes paroles, dans mon cœur, aussi bien que dans la chambre, dans la rue ou dans tous les autres lieux, je serai toujours dans le respect et la soumission, je ne penserai point, je ne parlerai point, je ne désirerai point, ni n’agirai, qu’après vous avoir consulté et après avoir examiné s’il n’y a point de mal dans mes démarches, je ne manquerai point de d’élever mon cœur à vous pour vous les offrir, et par conséquent, je ne ferai plus rien qui puisse être contraire à votre gloire et qui me soit infructueux pour mon salut.

 

Sl JE conserve, mon Dieu, toutes ces bonnes résolutions, ce ne sera qu’à votre sainte grâce à qui je serai redevable de ma piété. Mais quelle pourra être ma reconnaissance pour une si grande faveur ? J’ai quelque chose de bien précieux que je suis assez heureux pour pouvoir vous offrir tous les jours; voilà de quoi je vous paierai, et je suis persuadé que vous estimerez beaucoup mon paiement. [Ce] sera, mon Dieu, le sacrifice de la messe, qui est d’un mérite infini auprès de votre divine Majesté. Je ne manquerai donc de ma vie d’assister à cet auguste mystère où Jésus-Christ lui-même, en corps et en âme, nous est présenté par les mains du prêtre. Avec quelle vénération et quel recueillement ne verrai-je pas célébrer un si grand sacrifice ! Mes péchés passés, quoique vous me les ayez pardonnés tant de fois, m’ont peut-être bien ôté des grâces que vous m’eussiez données si je vous avais toujours été fidèle. Mais je suis ravi de savoir que vous ne pouviez rien refuser par les mérites du Précieux Sang de mon Sauveur. Je vous contraindrai, mon Dieu, en vous offrant cette victime sans tache, à me redonner toutes les grâces dont j’ai besoin pour devenir un véritable saint et ne transgresser point votre loi qui ne m’oblige pas seulement à fuir le mal, mais à faire le bien.

 

VOILÀ, en deux mots, ce qu’il faut que je fasse à présent, et ce qu’il ne faut pas que je fasse. Le détail de ce commandement renferme bien des choses qui seraient trop longues à écrire. Je dois m’en souvenir, puisqu’on me l’a répété ici tant de fois: il vaut mieux l’avoir dans le cœur que dans le papier.

 

COURAGE, mon âme, promets à ton Dieu de faire pénitence de tes péchés et de lui faire connaître l’horreur que tu en as, par le soin que tu vas prendre d’éviter de secondes rechutes. Que rien au monde ne soit capable de m’éloigner de la vertu. Perdons respect humain, complaisance, faiblesse, amour propre, vanité, perdons tout ce que nous avons de mauvais, et ne gardons que ce qui peut être bon. Qu’on dise tout ce qu’on voudra, qu’on m’approuve, qu’on s’en moque, qu’on me traite de visionnaire, d’hypocrite ou d’homme de bien, tout cela me doit être désormais indifférent. Je cherche mon Dieu [35]. Il ne m’a donné la vie que pour le servir fidèlement. Je dois bientôt aller lui rendre compte du temps que j’ai eu ici pour faire mon salut. Le monde ne me récompensera pas de l’attachement que j’aurais pour lui. Je serais seulement bien en peine s’il fallait y trouver un véritable ami qui m’aimât sans intérêt. Dieu seul m’aime sincèrement et veut me faire du bien. Si je lui puis plaire, je suis trop heureux; si je lui déplais, je suis le plus misérable homme du monde. J’ai tout gagné si je vis dans la grâce; j’ai tout perdu si je la perds.

 

CONSERVEZ-moi, mon Dieu, de si saintes résolutions, et me donnez, s’il vous plait, la grâce de la persévérance finale [36]. J’aurai des ennemis à combattre et qui, cherchant à détruire ma vertu par mille occasions dangereuses qu’ils me présenteront, chercheront en même temps ma ruine et ma perte. Défendez-moi, Seigneur, contre ces tentateurs, et puisque le plus redoutable est l’ambition qui est ma passion dominante, humiliez-moi, abaissez mon orgueil, confondez ma gloire Que je trouve partout des mortifications, que les hommes me rebutent et me méprisent. J’y consens, mon Dieu, pourvu que vous m’aimiez beaucoup et que je vous sois cher. J’aurai de la peine à souffrir et à étouffer cette vanité dont je suis si fort rempli. Mais que ne doit point faire un homme pour vous qui êtes un Dieu, qui avez répandu votre Précieux Sang pour moi.

 

     RIEN ne me sera difficile si vous voulez bien me secourir et que je m’abandonne entièrement à vous. Je dois avoir de la défiance de moi-même et espérer tout de votre miséricorde. J’ai tout à craindre dans l’état où je suis. Je ne suis point, Seigneur, dans celui où vous me souhaitez, et pour faire mon salut comme je dois, il faut que je prenne le parti que vous m’avez destiné. C’est là maintenant la première chose à laquelle je dois penser. Trop heureux, mon Dieu, si je ne me trompe point dans le choix, je vais prendre toutes les précautions les plus saintes pour découvrir votre sainte volonté. Je veux déclarer à mon directeur mes inclinations et mes répugnances sur chaque genre de vie, afin d’examiner avec plus d’attention ce qui peut m’être convenable. Je n’oublierai rien de tout ce que je croirai devoir être nécessaire pour consulter votre Providence. Que votre grâce, mon divin Maître, m’éclaire dans toutes mes démarches, et que je la puisse mériter par un attachement inviolable et perpétuel pour tout ce qui vous peut plaire.

 

FIN DES RÉFLEXIONS [37]

 



[1]. Pierre THOMAS, CSSP, dans KOREN, Ecrits, p. 248.

[2]. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 156 ; KOREN, Ecrits, p.42-43.

[3]. La phrase est quelque peu obscure. Le sens est le suivant : “ Je me trouverai pour mon malheur du nombre de ces privilégiés si je ne sais pas, ou si je ne veux pas répondre, etc. ” Les grâces privilégiées reçues de Dieu augmentent la responsabilité de qui n’y est pas fidèle.

[4]. Cf. He. 10, 29.

[5]. Cf. Ez. 33, 11

[6]. En marge : Christianitas, mors criminum et vita virtutum : le christianisme est la mort des vices et la vie des vertus.

[7]. Ces expressions sont de saint Paul : cf. Ga. 3, 27 ; Ep. 4, 22-24 ; Col. 3, 9-10.

[8]. En marge : Aut in igne, aut in Christo : soit dans le feu, soit dans le Christ.

[9]. Ici le manuscrit a une faute manifeste :  “…vous m’oignerez ”. Distraction de l’auteur ou du copiste ?

[10]. En marge : Me secutus est errantem, me sequetur paenitentem : Il m’a poursuivi quand je m’égarais, il me poursuivra quand je ferai pénitence.

[11]. Cf. Is. 61, 10.

[12]. Cette comparaison des péchés des hommes avec le péché des anges est probablement inspirée par les Exercices Spirituels de saint Ignace, 1ère Semaine, 1er Exercice, 1er point : “…me couvrir de honte et de confusion, en comparant ce péché unique des anges avec la multitude de ceux que j’ai commis. J’en pourrai conclure combien de fois j’ai mérité l’enfer, puisque les anges ont été condamnés à ce supplice pour un seul crime ”.

[13]. Ici encore, le retraitant suit les Exercices Spirituels de saint Ignace, 1ère Semaine, 1er Exercice, 3e point : “ Je ferai aussi des raisonnements pour me convaincre que le péché mérite véritablement un supplice éternel, puisqu’il est commis contre une bonté infinie ” ; cet exercice de saint Ignace ce termine aussi par la considération de Jésus crucifié pour nos péchés. Le langage de Claude Poullart se ressent inévitablement du climat et de la mentalité de la société dans laquelle il vit (distinction très tranchée entre les classes sociales, condition inférieure et méprisée de la paysannerie en face de la noblesse, etc.). Ceci ne fait que souligner l’importance de la conversion qu’il va faire et qui l’amènera précisément à consacrer sa vie aux plus humbles et aux plus méprisés.

[14]. En marge : Scrutans renes et corda, Deus : ô Dieu, toi qui scrutes les reins et les cœurs : Ps. 7, 10.

[15]. Cf. Mt. 10, 16.

[16]. En marge : Ex sola consuetudine peccandi facta est necessitas : par la seule habitude de pécher, cela est devenu une nécessité.

[17]. Cf. Jb. 15, 16.

[18]. En marge : Omne peccatum consuetudine vilescit : par l’habitude tout péché perd de son importance.

[19]. En marge : Ab assuetis non fit passio : on ne souffre pas de ce à quoi on est habitué.

[20]. En marge : Consuetudo ligat : l’habitude enchaîne.

[21]. En marge : /n peccatis vestris moriemini : vous mourrez dans vos péchés : Jn. 8, 21.

[22]. En marge : Non mortui laudabunt te, Domine, neque qui descendunt in infernum : Les morts ne te loueront pas, Seigneur, ni ceux qui descendent aux enfers : Ps. 113, 17.

[23]. Le mot carreau est employé au XVIIe siècle pour signifier la flèche d’arbalète, qui est une flèche à quatre pans ; par extension le même mot désigne aussi la foudre, le tonnerre. Cf. A. Littré, Dictionnaire de la langue française, au mot : carreau.

[24]. En marge : Volo vincere inimicos. Clamo ad te : je veux triompher de mes ennemis. Je crie vers toi.

[25]. En marge : Adsumit secum septem spiritus nequiores se : Il va prendre sept autres esprits plus mauvais que lui : Lc. 11, 26.

[26]. Cf. Jn. 8.44.

[27]. En marge : Memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis : Souviens-toi de ta fin et jamais tu ne pécheras : Si. 7, 40. On trouvera des considérations très semblables à celles de ce passage dans l’Imitation de Jésus-Christ , Livre 1, ch. 23.

[28]. En marge : Anima mea morte justorum moriatur : Que je meure moi-même de la mort des justes : Nb. 23, 10.

[29]. En marge : Veniam sicut fur : Je viendrai comme un voleur : Ap. 3, 3.

[30]. En marge : Redde rationem villicationis tuae : Rends les comptes de ta gestion : Lc. 16, 2. Pour l’expression : …au poids du sanctuaire, voir ci-dessous, Choix d’un Etat de Vie, note 7, p. ***.

[31]. Cette constatation pessimiste sur la fidélité des amis après la mort se trouve aussi dans l’Imitation de Jésus-Christ, Livre I, ch. 23, n°. 5 et n°. 8.

[32]. En marge : Fascinatio nugacitatis obscurat bona : La fascination de la frivolité obscurcit les vraies valeurs : Sg. 4, 12.

[33]. Voir encore l’Imitation de Jésus-Christ, Livre I, ch. 24, n° 1, où l’on trouvera bien des expressions semblables. On peut penser que les images quelque peu dramatiques de ces lignes sont influencées par l’expérience que le jeune licencé en droit a pu avoir dans les séances du tribunal de Rennes. Mais lui-même nous dit, au début de ce paragraphe, que c’est le prédicateur de la retraite qui vient de lui faire ces vives peintures  des vengeances de Dieu.

[34]. Cf. 2 S. 24, 1-17.

[35]. En marge : Ego Deum meum quaero : Moi, je cherche mon Dieu.

[36]. En marge : Qui perseveraverit usque in finem, hic sa/vus erit : Celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-la sera sauvé : Mt. 10, 22.

[37]. Ces mots qui terminent le manuscrit de ce cahier ne sont pas de la main de Poullart des Places.

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