- I -
RÉFLEXIONS
SUR LES VÉRITÉS DE LA RELIGION
FORMÉES DANS UNE RETRAITE,
PAR UNE ÂME
QUI PENSE A SE CONVERTIR
Introduction
Claude-François Poullart des
Places avait 22 ans lorsquil écrivit ces pages. Après de brillantes études au
collège des Jésuites de Rennes, il avait passé deux années à Nantes pour étudier le
droit et en était revenu au début de lété 1700 avec ses Lettres de licencié en
droit.
Pendant une année entière, le
jeune licencié demeura à Rennes, sinitiant aux multiples activités de son père ;
celui-ci, descendant dune famille de vieille noblesse bretonne, avait dû, faute de
documents, renoncer au titre décuyer que portaient ses ancêtres, lors de la
réforme de la noblesse bretonne par Colbert en 1668. Devenu juge-garde des monnaies, il
sétait enrichi grâce à une prodigieuse activité de fermier général et surtout
de commerçant. Le premier biographe de Claude-Francois écrit : M. des Places, son
père, par sa sagesse et son application, avait gagné un bien considérable, et il voyait
dailleurs dans son fils de si belles qualités desprit et de corps, si bien
perfectionnées par léducation quil lui avait donnée, quil avait tout
lieu-despérer que son fils rendrait son ancien lustre à sa famille. Cest
pour cela quil voulait faire de son fils un conseiller au Parlement de Bretagne, et,
comme il faut pour cela ses preuves de noblesse, il prétendait bien faire valoir ces
titres [1]
.
Ces vues ambitieuses seront vite
déçues. Au cours de lannée 1701, Claude-François fit une retraite, durant
laquelle il écrivit les deux premiers cahiers que nous publions ci-après. Il sagit
de réflexions écrites au jour le jour, et qui, manifestement, dépendent des sujets de
méditation proposés par le prédicateur. Le P. Le Floc'h et, à sa suite, le P. Koren
pensent que cette retraite eut lieu à Paris, au noviciat des jésuites de la rue du
Pot-de-Fer, sous la direction du P. Sanadon [2]. Mais cela nest pas
prouvé, et le P. Michel considère comme plus vraisemblable que la retraite eut lieu à
Rennes. Ce détail, dailleurs, importe peu; il est certain, en tout cas, que ce fut
un tournant décisif dans la vie du jeune licencié en droit, et que ce fut à cette
occasion quil se décida à consacrer toute sa vie au service de Dieu. Le manuscrit
est un cahier de 34 pages in-quarto, très soigneusement écrit et pratiquement sans
ratures ni corrections ; ceci permet de conclure quil ne sagit évidemment pas
dun premier jet, mais dune copie faite par lauteur lui-même ou,
peut-être, par un de ses disciples. Au début de chaque paragraphe, quelques lettres,
correspondant à un ou deux mots, sont écrites en traits beaucoup plus gros, semblables
à ceux du titre de la première page. Nous imprimerons ces lettres en grosses majuscules.
En première page du manuscrit,
au-dessus du titre, on lit ces mots écrits dune autre main : Retraite de Mons. des
Places dans laquelle il examine sa vocation.
Assez fréquemment, en marge, on trouve de brèves citations latines, parfois tirées de lEcriture Sainte ; il sagit, sans doute, de formules latines citées par le prédicateur. Nous les signalerons en note, avec une traduction française.
JAI bien voulu me retirer du commerce du monde pour passer huit jours dans le sein de la solitude. Rien ne ma obligé de faire ce petit sacrifice au Seigneur. Jétais le maître de perdre, comme jai fait si souvent jusquici, les mêmes moments que je veux employer dans ce saint lieu à ma conversion et à mon salut. Je dois reconnaître, dans ce louable dessein, la grâce qui ma éclairé au milieu de mes aveuglements. Si je navais pas eu cette sainte vocation, eus-je été en droit pour cela de ne pas retourner à Dieu ? Nai-je pas déjà tant refusé de ses grâces, auxquelles je nai point voulu ouvrir la porte de mon cur, et le Seigneur na-t-il pas fait pour moi plus quil ne devait, puisque je ne pouvais rien exiger de lui, et quil ma pourtant secouru souvent dans le danger, comme sil y avait été obligé ?
TOUS les hommes ont raison de vouloir se sauver, puisquen pensant à leur salut, ils pensent à plaire à Dieu et à se rendre le sang précieux de Jésus-Christ efficace. Il ny en a pas un seul qui ny soit obligé dune obligation indispensable, si nous regardons la fin pour laquelle nous avons été créés. Il me semble pourtant que, dans une nécessité si générale, il y en a qui ne sont pas également condamnables de renoncer au Paradis. Que je découvre de chrétiens qui seront plus criminels que les autres, si ceux-là ne profitent pas de tant davantages que la Providence leur offre tous les jours si libéralement ! Je me trouve heureusement du nombre de ces enfants chéris à qui mon Père et mon Créateur présente si souvent des moyens faciles et admirables de me réconcilier avec lui. Je men trouverai malheureusement du nombre si je ne sais pas, ou, pour parler plus sincèrement, si je ne veux pas répondre aux recherches dun Dieu qui devrait lui-même être insensible aux miennes [3].
ALLONS, mon âme, il est temps de te rendre à tant de poursuites aimables. Peux-tu balancer un moment à abandonner tous tes sentiments mondains pour te reprocher avec plus dattention et de recueillement ton ingratitude et la dureté de ton cur à la voix de ton Dieu ? Ne dois-tu pas avoir honte davoir combattu si longtemps, davoir détruit, méprisé, foulé aux pieds le sang adorable de ton Jésus [4] ?
QUIL men souvient à mon grand regret, de ces moments où, près de tomber dans le précipice, jy trouvais la main de Dieu qui marrêtait, qui sopposait à ma chute, et que je ne laissais pas que de forcer ! Combien de fois ai-je trouvé la grâce comme un mur dairain qui me servait dobstacle et qui brisait jusquà des mille fois de suite mes efforts criminels et mes démarches déréglées ! Les choses les plus aisées aux autres pour offenser le Seigneur me devenaient à moi difficiles. Je ne dirai pas trop quand je les nommerai presquimpossibles : tout sopposait à moi, les lieux, le temps, les personnes métaient contraires. Pour pécher, il fallait quil men coutât bien de la peine, puisquil fallait marmer de patience et de courage pour vaincre tant dennemis qui ne voulaient que mon bien, et pour essuyer tant de fatigues qui seules devaient être capables de me rebuter.
VOUS me cherchiez, Seigneur, et je vous fuyais. Vous maviez donné de la raison, mais je ne voulais point men servir. Je voulais me brouiller avec vous, et vous ne vouliez point y consentir. Ne méritais-je pas que vous meussiez abandonné enfin, que vous vous fussiez lassé de me faire du bien, et que vous eussiez commencé à me faire du mal ? Jeusse reconnu ma faute dans le châtiment, en sentant la pesanteur de votre bras ; jeusse senti lénormité de mes crimes. Que vous êtes aimable, mon divin Sauveur ! Vous ne voulez point ma mort, vous ne voulez que ma conversion [5]. Comme si vous aviez besoin de moi, vous me traitez toujours avec douceur. Il semble que vous vous fassiez un honneur de réduire un cur aussi insensible que le mien. La conquête vous en paraît belle, et tandis que dun seul mot vous pouvez vaincre tant de millions dhommes qui chanteraient incessamment les louanges de leur Vainqueur et vous dédommageraient, si jose parler ainsi, de la perte dun misérable comme moi, vous permettez quils vous fassent la guerre, mais vous ne voulez pas que je les suive dans leur désordre et dans leur impiété.
IL NAPPARTIENT quà vous, ô mon Dieu, de manier le cur de lhomme. En reconnaissant votre puissance, que je reconnais efficacement votre amour ! Vous maimez, mon divin Sauveur, et vous men donnez des marques bien sensibles. Je sais que votre tendresse est infinie, puisquelle nest pas épuisée par les ingratitudes innombrables que je vous ai fait paraître tant de fois. Il y a longtemps que vous voulez me parler au cur, mais il y a longtemps que je ne veux point vous écouter. Vous tâchez de me persuader que vous voulez vous servir de moi dans les emplois les plus saints et les plus religieux, mais je tâche, moi, de ne vous pas croire. Si votre voix fait quelquefois quelque impression sur mon esprit, le monde, un moment après, efface les caractères de votre grâce. Combien y a-t-il déjà dannées que vous travaillez à rétablir ce que mes passions détruisent continuellement ! Je vois bien que vous ne voulez plus combattre sans succès, et que vous avez ordonné à la victoire de se déclarer pour le juste parti. Lassaut que vous mavez livré dans cette retraite vous sera glorieux, quoique bien moins difficile que tous les autres. Je ne suis point venu ici pour me défendre, je ne suis venu que pour me laisser vaincre.
PARLEZ, mon Dieu, quand il vous plaira, et puisque tout le mal que je vous ai pu faire en men faisant dinfini ne vous a pas empêché de crier après moi, à présent, Seigneur, que je me repens de mes aveuglements, que je renonce de tout mon cur à toutes les choses qui mobligeaient de vous fuir, à présent que je viens vous chercher, que je suis près de suivre tous les saints ordres de votre divine Providence, descendez dans le cur où il y a si longtemps que vous voulez entrer : il naura plus des oreilles que pour vous, et ne formera désormais dautres affections que pour vous aimer comme il doit. Vous y trouverez une place qui ne sera point souillée daucune passion, et là, entouré des vertus que votre loi me commande de pratiquer, vous pourrez me faire connaître votre sainte volonté, et rien au monde ne sera plus capable de vous enlever un serviteur qui vous voue, avec un courage digne dun chrétien, une obéissance aveugle et une soumission infinie.
POUR me mettre dans un état plus propre découter vos sages conseils, je renouvellerai un plan de vie qui approchera autant de la perfection du christianisme que ma conduite jusquici a approché de limperfection quon trouve dans lambition et la vanité du siècle [6]. Il faut que je change de nature pour ainsi dire, que je me dépouille du vieil Adam pour me revêtir de Jésus-Christ [7]. Car désormais, ou il faut que je sois entièrement à vous, mon divin Sauveur, ou je nai quà moi-même signer ma réprobation [8]. Vous voulez, mon Dieu, que je sois homme, mais vous voulez que je le sois selon votre cur. Je comprends ce que vous me demandez en un mot, et je veux bien vous laccorder parce que vous maiderez, que vous me donnerez de la force et que vous moindrez [9] de votre Sagesse et de votre vertu.
JAI BESOIN de votre secours pour me défendre du tentateur. Jabandonne son parti, et il cherchera à me rengager dans ses chaînes affreuses [10]. Cet ennemi est puissant quand vous ne paraissez pas devant lui. Cest votre affaire, mon Dieu, de combattre pour moi. Je me confie entièrement à vous parce que je sais que vous prenez toujours le parti de ceux qui espèrent en vous, et quon na rien à craindre quand on fait ce quon peut et que vous nous conservez.
VOUS ne retirerez point votre bras, Seigneur, de peur de me secourir tandis que je vous serai fidèle, mais je cesserai de lêtre quand je tomberai dans le péché. Préservez-moi, mon aimable Sauveur, dun mal si dangereux, donnez-moi plutôt la mort que de permettre que je devienne lobjet de votre disgrâce, après lavoir été de votre complaisance. Prévenez le moment où je serais assez malheureux que de vous oublier, et puisque le péché vous est si désagréable, changez ma faiblesse en courage; et sil faut quun faible roseau comme moi soit exposé à la fureur des vents et des plus fortes tempêtes, oignez-moi de votre miséricorde et couvrez mon infirmité de la robe de justice [11]
CONSERVEZ-moi, mon Dieu, dans une si sainte horreur pour la chose qui vous déplaît le plus. Je viens de le concevoir mieux que je navais fait jusquici. On vient de mapprendre jusquoù va votre courroux pour punir le péché. Lexemple de votre justice dans le châtiment des mauvais anges meffraie et augmente mon amour tout à la fois. Je regarde en tremblant la rigueur avec laquelle vous vous êtes vengé de leur offense, et je regarde en excitant ma reconnaissance la patience avec laquelle vous avez souffert tous mes crimes.
QUELLE différence pourtant entre ces êtres si parfaits et une créature si misérable ! Des anges qui étaient vos ouvrages aussi bien que moi, mais qui létaient dune manière si excellente et si admirable, nétaient-ils pas capables darrêter votre colère et de désarmer votre justice ? Ils nont péché quune fois. Pourrais-je, moi, nombrer combien jai déjà failli ? Leur péché na été quune faiblesse, les miens ont été des réflexions formées de vous offenser. Le leur na été quune pensée, les miens ont été des pensées et des actions. Ils ont bien moins péché que moi, et jai été plus épargné queux. Sils avaient eu un moment pour se reconnaître, ils en auraient profité. Combien doccasions le Seigneur ma-t-il offert dont je nai point voulu me servir. Ne conserverais-je pas une âme dénaturée si je nadmirais pas la tendresse de mon Dieu et si je ne retournais pas promptement à lui [12]?
JE SUIS étonné de sa miséricorde à mon égard par la connaissance que jai de sa justice. Je sais quun péché contre lui mérite la mort et des supplices éternels. Loffense doit être mesurée selon la qualité de la personne qui la commise et de celle qui la reçue. Un soufflet donné à un paysan par un gentil homme mérite quelque réparation, mais sil était donné à un gentilhomme, à un Seigneur ou à un Roi, si vous voulez par un paysan, que mériterait-il alors, ou plutôt, que ne mériterait-il point ? Il ny a pas de comparaison entre linjure que je fais à Dieu et entre celle que le plus grand de tous les rois de la terre aurait reçue du dernier de tous les coquins. Que doit-il donc arriver à une créature qui a trempé ses mains dans le sang de son Dieu par son péché ? Que cette expiation, mon sacré Rédempteur, mapprend bien merveilleusement combien le péché est effroyable et quelle satisfaction il demande. Il ne pouvait être effacé que par les mérites de votre passion. Et quand jaurais été le seul au monde qui eusse péché et que je neusse péché quune fois, vous eussiez également donné votre vie pour réparer mon offense, qui, étant un mal infini, exigeait par conséquent un paiement infini [13]
ME VOILA persuadé, mon Dieu, de lhorreur du péché. Que je suis heureux den reconnaître lénormité, et que je dois vous rendre des millions de grâces de mavoir fait voir des yeux qui étaient à la vérité ouverts, mais qui ne voyaient point. Mais que je suis malheureux aussi de navoir pas voulu me laisser éclairer plus tôt, et davoir refusé tant de fois de me laisser persuader de la chose du monde qui métait la plus nécessaire de croire. Il est tard, mon Dieu, de revenir de mes égarements, puisquils mont conservé si longtemps votre ennemi. Mais vous êtes le Père des miséricordes, vous recevez dans le sein dAbraham les brebis qui cherchent leur pasteur quelles avaient perdu. Vous êtes la vigne et je suis un sarment que vous voudrez bien réunir à la souche pour le faire vivre de la même vie que le pied. Mes feuilles et mes fruits ne seront plus différents des vôtres ; je ne produirai plus de petites branches que vous ne connaissiez, pourvu, Seigneur, que vous me communiquiez votre grâce qui est laliment et la substance qui me fera porter les fleurs que vous aimez.
JE VEUX me rendre digne, mon Sauveur, de votre amour, à quelque prix que ce puisse être. Voilà maintenant où je borne mes souhaits. Mon cur, jusquici rempli de vanité et dambition, ne trouvait rien dans le monde dassez haut ni dassez grand pour le borner. Je ne métonne plus que des choses terrestres et périssables ne fussent pas capables de le contenter. Il était réservé pour un Dieu, et il trouve à présent de quoi se remplir tout entier. Il ne sera plus occupé que de vous seul. Se passera-t-il un moment où il ne sélève pas à vous, où il ne vous consacre pas toutes ses pensées, qui seront autant de réflexions quil fera pour se tenir sur ses gardes ?
CONSERVANT par votre sainte grâce, mon divin Jésus, une attention si grande sur toutes mes actions, je conserverai toujours une haine implacable pour le péché ; et appréhendant désormais den commettre un seul, jéviterai par ce moyen de tomber dans le dangereux précipice de la mauvaise habitude dont on vient de nous parler et dont je suis encore tout épouvanté.
JAVOUE que le plus grand malheur qui puisse arriver à une âme qui sest insensiblement éloignée de la piété, cest de tomber dans lhabitude de quelque vice, quelque petit quil puisse être. Cest là le dernier comble du désordre, et le pécheur, en peu de temps, en se rendant lesclave nécessaire de sa passion, met lui-même volontairement le dernier sceau à sa réprobation éternelle. Seigneur, je viens de vous promettre de ne vous plus offenser. Vous connaissez mon intention, et vous êtes le vrai Dieu qui découvrez dans les plis et les replis du cur ce qui y est le plus secrètement caché [14]. Lenvie que jai de paraître toujours devant vos yeux dans la simplicité de la colombe et avec la prudence du serpent [15] me donne la hardiesse de vous promettre une fidélité inviolable.
JEXPOSERAIS mille fois ma vie dans les sentiments où je suis, plutôt que de renoncer aux protestations que je vous fais. Mais à lexemple dun David, au souvenir que jai dun Salomon et dun Saint Pierre, que puis-je promettre, de quoi puis-je répondre, puisque les plus hauts cèdres ont bien tombé ? Je nai point assez de présomption pour me fier à mon courage. Je suis homme, et par conséquent je suis faible et je puis vous oublier au moment que je croirai veiller avec plus de précaution sur moi. Je déteste, Seigneur, par avance ces péchés, et si je suis assez malheureux que dêtre surpris, que ma chute, ô mon Dieu, soit, au plus, imprévue et sans réflexion. Que jen tire des sujets dune humiliation profonde. Que le mal puisse me servir pour le bien, mais quil ne soit pas aussi un attrait pour marrêter dans le vice, et que le premier péché ne soit pas une amorce engageante pour mentraîner dans le second.
Sl JE tombais dans ce désordre, vous retireriez vos grâces, et je ne pourrais plus me relever [16]. Bientôt, mon divin Sauveur, joublierais les promesses que je vous fais de ne vivre que pour vous. Je cesserais de vous aimer, parce que je cesserais de vous avoir avec moi. Je ne ressentirais plus de joie intérieure ni de repos de conscience; mais jaimerais mes inquiétudes, je baiserais mes chaînes, et toutes pesantes quelles fussent, je mimaginerais quelles seraient légères et agréables pour nabandonner pas mon crime et pour trouver plus de plaisir dans mon désordre.
DE LÀ la facilité à pécher : je boirais liniquité comme leau [17], je me plongerais dans le vice et, par plusieurs actes réitérés du mal, il me deviendrait familier et commun. De là, Iinsensibilité après le péché. Il ny aurait plus de remords dans ma conscience: ce qui maurait paru un sacrilège quelque temps auparavant, me semblerait être une petite imperfection ou un léger défaut [18]. Ne pousserais-je point les choses plus loin ? Ne regarderais-je pas mes crimes comme des crimes, même comme autant dabominations et de monstres, mais sans men épouvanter, sans chercher des remèdes pour les combattre, sans seulement en avoir de sentiment et de douleur [19]? De là limpénitence finale, la haine de Dieu, une condamnation éternelle, des supplices affreux et infinis. Point de regret davoir offensé son créateur, point de liberté pour en avoir regret. Tout au plus quelques paroles à la mort qui veulent dire quelque chose et qui ne disent rien du tout. Cest le péché qui quitte le pécheur et non pas le pécheur qui quitte le péché. Peut-être le voudrais-je dans ces moments, mais mon cur sy opposerait. Mon désir serait inefficace, mon corps, qui naurait plus de force et de vigueur, qui serait prêt de retourner bientôt dans son premier néant, renoncerait volontiers à la passion; mais la volonté qui serait si accoutumée à consentir aux objets qui se présenteraient à elle suivrait son penchant ordinaire [20] ; misérable, je crierais miséricorde, et mon cur au même moment produirait des affections injurieuses à Dieu. Aurais-je même peut-être une minute pour lemployer à la pénitence ? Ne mourrais-je pas comme jaurais vécu ? Je naurais point, pendant ma vie, pensé à mon salut, je ny penserais point à la mort. Je serais surpris ; je mourrais sans avoir été averti, sans avoir été prévenu par une faiblesse, par une maladie, ou par quelquautre symptôme mortel. Jaurais le péché dans le cur, je me préparerais encore à men charger dun nouveau. Je serais arrêté, il faudrait plier bagage. Tout le monde ensemble que jaurais tant aimé, mes passions, le diable que jaurais si bien servi, ne pourrait pas me donner un quart dheure de vie. Les prières quon ferait pour moi, les exhortations, les sacrements me seraient inutiles, parce que mon péché vivrait encore en moi au moment de ma mort, par une juste punition de Dieu [21].
CONSERVEZ-moi, ô mon Dieu, la salutaire appréhension que jai de tomber jamais dans un aussi grand malheur. Quoi, mon Sauveur, vous offenser avec réflexion, commettre le crime gaiement, nen ressentir aucune douleur, ne point craindre de vous déplaire, attendre avec tranquillité vos jugements, vous irriter chaque jour de nouveau, chaque heure, chaque moment, être toujours devant vous et ny être jamais que comme votre ennemi, commettre en votre présence le péché qui vous déplaît si fort, et vivre malgré cela comme si vous nétiez point, quil ny eût ni justice divine, ni punitions, ni enfer ! Jen frémis dhorreur, ô mon Dieu. Soutenez-moi toujours dans la vertu pour que je bénisse votre saint nom à jamais [22]. Si votre grâce mabandonnait jusquà la [mort], quelle gloire tireriez-vous de moi ? A la vérité, vous contenteriez votre vengeance, vous feriez tomber sur moi les carreaux [23] de votre colère et les foudres de votre indignation. Mais vous qui êtes le Dieu de douceur, Iagneau innocent et le pasteur aimable, qui voulez guérir lâme et qui aimez sa santé, ne serez-vous pas plus content que je sois lobjet de votre amour et de votre miséricorde ? Vous aurez le plaisir de voir ma fidélité, ma constance et mon courage à vous servir comme je dois [24].
JE VOUS rends responsable désormais, mon Dieu, de ma conduite. Je vous déclare que je veux résister à ces engagements funestes du péché. Je ne puis le faire sans votre secours, et je ne le puis assez vous demander. Ne permettez jamais que je devienne aveugle, éclairez-moi de la même lumière dont vous avez éclairé un Augustin, un Paul, une Madeleine et tant dautres saints personnages. Je ne pourrai me rendre familier avec les idoles, jirai les détruire dans leurs plus forts retranchements, et par des raisons solides et soutenues de la grâce, je chercherai à arracher les têtes renaissantes du dragon. Je vous ferai connaître à des curs qui ne vous connaissaient plus; et concevant moi-même le désordre des âmes qui sont dans la mauvaise habitude, je persuaderai, je convaincrai, je forcerai à changer de vie; et vous serez loué éternellement par des bouches qui vous auraient éternellement maudit.
JANNONCERAI à ces misérables ce que votre divine bonté ma fait entendre aujourdhui. Je me servirai des moyens puissants de votre grâce pour les convertir. Sans elle, et sans une coopération sincère de leur côté, il est impossible quils reviennent jamais à vous en revenant à eux, et il est très sûr quils se perdront éternellement en vous perdant pour toujours, Vous ne leur donnerez pas votre grâce sils ne la demandent pas et sils ne tâchent de la mériter.
JE LES engagerai donc à prier sincèrement, à ne se rebuter pas, à frapper souvent, à vous importuner et à ne vous quitter point quils naient senti que vous les écoutez. Ils sauront que leur endurcissement ne vient que dune soustraction des grâces que vous leur aviez préparées et dont ils ont refusé de se servir tant de fois. Ils concevront votre colère par le peu dattention que vous donnerez à leurs prières et à leurs premiers pleurs, mais ensuite ils concevront votre miséricorde, si leur douleur est vive et véritable, et quils veuillent sincèrement renoncer à leur vie passée.
VOTRE grâce, mon Dieu, a des fonds inépuisables. Il ne faut que demander de tout son cur et faire tout son possible, pour mériter que vous répandiez sur nos têtes les huiles sacrées qui nous conservent dans le bien. Et comme vous avez donné tout ce qui est nécessaire, de votre côté, quand vous avez fait descendre votre grâce sur le pécheur, il ne faut plus que son consentement pour se servir des moyens salutaires que votre miséricorde lui a accordés. Il faut quil fasse pénitence, et quil use de laustérité, quil mette la hache dans le bois et quil coupe les branches et le pied principal de larbre. Mais comme la souche qui reste encore peut produire de nouveaux rejetons dangereux, il faut quil ne demeure point tranquille quil nait renversé toute la terre pour arracher jusquaux moindres racines. Il lui en coûtera de la peine, mais ne le mérite-t-il pas, et peut-il lui en coûter trop pour éviter des supplices éternels ?
TROP heureux encore que vous vouliez bien, mon Dieu, souffrir ses prières. Il a demeuré assez longtemps dans son péché pour quil ressente le mal qui suit le crime. Il ne serait pas juste quil jouirait de cette douceur charmante que goûtent les âmes qui vous sont si fidèles. Il naura point cet avantage quil ne lait mérité, et il ne le méritera point que par sa constance dans le bien et par sa fermeté à fuir le mal.
LES tentations sont violentes alors, le diable devient plus méchant et plus hardi que jamais [25]. Il voit quil va perdre un de ses partisans, il met tout en uvre pour le ravoir, il favorise les occasions, il épie les moments, il suit partout sa proie, il paraît plus agréable quauparavant, il étale ses trésors, il fait voir ses richesses, il offre ses plaisirs, ses charmes, ses attraits. Il compare devant son déserteur la vie molle et sensuelle avec la vie austère du christianisme, il est trompeur, il ment [26], il ne dit point la vérité, mais il sait couvrir sa fourberie avec tant dartifice quil est bien difficile de ne sy pas laisser surprendre.
UN CUR, particulièrement qui sest habitué à satisfaire ses passions, qui na jamais su en attacher une seule à la croix du Seigneur, qui a suivi en tout, au préjudice de la loi de son Dieu, ses appétits et ses convoitises: quun cur pareil difficilement abandonne son vice pour embrasser la vertu ! Il est comme cet arbre que la violence des vents a fait pencher dun côté : quand il tombe, cest toujours du côté de sa pente. Rarement, presque jamais il ne se redresse pour retomber de lautre côté. Voilà limage dun homme qui a pris goût dans le péché et qui sest formé une habitude. Cette peinture, Seigneur, me confirme dans ma crainte. Je veux avoir toujours présent à mon imagination un si grand malheur, pour appréhender davantage les engagements du diable et pour ne me pas familiariser avec lui. Les châtiments qui suivraient mon crime ne seront point la cause de ma prudence et de ma sagesse, mais la peur de vous déplaire et doffenser un Maître qui mérite dêtre aimé si tendrement marrêtera, mon Dieu, dans la fidélité que je vous dois.
JE NE veux plus désormais penser quà tout ce qui pourra me donner de la précaution pour ne point tomber dans le malheureux péché qui fait perdre la grâce. On vient de me donner un moyen sûr pour veiller jusque sur la moindre de mes actions et pour me conserver toujours agréable aux yeux de Dieu. Voilà le secret que je cherchais et que je dois chérir. Je te le répète, mon âme, pour que tu ne loublies jamais. Souviens-toi que tu dois mourir, et tu ne pécheras jamais[27].
Ô LE salutaire conseil, ô Iadmirable sentence !. Si jai un peu de religion et que je veuille mon salut, puis-je penser à la mort et avoir la faiblesse de tomber dans le péché ? Pourquoi me souiller le cur des choses de ce monde, puisquil faudra les abandonner ? Je mattache à des biens terrestres et périssables qui sattacheraient en vain à moi, puisquils passent comme moi. Je ne suis rempli que des idées de la vie, et je serai bientôt obligé de tout quitter. Je ne dois vivre que pour mourir, et je ne dois bien vivre que pour bien mourir. Léternité bienheureuse dépend de ma mort, comme ma mort dépend de ma vie. En quel état ai-je envie de mourir ? Dans le même état dans lequel je vis. Telle vie, telle fin. Cest à moi à prendre là-dessus mes mesures comme il me plaira. Il dépend de moi de mourir dans la grâce ou de ny pas mourir, parce quil dépend de moi, avec le secours du ciel, de vivre saintement ou de vivre sans piété. Que je suis heureux de pouvoir décider de ma mort. Je veux mourir de la mort des justes ; par conséquent il faut que je mène une vie toute sainte et purement chrétienne [28].
JE MEN vais commencer à faire ce que je voudrais avoir fait à lheure de ma mort, et que ne voudrais-je point avoir fait alors ? Quelles austérités ne voudrais-je point avoir pratiquées, quelles vertus me paraîtraient inutiles, quels moments ne trouverais-je pas avoir été propres à penser à mon salut, quels reproches naurais-je pas à me faire si je navais pas employé le temps qui métait donné pour faire de bonnes uvres ? De quels yeux ne regarderais-je pas mon aveuglement, si javais mis dans le monde tout mon plaisir et toute mon espérance ? Aidez-moi, mon Dieu, à vous servir fidèlement, et gravez bien avant dans mon cur larrêt quil faut que je subisse afin que je ne fasse point daction quen vue de la mort, et comme si ce devait être la dernière de ma vie.
JE NE SUIS PAS moins persuadé de lincertitude du moment quil faudra que je paraisse devant vous, que je suis convaincu de sa certitude. Vous dites vous-même que vous viendrez nous surprendre à lheure que nous ny penserons pas [29]. Malheur à moi, mon Dieu, si vous menvoyez la mort dans un temps que je ne songerai quà vivre. Serais-je prêt de vous rendre le compte que votre justice pèsera au poids du sanctuaire ? Je naurais pas peut-être mis en ordre ma conscience, et vous ne laisserez pas que de me demander raison [30].
POUR DE vains amusements, pour des bagatelles, pour des plaisirs défendus et peu raisonnables, être condamné à souffrir éternellement ! Quelle folie de remplir son cur des choses du monde et davoir la tête fêlée de vaine gloire ! Que me restera-t-il de tout ce qui est sur la terre, et que restera-t-il de moi à toute la terre après ma mort ? A moi une fosse de six pieds, un mauvais linge à demi usé, et une châsse de quatre ou cinq morceaux de bois pourris assemblés. Au monde que laisserai-je ? Les biens que jaurai acquis et le cadavre que jai soigné avec tant de délicatesse tous les jours. Voilà ce que jemporterai et ce que je nemporterai pas en mourant.
TOUTES les habitudes que jai faites avec tant de peine, toute lestime que jaurai acquise avec tant de travail, Iamitié et la confiance des personnes que je me serai attirées après tant de services, les biens, les richesses, les honneurs, les plaisirs, tout cela enfin me suivra-t-il dans le tombeau, ou me servira-t-il de quelque chose pour parler à Dieu en ma faveur ? Mes plus chers amis, mes plus proches parents même, se souviendront-ils de moi longtemps, et quand ils le feraient, que pourrait-il men revenir de bon ?
QUAND je ne serai plus, on ne se souciera plus de moi. Chacun pense aux vivants parce que chacun a affaire deux, mais on ne pense point aux morts parce quils ne peuvent plus nous servir. O quel aveuglement daimer des choses si indifférentes et qui ne sattachent à nous quautant que nous leur sommes bons à quelque chose [31] ! Ceux qui sont morts en sont-ils mieux de navoir pensé quau plaisir ? Ne leur serait-il pas plus avantageux davoir travaillé à leur salut ? Mon temps passera comme celui-là, et il sera vrai de faire les mêmes réflexions sur moi que je fais sur les autres. Je suis un misérable en parlant de cette manière, si je nabandonne pas sérieusement toutes les choses de la terre et si je pense à autre chose quà mourir saintement.
JE NE PUIS mieux me préparer à une bonne mort quen ne tombant plus dans le péché. Jespère que lidée que jaurai toujours désormais devant les yeux, quil faut mourir, me retiendra dans la vertu. Mais si jétais assez malheureux pour quune vérité si terrible ne fût pas capable darrêter mes passions (il est vrai que la fréquentation du monde étouffe les meilleurs sentiments [32]), il faut que je me souvienne encore que je nen serai pas quitte seulement pour mourir, mais quil faudra encore, outre cela, être jugé du Dieu vivant qui punit aussi rigoureusement les crimes quil récompense libéralement les vertus.
TU NAS garde, mon âme, doublier les vives peintures quon vient de te faire des vengeances de ton Dieu. Tu dois trembler jusquà ce que tu sois sûre de ta prédestination, puisque tu seras jugée avec tant de justice, et quil faudra que tu rendes raison de la moindre pensée que jai eue pendant ma vie. Si tu ne mas pas fait faire mon devoir de chrétien, quel sera ton supplice et ton désespoir ? A la sortie de cette vie, peut-être dans le temps que tu croiras en être la plus éloignée, tu paraîtras seule devant le tribunal de la divine Majesté. Tu seras devant ton Dieu sans que tu puisses te cacher de ses yeux clairvoyants. Personne ne parlera pour toi que tes bonnes actions; et pourront-elles crier plus haut que tes crimes ? Ni Saints ni Saintes ne solliciteront pour toi. Sils parlaient, ils ne demanderaient plutôt que ta perte, puisque tu as méprisé le sang de Jésus-Christ [33] . Tes prières ne serviront de rien, et auras-tu seulement le courage de prier ? Tu seras devant un Juge plus aimable que ne lest lamour même, et plus terrible que la vengeance; mais sa bonté ne balancera point sa colère si tu es criminel, et le sang quil a répandu pour toi ne servira quà exercer avec plus de cruauté son courroux pour te punir.
ET QUEL est ce supplice effroyable dont le Seigneur menace les chrétiens infidèles ? Jen frémis quand jy pense, et je ne puis le nommer sans horreur. Cest lenfer, cest lassemblage de tous les maux les plus cuisants, de toutes les douleurs les plus vives, de tous les tourments les plus violents et les plus insupportables. Cest tout ce que le désespoir, la rage, la vengeance, la haine, la jalousie, la colère et limpatience peuvent avoir de plus piquant. Cest un exil perpétuel du Paradis, un bannissement éternel de la consolation et du soulagement, une peine infinie de ne voir jamais Dieu; en un mot, cest lenfer. Ah ! quelle cruelle punition, quelle terrible sévérité de la justice divine !
POUR un seul péché mortel, condamner un homme plein de faiblesse et de légèreté à brûler pendant toute une éternité, sans relâche, sans consumation, toujours entier, toujours brûlant et sentant lactivité du feu avec autant de violence au bout dun million dannées que le premier jour ! Quelle douleur, mon Dieu, quelle souffrance ! Compter autant de cent millions dannées quil y a de gouttes deau dans la mer, de feuilles dans les arbres, de grains de sable sur les rivages, de brins dherbe sur la terre et datomes dans lair ; après cela, ce nest pas un an de léternité, ce nen est pas un mois, non pas un jour, ni même une heure. A peine en est-ce un moment, ou pour parler plus juste, cest moins quun moment puisquon nen trouve point dans léternité.
QUELLE horreur épouvantable ! Hurler pendant toute une éternité! Pleurer pendant toute une éternité ! Brûler sans cesse pendant toute une éternité ! Et brûler sans cesse dans toutes les parties du corps à la fois ! Ne voir jamais finir ses peines, avoir pour dernier surcroît de tourment cette éternité quil faut souffrir toujours présente à limagination, concevoir clairement ce que cest que cette éternité : une chose qui ne finira jamais, qui durera toujours, dans laquelle on ne trouve ni jours, ni mois, ni années, ni temps, point de terme, point de bout, un espace infini sans mesure, une éternité enfin, pendant laquelle on enragera toujours; sans cesser un moment, sans se soulager, sans pouvoir mourir, toujours grinçant des dents, toujours se déchirant soi-même de rage et de désespoir, toujours jurant et blasphémant le nom de Dieu, et au bout de dix mille millions de millions de siècles, pas plus soulagé, pas plus prêt dêtre soulagé que le premier instant!
EN VÉRITÉ, ma raison se perd dans cet abîme, et je ne sais si je dois croire, car cela nest pas compréhensible. Non sans doute, je ne le croirais jamais si Jésus-Christ ne lavait dit, mot à mot, sans équivoque et sans déguisement. Comment, mon Dieu, cela se peut-il ? Ne vous rétracterez-vous point ? Ne deviendrez-vous point un jour flexible ? Hélas ! non, vous ne changerez point vos décrets éternels. Je suis persuadé, malgré mon étonnement, de la vérité de lenfer. Cela est plus vrai quil nest vrai que je suis vivant. Oui, mon Dieu, vous avez destiné des supplices aux pécheurs impénitents qui ne finiront jamais pendant que vous serez Dieu. Vous cesserez de lêtre avant que leur peine puisse finir. Ce nest point un conte, cest un article de foi. On ne nous dit point cela pour nous intimider et pour nous faire faire le bien. On nous le dit parce que vous nous lavez enseigné le premier et quil ny a rien de plus certain et de plus sûr que ce châtiment. Je mérite, mon Dieu, dêtre la victime de votre courroux et de brûler éternellement dans ces flammes éternelles, si après la certitude que jai de ces peines, je tombe jamais dans le moindre péché avec réflexion.
QUE japprends bien par là, mon Dieu, combien vous haïssez le péché, puisque vous le punissez si rigoureusement. Il faut que le péché soit un mal bien grand et que par conséquent on soit bien malheureux de le commettre. Cest sans doute un mal infini puisquil attaque un objet infini. Un crime contre un roi est un crime de lèse-majesté, qui, contre un sujet, ne serait quune légère offense; et comme ce qui fait linjure, parmi les hommes, plus ou moins considérable, cest la qualité de la personne outragée et de celle de la personne qui outrage, aussi ce qui doit nous faire comprendre lénormité du péché, cest la dignité de Dieu qui est offensé et la basse condition de lhomme qui loffense. A présent, quand je considère la différence quil y a entre Dieu et le pécheur je cesse de métonner que les supplices soient si épouvantables pour punir une chose si indigne.
JE CONÇOIS, mon Dieu, que vous ne faites pas plus dinjustice à un misérable que vous condamnez aux feux éternels quand il vous a offensé, que je fais moi dinjustice, par exemple, à un moucheron que je tue quand il ma piqué. Vous ne nous devez rien, et nous vous devons tout, ainsi il ny a point de peine que lhomme ne mérite quand il a bien voulu vous déplaire et sexposer à perdre votre grâce.
QUAND nous avons perdu ce secours, je ne métonne pas que nous mourions dans le péché. Pouvons-nous un moment nous soutenir dans le bien, si nous navons la grâce avec nous ? Quel usage pourtant, mon Dieu, en faisons-nous quand nous la possédons ? Il se trouve à la vérité des chrétiens qui se tiennent sur leur garde, de peur de perdre le trésor, mais combien sen trouve-t-il qui veillent assez sur leur conduite pour ne commettre point des péchés qui les refroidissent dans la grâce. Hélas, on croit quil suffit déviter le péché mortel, et lon ne se fait pas un grand scrupule de tomber dans le véniel. Cest un aveuglement, mon Dieu, dans lequel les âmes presque de tous les plus réglés, se plongent aisément. Cependant peut-on douter de la peine que vous en souffrez, par la punition que vous en avez faite, quand vous avez ordonné à David de faire mourir soixante et dix mille hommes de son royaume, pour expier la vaine gloire quil avait eue de toutes les troupes quil pouvait mettre sur pied pour son service ? Le péché pourtant de ce roi nétait quun faible péché de pensée, et vous le punîtes si rigoureusement [34] !
JE NEN veux pas davantage, mon Dieu, pour concevoir lattention que nous devons avoir à éviter les moindres péchés que nous appelons petits à notre égard, et qui sont toujours énormes par rapport à vous. Vous êtes trop pur et trop parfait pour ne haïr pas limperfection. Vous ne voulez point souffrir, dans la céleste Jérusalem, des âmes qui ne soient entièrement purifiées dans cette vie ou dans lautre. Les peines et les tourments du purgatoire, qui seraient aussi affreux que ceux de lenfer sils étaient aussi longs, nous doivent être une preuve bien sensible que le péché, de quelque nature qui puisse être, est lobjet de votre haine et de votre indignation. Je veux donc désormais, mon Dieu, ne me pardonner aucune faiblesse quand elle pourra me refroidir dans votre grâce ; et puisquil faudrait mieux que toute la terre [s]abîmât avec les hommes qui lhabitent que de commettre un seul péché véniel, je prendrai garde, avec votre sainte grâce, de tomber dans un aussi grand mal.
LE SECRET quon nous a donné aujourdhui pour réussir dans une aussi louable envie de ne vous déplaire jamais, me paraît admirable, et je souhaite de tout mon cur de ne loublier jamais. Il faut donc que je me souvienne que je suis toujours en votre présence, en quelquendroit du monde que ce puisse être, que vous me voyez, et que je ne puis vous offenser que vous ne soyez le témoin de mon infidélité. Quand je noublierai point que vous êtes partout, dans mes pensées, dans mes paroles, dans mon cur, aussi bien que dans la chambre, dans la rue ou dans tous les autres lieux, je serai toujours dans le respect et la soumission, je ne penserai point, je ne parlerai point, je ne désirerai point, ni nagirai, quaprès vous avoir consulté et après avoir examiné sil ny a point de mal dans mes démarches, je ne manquerai point de délever mon cur à vous pour vous les offrir, et par conséquent, je ne ferai plus rien qui puisse être contraire à votre gloire et qui me soit infructueux pour mon salut.
Sl JE conserve, mon Dieu, toutes ces bonnes résolutions, ce ne sera quà votre sainte grâce à qui je serai redevable de ma piété. Mais quelle pourra être ma reconnaissance pour une si grande faveur ? Jai quelque chose de bien précieux que je suis assez heureux pour pouvoir vous offrir tous les jours; voilà de quoi je vous paierai, et je suis persuadé que vous estimerez beaucoup mon paiement. [Ce] sera, mon Dieu, le sacrifice de la messe, qui est dun mérite infini auprès de votre divine Majesté. Je ne manquerai donc de ma vie dassister à cet auguste mystère où Jésus-Christ lui-même, en corps et en âme, nous est présenté par les mains du prêtre. Avec quelle vénération et quel recueillement ne verrai-je pas célébrer un si grand sacrifice ! Mes péchés passés, quoique vous me les ayez pardonnés tant de fois, mont peut-être bien ôté des grâces que vous meussiez données si je vous avais toujours été fidèle. Mais je suis ravi de savoir que vous ne pouviez rien refuser par les mérites du Précieux Sang de mon Sauveur. Je vous contraindrai, mon Dieu, en vous offrant cette victime sans tache, à me redonner toutes les grâces dont jai besoin pour devenir un véritable saint et ne transgresser point votre loi qui ne moblige pas seulement à fuir le mal, mais à faire le bien.
VOILÀ, en deux mots, ce quil faut que je fasse à présent, et ce quil ne faut pas que je fasse. Le détail de ce commandement renferme bien des choses qui seraient trop longues à écrire. Je dois men souvenir, puisquon me la répété ici tant de fois: il vaut mieux lavoir dans le cur que dans le papier.
COURAGE, mon âme, promets à ton Dieu de faire pénitence de tes péchés et de lui faire connaître lhorreur que tu en as, par le soin que tu vas prendre déviter de secondes rechutes. Que rien au monde ne soit capable de méloigner de la vertu. Perdons respect humain, complaisance, faiblesse, amour propre, vanité, perdons tout ce que nous avons de mauvais, et ne gardons que ce qui peut être bon. Quon dise tout ce quon voudra, quon mapprouve, quon sen moque, quon me traite de visionnaire, dhypocrite ou dhomme de bien, tout cela me doit être désormais indifférent. Je cherche mon Dieu [35]. Il ne ma donné la vie que pour le servir fidèlement. Je dois bientôt aller lui rendre compte du temps que jai eu ici pour faire mon salut. Le monde ne me récompensera pas de lattachement que jaurais pour lui. Je serais seulement bien en peine sil fallait y trouver un véritable ami qui maimât sans intérêt. Dieu seul maime sincèrement et veut me faire du bien. Si je lui puis plaire, je suis trop heureux; si je lui déplais, je suis le plus misérable homme du monde. Jai tout gagné si je vis dans la grâce; jai tout perdu si je la perds.
CONSERVEZ-moi, mon Dieu, de si saintes résolutions, et me donnez, sil vous plait, la grâce de la persévérance finale [36]. Jaurai des ennemis à combattre et qui, cherchant à détruire ma vertu par mille occasions dangereuses quils me présenteront, chercheront en même temps ma ruine et ma perte. Défendez-moi, Seigneur, contre ces tentateurs, et puisque le plus redoutable est lambition qui est ma passion dominante, humiliez-moi, abaissez mon orgueil, confondez ma gloire Que je trouve partout des mortifications, que les hommes me rebutent et me méprisent. Jy consens, mon Dieu, pourvu que vous maimiez beaucoup et que je vous sois cher. Jaurai de la peine à souffrir et à étouffer cette vanité dont je suis si fort rempli. Mais que ne doit point faire un homme pour vous qui êtes un Dieu, qui avez répandu votre Précieux Sang pour moi.
RIEN ne me sera difficile si vous voulez bien me secourir et que je mabandonne entièrement à vous. Je dois avoir de la défiance de moi-même et espérer tout de votre miséricorde. Jai tout à craindre dans létat où je suis. Je ne suis point, Seigneur, dans celui où vous me souhaitez, et pour faire mon salut comme je dois, il faut que je prenne le parti que vous mavez destiné. Cest là maintenant la première chose à laquelle je dois penser. Trop heureux, mon Dieu, si je ne me trompe point dans le choix, je vais prendre toutes les précautions les plus saintes pour découvrir votre sainte volonté. Je veux déclarer à mon directeur mes inclinations et mes répugnances sur chaque genre de vie, afin dexaminer avec plus dattention ce qui peut mêtre convenable. Je noublierai rien de tout ce que je croirai devoir être nécessaire pour consulter votre Providence. Que votre grâce, mon divin Maître, méclaire dans toutes mes démarches, et que je la puisse mériter par un attachement inviolable et perpétuel pour tout ce qui vous peut plaire.
FIN DES
RÉFLEXIONS [37]
[1]. Pierre THOMAS, CSSP, dans KOREN, Ecrits, p. 248.
[2]. LE FLOCH, Poullart des Places, Nouvelle édition 1915, p. 156 ; KOREN, Ecrits, p.42-43.
[3]. La phrase est quelque peu obscure. Le sens est le suivant : Je me trouverai pour mon malheur du nombre de ces privilégiés si je ne sais pas, ou si je ne veux pas répondre, etc. Les grâces privilégiées reçues de Dieu augmentent la responsabilité de qui ny est pas fidèle.
[4]. Cf. He. 10, 29.
[5]. Cf. Ez. 33, 11
[6]. En marge : Christianitas, mors criminum et vita virtutum : le christianisme est la mort des vices et la vie des vertus.
[7]. Ces expressions sont de saint Paul : cf. Ga. 3, 27 ; Ep. 4, 22-24 ; Col. 3, 9-10.
[8]. En marge : Aut in igne, aut in Christo : soit dans le feu, soit dans le Christ.
[9]. Ici le manuscrit a une faute manifeste : vous moignerez . Distraction de lauteur ou du copiste ?
[10]. En marge : Me secutus est errantem, me sequetur paenitentem : Il ma poursuivi quand je mégarais, il me poursuivra quand je ferai pénitence.
[11]. Cf. Is. 61, 10.
[12]. Cette comparaison des péchés des hommes avec le péché des anges est probablement inspirée par les Exercices Spirituels de saint Ignace, 1ère Semaine, 1er Exercice, 1er point : me couvrir de honte et de confusion, en comparant ce péché unique des anges avec la multitude de ceux que jai commis. Jen pourrai conclure combien de fois jai mérité lenfer, puisque les anges ont été condamnés à ce supplice pour un seul crime .
[13]. Ici encore, le retraitant suit les Exercices Spirituels de saint Ignace, 1ère Semaine, 1er Exercice, 3e point : Je ferai aussi des raisonnements pour me convaincre que le péché mérite véritablement un supplice éternel, puisquil est commis contre une bonté infinie ; cet exercice de saint Ignace ce termine aussi par la considération de Jésus crucifié pour nos péchés. Le langage de Claude Poullart se ressent inévitablement du climat et de la mentalité de la société dans laquelle il vit (distinction très tranchée entre les classes sociales, condition inférieure et méprisée de la paysannerie en face de la noblesse, etc.). Ceci ne fait que souligner limportance de la conversion quil va faire et qui lamènera précisément à consacrer sa vie aux plus humbles et aux plus méprisés.
[14]. En marge : Scrutans renes et corda, Deus : ô Dieu, toi qui scrutes les reins et les curs : Ps. 7, 10.
[15]. Cf. Mt. 10, 16.
[16]. En marge : Ex sola consuetudine peccandi facta est necessitas : par la seule habitude de pécher, cela est devenu une nécessité.
[17]. Cf. Jb. 15, 16.
[18]. En marge : Omne peccatum consuetudine vilescit : par lhabitude tout péché perd de son importance.
[19]. En marge : Ab assuetis non fit passio : on ne souffre pas de ce à quoi on est habitué.
[20]. En marge : Consuetudo ligat : lhabitude enchaîne.
[21]. En marge : /n peccatis vestris moriemini : vous mourrez dans vos péchés : Jn. 8, 21.
[22]. En marge : Non mortui laudabunt te, Domine, neque qui descendunt in infernum : Les morts ne te loueront pas, Seigneur, ni ceux qui descendent aux enfers : Ps. 113, 17.
[23]. Le mot carreau est employé au XVIIe siècle pour signifier la flèche darbalète, qui est une flèche à quatre pans ; par extension le même mot désigne aussi la foudre, le tonnerre. Cf. A. Littré, Dictionnaire de la langue française, au mot : carreau.
[24]. En marge : Volo vincere inimicos. Clamo ad te : je veux triompher de mes ennemis. Je crie vers toi.
[25]. En marge : Adsumit secum septem spiritus nequiores se : Il va prendre sept autres esprits plus mauvais que lui : Lc. 11, 26.
[26]. Cf. Jn. 8.44.
[27]. En marge : Memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis : Souviens-toi de ta fin et jamais tu ne pécheras : Si. 7, 40. On trouvera des considérations très semblables à celles de ce passage dans lImitation de Jésus-Christ , Livre 1, ch. 23.
[28]. En marge : Anima mea morte justorum moriatur : Que je meure moi-même de la mort des justes : Nb. 23, 10.
[29]. En marge : Veniam sicut fur : Je viendrai comme un voleur : Ap. 3, 3.
[30]. En marge : Redde rationem villicationis tuae : Rends les comptes de ta gestion : Lc. 16, 2. Pour lexpression : au poids du sanctuaire, voir ci-dessous, Choix dun Etat de Vie, note 7, p. ***.
[31]. Cette constatation pessimiste sur la fidélité des amis après la mort se trouve aussi dans lImitation de Jésus-Christ, Livre I, ch. 23, n°. 5 et n°. 8.
[32]. En marge : Fascinatio nugacitatis obscurat bona : La fascination de la frivolité obscurcit les vraies valeurs : Sg. 4, 12.
[33]. Voir encore lImitation de Jésus-Christ, Livre I, ch. 24, n° 1, où lon trouvera bien des expressions semblables. On peut penser que les images quelque peu dramatiques de ces lignes sont influencées par lexpérience que le jeune licencé en droit a pu avoir dans les séances du tribunal de Rennes. Mais lui-même nous dit, au début de ce paragraphe, que cest le prédicateur de la retraite qui vient de lui faire ces vives peintures des vengeances de Dieu.
[34]. Cf. 2 S. 24, 1-17.
[35]. En marge : Ego Deum meum quaero : Moi, je cherche mon Dieu.
[36]. En marge : Qui perseveraverit usque in finem, hic sa/vus erit : Celui qui persévérera jusquà la fin, celui-la sera sauvé : Mt. 10, 22.
[37]. Ces mots qui terminent le manuscrit de ce cahier ne sont pas de la main de Poullart des Places.