Ceci dit, il serait vain de chercher, dans les écrits de
Claude Poullart des Places aussi bien que de François Libermann, un quelconque
enseignement qui pourrait directement inspirer la mission auprès des musulmans.
La préoccupation de l’Eglise d’alors était plutôt de sauver les âmes de
leur emprise et de gagner sur eux la course à la conquête du monde ; ce
serait pur anachronisme de chercher les prémices de « Nostra aetate »
du Concile Vatican II dans les lettres aux premiers missionnaires d’Afrique.
On est cependant touché par la tendresse paternelle, presque paternaliste, avec
laquelle Libermann s’adresse « à Eliman, Roi de Dakar, et à Soleiman,
son neveu, et à tous les chefs » à l’occasion de la mort de Mgr
Truffet. Il est visiblement embarrassé ; et cette lettre a dû lui causer
bien des soucis. Les archives en ont gardé le brouillon et une copie dont il
serait intéressant de faire une étude comparative. Sa préoccupation est la
simplicité pour se faire comprendre : les phrases sont courtes et de
facture presque enfantine : « Jésus-Christ, Fils de Dieu,
écrit-il, Dieu des chrétiens, Dieu de tout l’univers, le sauveur bien-aimé
de tous les hommes est beau, grand, puissant, aimable, glorieux,
miséricordieux ; il est rempli d’amour pour tous les hommes…noirs
comme blancs… » ; il poursuit ensuite son apologie de Jésus qui
aime les noirs et il conclut ainsi ce paragraphe : « Je crois
bien certainement que je ne vous fais pas de peine en vous parlant ainsi ;
si j’avais pu croire que je vous ferais de la peine, je n’aurais pas ainsi
parlé. Mais non ! vous m’écoutez avec plaisir. Je sais que vous n’êtes
pas des chrétiens ; mais je sais que votre cœur est bon et que vous aimez
tout ce qui est bon ; Jésus-Christ est bon ; il est le maître des
bons ; sa doctrine est bonne, pure, sainte et pleine de consolation pour
les bons. » . Hors cette lettre, pour trouver, chez Libermann, quelques
directives plus précises sur l’attitude à avoir envers les musulmans, il
faut parcourir le courrier adressé aux missionnaires de la côte ouest de l’Afrique.
Ainsi , le 13 juin 1847 , aux confrères de Sénégambie, il envoie un
livre intitulé « Les soirées de Carthage » de l’abbé Bourgade.
Cet ouvrage, écrit pour « confondre l’islamisme », lui a été
conseillé par le ministère de la marine. Libermann joint la critique qui en a
été faite par un ami et ajoute ce post-scriptum : « Ce n’est
pas un ouvrage complet, où toutes les questions sont traitées et élaborées
à fond ; mais il me paraît fort utile pour indiquer la marche à suivre
dans les entretiens avec les musulmans, qui ont pour but de faire tomber leurs
préjugés et de les préparer à recevoir l’évangile. » N’est-ce pas une première ébauche de dialogue, même si
on sait par ailleurs qu’il partage l’opinion commune de l’époque sur les
musulmans, par exemple quand il se démène pour que soit refusée la
construction de mosquées aux Comores ; il écrit au Ministre des cultes le
15 mars 1849 : « Comme il est reconnu que les Arabes musulmans
pourront susciter de grands obstacles à la propagation de l’Evangile, et des
embarras à la colonie, je me joins à nos missionnaires pour demander le
retrait de la concession qui leur avait été faite pour la construction d’une
mosquée à Mayotte. » Le principal souci de Libermann est le
développement de la mission et donc d’écarter tout ce qui pourrait être
embûche sur son chemin, mais son attitude, malgré tout assez conciliante, à l’égard
des musulmans s’explique peut-être aussi par le souvenir, dans sa propre vie,
d’une enfance méprisée en raison de son altérité religieuse. Voilà , par
exemple, ce qu’il écrit au Père Aragon : |
« La marche que vous
proposez avec les mahométans me paraît être certainement la plus sûre. La
voie des controverses perdrait tout. Il faut une grande patience avec toutes ces
sortes de gens. »(N.D. VII, 354). « La marche que vous
proposez avec les mahométans me paraît être certainement la plus sûre. La
voie des controverses perdrait tout. Il faut une grande patience avec toutes ces
sortes de gens. »(N.D. VII, 354).
La patience, mieux, l’affection :
« Traitez-les avec affection, écrit-il aussi à M. Gallais, ne vous
moquez jamais d’eux, ne disputez pas sur le mahométisme ; la dispute ne
convertit pas, elle endurcit plutôt. » (N.D.X , 161). Nous dirions
aujourd’hui qu’il faut éviter le prosélytisme. Et dans les Règlements de
1849, N.D.X , 515-516, Libermann va plus loin encore : « S’il
se présentait des hommes qui soient rebelles à la parole de foi qu’ils
viennent leur annoncer, les missionnaires ne laisseraient pas de leur enseigner
avec la même charité et les mêmes soins, les connaissances humaines, comme à
ceux qui sont fidèles. » . N’est-ce pas ce même message que nous livre
pour aujourd’hui notre Règle de vie au n° 15.3 ? « Dans
certaines circonstances, il ne nous est pas possible d’annoncer explicitement
la Bonne Nouvelle par la parole. Nous sommes alors mus par la certitude que l’Esprit
Saint nous précède et que notre présence est témoignage et service au nom de
l’Evangile pour le Royaume. »< Beaucoup d’entre vous enfin connaissent cet épisode qu’on
pourrait appeler l’affaire du « piquet de militaires ». Nous
sommes en 1847 à Libreville. Les Pères Briot et Lossedat viennent d’achever
la construction d’une chapelle. Ils veulent en célébrer solennellement la
dédicace. Ils invitent le Commandant du poste militaire qui se propose, pour
rehausser la cérémonie , de venir avec un détachement de tirailleurs
sénégalais. Mais voilà ! ils sont musulmans. Pas question d’admettre
ces infidèles à la cérémonie. L’officier se fâche et n’assiste pas à
la consécration.. C’est la brouille diplomatique dont est aussitôt informé
le P.Libermann. Ce dernier prend conseil auprès de M.Desgenettes. qui
« croirait, écrit-il par la suite à Mgr.Truffet, que l’assistance aux
cérémonies de l’Eglise pourrait produire un excellent effet sur les âmes
des infidèles, et ne pourrait guère leur faire manquer de respect. Ce qui est
certain, c’est qu’à Rome, (et cette remarque ne manque pas d’humour de sa
part), on admet des hérétiques et des infidèles : les ambassadeurs turcs
auront leur banc aux offices, aussi bien que ceux de l’Autriche. » Malgré ces conseils, il est bien évident que la rencontre
avec les musulmans n’est pas, encore une fois, la première préoccupation de
Libermann, mais de ces quelques réflexions et de ces quelques faits nous
pouvons affirmer qu’il ne voit rien d’étrange à ce que ses missionnaires
rencontrent les musulmans, qu’ils dialoguent avec eux paisiblement, qu’ils
les respectent et qu’ils agissent avec eux avec patience et affection.. Pris dans le tourbillon de l’évangélisation, les
confrères auront guère, dans la suite, le temps de se préoccuper de ces
« entêtés », qui refusent la foi chrétienne et qu’il faut
prendre de vitesse pour gagner à l’Eglise les masses qui pratiquent encore la
religion traditionnelle.. Ca et là les relations seront parfois tendues, mais
en général on fera surtout semblant de s’ignorer. |
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