Parole de Vie..   
Dialogues

SPIRITAINS DANS LA « MAISON DE L’ISLAM »
3. Un chemin de mission imprévisible
S’il se révèle donc tout à fait anachronique et inutile de chercher chez nos fondateurs une quelconque mystique ou une quelconque planification de la mission en milieu musulman, il ne faut pas craindre de dire que ce nouveau chemin de mission qui va être tracé à partir des années 60, ressemble plus à l’ouverture à la machette d’un sentier dans la forêt vierge qu’à la construction planifiée d’une autoroute. Cette nouvelle orientation est plus le fruit d’occasions saisies ou parfois manquées, comme dans les Actes des Apôtres. S’il convient, comme toujours, de ne pas tout faire endosser à l’Esprit-Saint, nous pouvons dire sans crainte, en relisant l’histoire, qu’il n’y est pas pour rien.<
Pour illustrer ce changement d’approche missionnaire, il m’est impossible de relire toutes les expériences vécues dans la Congrégation et que les délégués à la réunion de Banjul ont pris le temps de se dire en juin 2002 ; permettez-moi de m’en tenir à une aventure à laquelle j’ai eu la joie de participer et d’esquisser à grands traits les étapes qui vont nous conduire, nous spiritains, en Algérie, à tracer le chemin, avec d’autres dans l’Eglise, de cette part de la mission que l’on va appeler « le dialogue inter religieux. » qui n’en est encore aujourd’hui qu’à son balbutiement. En notant les différentes étapes de cette aventure, je voudrais, à la fois , en faire ressortir l’originalité et montrer comment cette mission est, à sa manière, une illustration nouvelle de ce que dit notre Règle de vie de la mission spiritaine, en particulier les numéros 9 et 10 que je me permets de citer :  « L’Esprit répand en nos cœurs l’amour du Père qui éveille en nous le zèle apostolique ; celui-ci se manifeste par un grand désir de voir s’établir cet amour chez tous les hommes. L’Esprit nous appelle à une conversion continuelle ; il façonne notre vie personnelle et communautaire ; il nous fait participer au mystère de mort et de résurrection de Jésus, et nous prépare au don total de nous-mêmes pour le Royaume. »
Ainsi, quand le propre neveu du P.Libermann, Xavier Libermann prend la succession des Frères de l’Annonciation à Misserghin, en Algérie, en 1901, ce n’est pas spécialement pour se soucier des musulmans qui représentent pourtant 90% de la population, mais plutôt pour offrir à nos confrères, revenus malades ou fatigués d’Afrique noire ou d’ailleurs, un agréable lieu de convalescence et de repos. Et quand le Centre d’apprentissage, fermé par les lois de 1905, rouvrira ses portes en 1952 , ce sera pour recevoir un effectif inversement proportionnel à la population réelle, soit 90% d’élèves chrétiens pour environ 10% de musulmans. Et il en est à peu près ainsi de toutes les institutions chrétiennes. Les « spécialistes » (entre guillemets) de la mission auprès des musulmans  que sont, dit-on, les Pères Blancs et les Sœurs Blanches, ne font guère, à cette époque, que pratiquer une action missionnaire classique avec tentative d’arracher des conversions, même si, chez certains pionniers , commencent à s’exprimer quelques timides idées nouvelles sur la liberté religieuse et le dialogue interreligieux .
Deux événements se conjuguent alors qui vont bouleverser, au cours des années 60 , l’attitude des chrétiens à l’égard des musulmans : la décolonisation et le concile Vatican II avec ses documents révolutionnaires – il ne faut pas avoir peur des mots- sur précisément la liberté religieuse et le dialogue entre les religions. Et si, dans ce contexte, l’Eglise d’Algérie se fait particulièrement remarquer, ce n’est pas parce qu’elle a reçu je ne sais quelle révélation d’en haut, mais parce qu’elle aura de 1962 , année de l’indépendance politique, jusqu’à ce jour, à faire face à des bouleversements qui vont la bousculer comme sans doute peu d’Eglises l’ont été en si peu de temps, à se laisser transformer et à entreprendre un long pèlerinage intérieur. Réduite jusqu’à ne plus représenter que 1% de la population après le départ du million de chrétiens, elle est – ayons le courage de le dire – obligée à la rencontre quotidienne avec le monde musulman. Son mérite et sans doute sa chance, c’est d’avoir su lire les événements, parfois les anticiper et s’adapter aux situations nouvelles sous la conduite d’évêques, tels le Cardinal Duval, le P.Teissier et le P. Claverie, dont il n’est plus nécessaire de vanter la sagesse et la profondeur théologique et spirituelle. C’est à cette époque que va se répandre la spiritualité du Père de Foucault avec la création des Fraternités des Petits Frères et des Petites Sœurs de Jésus fondées par le Père Voillaume et Petite Sœur Madeleine autour des années 50, et qui va inspirer un nouveau type de relations avec les musulmans. Les spiritains d’Algérie sont tout naturellement embarqués dans une aventure qui, il faut bien le dire, ne fera pas l’unanimité dans la congrégation .
En 1962 , l’Eglise d’Algérie dispose d’un nombre important d’institutions qu’elle ouvre largement aux musulmans : écoles, collèges, dispensaires. Sa mystique est donc celle du « service », de la « diaconie » sans arrière-pensée de conversions. Le service d’un pays à construire après 7 ans de guerre. Et puisque les choix du pouvoir politique semblent aller dans le sens de la justice , prêtres et religieuses surtout, car les laïcs chrétiens sont désormais peu nombreux, participent largement au développement du pays, développement que du côté du Concile d’abord, puis du synode de 1971 ensuite, en partie sous l’impulsion du Cal Duval d’ailleurs, on va considérer «  comme partie intégrante de l’évangélisation. » Presque finies les grandes communautés chrétiennes…Plus question d’annoncer le kérygme par la parole. On mise sur la diaconie et l’enfouissement, et c’est dans ce sens qu’on relit l’évangile…Nul parmi les algériens ne songerait à faire du mal à cette Eglise servante.
Et c’est d’ailleurs, a-t-on dit, la mort dans l’âme que le Président Boumédiène doit, dans le cadre de la nationalisation des écoles et des institutions de la santé en 1976 , nationaliser les institutions de l’Eglise. Il était impensable de faire, pour elles, une exception. Mais subitement sans institutions, l’Eglise se découvre soudain comme privée de ses deux bras.
Si elle veut continuer de témoigner de la Bonne Nouvelle dans ce pays, elle doit s’adapter sans regret, à la situation nouvelle. Religieuses, religieux et prêtres, pour garder le contact avec ce peuple, s’engagent alors dans la fonction publique avec des contrats de coopération ou, le plus souvent, de droit commun; et l’on voit alors telle religieuse devenir infirmière dans le dispensaire dont elle était, la veille encore, la directrice, des prêtres vont enseigner au lycée ou à l’université quand ils ont le diplôme requis, et certains se lanceront dans de longues études pour en obtenir, en médecine, en agriculture ou en ingéniorat. Privés du Centre Technique et Agricole de Misserghin, les spiritains deviennent éducateurs dans un orphelinat public ou professeurs, comme ce fut mon cas pendant 7 ans, dans des lycées publics. Expérience extraordinaire d’ immersion dans le partage des tâches quotidiennes dans laquelle nous rejoignons, vraiment en pleine pâte humaine, les algériens musulmans et une multitude d’étrangers venus du monde entier au titre de la coopération. Les quelques chrétiens qui forment nos petites communautés d’Eglise sont aussi, bien souvent, nos collègues de travail. C’est l’expérience intense de la « communion », la koinonia, qui l’emporte désormais sur la diaconie. Communion avec les musulmans d’Algérie mais aussi avec des musulmans, des coptes ou d’autres chrétiens des multiples confessions représentées au Moyen Orient appelés pour aider l’Algérie à s’arabiser, avec des coopérants venus des 5 continents et de toutes les confessions chrétiennes. Il m’est arrivé alors à cette époque, à Sidi-Bel-Abbès, à la messe dominicale, d’avoir, pour une centaine de participants, une trentaine de nationalités et 17 ou 18 confessions chrétiennes représentées. Comment refuser l’inter-communion à ces ilots de chrétiens semés dans cet océan musulman ? Certains, prêtres et religieuses, collaborent activement à la création d’associations et de centres pour accueillir des aveugles, des vieillards, des handicapés physiques ou mentaux. C’est à cette époque que notre confrère Raymond Gonnet lance une association pour enfants handicapés mentaux avec la création de quatre centres. Notre réflexion et notre prière se nourrissent alors, dans l’évangile, de tous ces textes qui parlent de «  fraternité », de « justice » , de « paix » et surtout de « levain » dans la pâte humaine. C’est dans ces mêmes année, il faut s’en souvenir, que nous vivons dans la congrégation, surtout à partir du chapitre général de 1975, cette même insistance sur la rencontre des hommes, surtout des exclus, dans le quotidien de la vie et sur la vie communautaire comme témoignage de la Bonne Nouvelle.

Puis vient le temps où nous sommes obligés de quitter ces lieux privilégiés de rencontre.

Les jeunes que nous avons contribué à former sont prêts à nous remplacer. Il nous faut, à nouveau, céder la place dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités, les hôpitaux, les dispensaires, les administrations et les usines et même dans les hautes sphères des ministères à Alger, ces postes étant désormais réservés aux algériens. Nouveau dépouillement, départ des coopérants qui réduit nos communautés chrétiennes à quelques unités : quelques religieuses, quelques étudiants venus de l’Afrique subsaharienne…Nous sommes en 1987 : le socialisme s’évapore et laisse la place à un libéralisme non maîtrisé : l’Algérie se ferme sur elle-même et gronde déjà une révolte entretenue par un islamisme combatif. Nous ne devons pas baisser les bras ; nos évêques, en particulier l’évêque d’Oran, Mgr. Claverie, nous invite à faire preuve d’imagination pour créer chez nous des lieux de rencontre, des « plates-formes de rencontre », comme il aime à dire. Dans les maisons, dans les quelques locaux qui nous restent encore, s’ouvrent d’abord discrètement, puis sans complexe, des cours de promotion féminines, des bibliothèques, des cours de langue. Tout est bon pour ouvrir à l’accueil et à la rencontre. Au mot « dialogue » qui exprime, pour beaucoup, l’échange formel de paroles sur la religion, nous préférons le mot « rencontres » dans lesquelles Dieu réalise mystérieusement, comme lui seul le sait, par la force de son esprit, son plan d’amour sur les hommes, sur nous et ceux que nous rencontrons. C’est surtout alors à partir des rencontres de Jésus dans l’évangile, surtout dans l’évangile de Luc, que s’appuient notre réflexion et notre prière en Eglise. On peut dire que maisons religieuses, presbytères et autres locaux appartenant encore à l’Eglise sont pleinement occupés . La rencontre se fait dans le travail : les relations sont simples et cordiales, du matin au soir, jusqu’à l’envahissement parfois. Et partant de là, se greffe une réflexion sur la « sacramentalité » d’une Eglise « pour les musulmans » selon la formule de Mgr Teissier, l’archevêque d’Alger. Cela nourrit chacune de nos petites communautés dans sa prière et sa manière d’être chrétienne dans cette masse musulmane.
Enfin dans toutes ces étapes de dépouillement, il nous est arrivé parfois d’envisager, d’une manière toute théorique d’abord, l’éventualité d’un dépouillement suprême que nous appelions le « mystère pascal ». Voyant monter depuis 1985 cette vague islamiste de plus en plus déferlante, tout en continuant nos occupations ordinaires, nous ne pouvions pas ne pas envisager les solutions extrêmes : le départ ? rester malgré tout ? vous savez quel fut le choix de l’ensemble des prêtres et des religieuses. Vous savez ce qu’il en a coûté de vies humaines : 19 religieux et religieuses massacrés en trois ans. On a sans doute pas fini de parler des conditions dans lesquelles certains de ces meurtres ont été commis. Tous nous avons pris conscience que, à la suite du Christ, aller à la rencontre de nos frères, quelles que soient leur race ou leur religion, les servir, communier à leur vie le plus loin possible, bref ! les aimer tels qu’ils sont peut aller jusqu’au don extrême car, comme aimait à nous le redire les temps avant sa mort, notre évêque d’Oran, Pierre Claverie :  « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime… »

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