Cahier histoire (3)



  Les spiritains et le séminaire-
collège Saint-Martial en Haïti

par Philippe Delisle
Maitre de conférences
à l'Université de Lyon III.


Dans son célèbre ouvrage "Haïti ou la République noire", l'ancien consul britannique Spenser SaintJohn affirme que le séminaire - collège SaintMartial constitue "la meilleure école" du pays. Entrés en Haïti à la faveur du concordat signé entre le Saint-Siège et Haïti en 1860, les Spiritains se voient confier la direction de cet établissement dès sa fondation. Ils en feront un exemple d'enseignement ouvert et moderne.

Un collège fondé avec l’appui du gouvernement
L’archevêque de Port-au-Prince songe à fonder un petit séminaire collège en Haï'ti dès 1861. L’établissement est finalement ouvert en 1865, sur un terrain donné par le gouvernement à proximité de la capitale. Placé sous la direction d'un ancien aumônier de Marine, l'abbé Dégerine, le nouveau collège accueille seulement une quarantaine d'élèves durant l'année 1866, Cependant, les inscriptions augmentent rapidement, au point que les locaux deviennent trop exigus. Le président Nissage-Saget propose à l'archevêque un terrain près de la cathédrale et des travaux sont lancés. En octobre 1870, alors que les spiritains sont pressentis pour reprendre la direction de l'établissement, le bâtiment secondaire est achevé, les fondations du corps principal sont posées, et le gouvernement s'engage à salarier un supérieur, un économe et quatre professeurs.
L’intervention des pouvoirs publics, qui fournissent gracieusement des terrains et prennent en charge le salaire des enseignants, ne doit pas surprendre. Depuis ses débuts, la " République noire " manque cruellement d'écoles et de personnel pour les animer. En l'absence de structures d'enseignement satisfaisantes, les élites du pays ont dû se résoudre à envoyer à grands frais leurs enfants étudier outre-Atlantique. L’installation à Port-au-Prince d'un collège catholique comble donc les attentes des classes dirigeantes. L’implication de la congrégation du Saint-Esprit, qui administre déjà les petits séminaires des Antilles françaises, apparaît certainement comme un gage de réussite. Le recours à une congrégation permet de disposer d'un personnel suffisant et adapté aux différentes tâches. En avril 1873, le collège Saint-Martial emploie 6 Pères du Saint-Esprit, 4 Frères et un postulant.

Le pari de la modernité
Désireux de s'attirer les bonnes grâces des élites locales et de conserver le soutien de l'administration, les spiritains
choisissent de développer un enseignement de qualité et surtout de jouer la carte de la modernité. En mai 1875, engageant le gouvernement à promulguer une loi qui augmentera les subventions, le journal d'inspiration catholique Le Peuple souligne que le petit séminaire de Port-au-Prince est "un véritable collège ( ... ) ayant le même programme que celui des lycées de Paris". Il ajoute que l'établissement possède "une bibliothèque à l'usage des élèves", tente de constituer "un cabinet d'histoire naturelle", et bénéficie même d'un "immense bassin où les enfants peuvent ( ... ) apprendre la natation". Un peu à l'image des missionnaires jésuites dans la Chine du XVIème siècle, les spiritains cherchent à attirer l'attention des élites en promouvant la science européenne.
En novembre 1875, le journal Le Peuple rend hommage au Père Weik, qui a organisé deux ans plus tôt une compagnie de pompiers avec les élèves du séminaire collège. L’organe de presse rapporte que les jeunes soldats du feu viennent de se doter d'une pompe à vapeur et évoque avec émerveillement la démonstration spectaculaire effectuée dans la rue des Fronts-Forts. A la fin de l'année 1881, le même journal remarque incidemment que, lors de la distribution des prix au collège Saint-Martial, le Père Weik a "réjoui" l'assistance "avec la lumière électrique", véritable "soleil qui ne brûle pas".
Les réalisations annexes frappent les esprits et ébranlent même les défenseurs de l'enseignement public. Dans un ouvrage publié en 1906, un ancien député qui s'était battu pour réhabiliter le lycée national, concède que les professeurs du séminaire collège ont apporté à Haiti plusieurs "fondations d'une utilité réelle et incontestable ". Il cite d'abord la compagnie de pompiers fondée par le Père Weik. Il observe ensuite qu'en 1878, les enseignants de Saint-Martial ont créé une station météorologique. Un observatoire a été installé dans un ancien fortin situé à l'angle Nord-Ouest de l'établissement. Enfin, l'auteur indique qu'au début des années 1880, le Père Weik a décidé d'exposer à l'intérieur du collège "des curiosités naturelles et des souvenirs historiques". Il remarque que cette initiative a donné naissance au seul musée du pays jusqu'en 1904.

Une oeuvre épargnée par les attaques anticléricales
A partir des années 1870, à la fois en réponse aux exigences du clergé et en adéquation avec l'évolution politique française, un vigoureux anticléricalisme s'affirme au sein des élites locales. Sans doute parce qu'ils concourent à former les élites et manifestent un certain goût pour la modernité scientifique, les professeurs du séminaire collège semblent relativement épargnés par les attaques anticléricales. Les critiques à l'égard du collège Saint-Martial restent fort ponctuelles. En janvier 1876, le président Domingue déplore par exemple que le petit séminaire collège n'ait pas réussi à susciter un nombre important de vocations sacerdotales parmi la jeunesse haïtiennne. Deux ans plus tard, après avoir souligné la réussite de la récente cérémonie de distribution des prix, le journal officiel haïtien s'étonne que la commission publique d'examen ne soit pas autorisée à évaluer la qualité de l'enseignement dispensé. Les voeux de l'administration seront comblés quelques années plus tard, puisqu'à partir de 1886, le séminaire collège, qui dépendait de l'administration des Cultes, est rattaché au ministère de l'instruction publique, et donc soumis à la visite périodique d'inspecteurs publics. Huit ans plus tard, l'établissement adopte même les programmes officiels haïtiens.

Aux Antilles françaises
Reprenant à partir de 1871 la direction du petit séminaire collège de Port-au-Prince, les spiritains en ont rapidement fait un établissement de prestige, très prisé par la bourgeoisie locale et choyé par les gouvernements successifs. Les congréganistes bénéficient évidemment d'un contexte assez particulier. Dans une " République noire " de plus en plus désorganisée économiquement, la réhabilitation des lycées nationaux demeure à l'état de projet.
Aux Antilles françaises, la donne est bien différente. Les élites de couleur qui accèdent aux responsabilités politiques dans les années 1870 en s'appuyant sur le retour du suffrage universel professent-elles aussi un vigoureux anticléricalisme. Mais, contrairement aux dirigeants haïtiens, elles peuvent compter sur le soutien de la métropole pour développer rapidement un enseignement laïc. Uexemple de la Martinique est tout à fait significatif. Le séminaire collège administré par les spiritains, qui avait jusqu'alors joui d'une véritable situation de monopole, doit subir à partir de 1881 la concurrence d'un lycée public solidement organisé. Les élèves de couleur et les boursiers délaissent immédiatement l'établissement religieux, qui perd le soutien financier administratif.
Le cas de la caraïbe francophone démontre donc que la stratégie des congrégations missionnaires n'est pas monolithique et que les situations de terrain imposent de profonds aménagements. Devenus en Hai'ti les formateurs relativement "progressistes" des élites noires, les spiritains sont considérés dans d'autres îles comme les défenseurs d'un certain conservatisme blanc...


Illustrations ;
1- Le P. Weik au mileu d'un groupe de personnalités haïtiennes. Premier directeur de Saint-Martial, il est aussi le créateur de la compagnie de pompiers de l'établissement, de l'observatoire et du premier musée dans le pays.
2- Le séminaire-collège Saint-Martial en 1884

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