Cahier histoire (8)



  Joseph Michel :
Le devoir de décolonisation
Par P.Michel Legrain

En 1950, Mgr Marcel Lefèvre, alors archevêque de Dakar et délégué apostolique pour l'Afrique noire d'obédience française, nomma le P. Joseph Michel, spiritain, comme premier aumônier général des étudiants catholiques d'Outre-Mer. Brillant intellectuel, docteur ès lettres, face à la détermination des étudiants et des politiciens africains, il se fait l'ardent militant du "devoir de décolonisation". Il trouvera dans ce combat des soutiens mais aussi bien des oppositions. Nous sommes en 1954.

Perspectives de décolonisation
A la suite de plusieurs siècles d'un esclavagisme intense, aussi destructeur qu'avilissant pour les cultures africaines ainsi touchées, parmi ceux que les colonisateurs nommaient "les élites", et parmi ces soldats qui se battent sur les terres des colonisateurs germe l'idée que l'heure de l'émancipation politique approchait, voire qu'il la fallait hâter. Le marxisme, qui triomphait à la fin de la seconde guerre mondiale et s'efforçait de se répandre sur toute la planète, avait intérêt à souffler sur toutes les braises indépendantistes, spécialement dans les pays colonisés par les Occidentaux qui faisaient obstacle à cette expansion marxiste.
La constitution française de 1946 avait entendu le message, en déclarant: Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires. Hélas, ces beaux engagements n'empêchèrent ni la rébellion malgache de 1947, ni sa dure répression.

" Le devoir de décolonisation "
Donné le 23 février 1954, à l'invitation de l'organisme catholique Pax Christi, le cours du Père Michel portait un titre claironnant : Le devoir de décolonisation. Par nature d'une prudence extrême, Joseph Michel ne pouvait prôner à la lé-
gère ce devoir-là. En se basant sur des missionnaires, des théologiens, tels Las Casas (1476-1566) ou François de Vitoria (1480-1546), il souligne que le droit à la colonisation, si droit il y a, ne devrait jamais être compris au sens moderne de domination politique et d'exploitation économique d'un état par un autre état. Il s'agirait plutôt d'un droit de tutelle, au sens noble du terme, quand l'intérêt du pupille prime véritablement sur celui du tuteur. Mais, précise Joseph Michel, cette assimilation est à utiliser avec précaution, car l'homme étant ce qu'il est, si le législateur civil n'avait pas pris la sage précaution de fixer l'âge de l'émancipation du pupille, il arriverait souvent que le tuteur, trouvant son intérêt dans l'exercice de son mandat, retarderait indéfiniment et injustement cette émancipation. Un droit qui donc doit cesser lorsque le pupille, devenu adulte et correctement préparé, aura acquis la capacité de gérer ses propres biens. Pour Joseph Michel, la conclusion chrétienne est claire : l'évolution normale et inéluctable de la colonisation la plus légitime dans son origine et la plus honnête dans sa pratique, c'est la décolonisation.
Pour mener à bon terme sa démonstration, Joseph Michel se doit aussi de récuser les raisons couramment avancées pour esquiver cette obligation pratiquement oubliée depuis des siècles. Un argument spécieux circulait largement : avant notre intervention, l'Afrique était une mosaïque de tribus toujours plus ou moins en guerre ; c'est nous qui avons créé les pays africains avec leurs frontières et leurs infrastructures... Certes, mais à quel prix et avec quels dégâts ? Et sur quelles demandes autochtones ? Mais les choses étant ce qu'elles sont, comment nier aujourd'hui le vouloir d'indépendance d’un pays, même s'il fut jadis artificiellement délimité ? Evidemment, les nations colonisatrices peuvent redouter certains nationalismes exotiques exacerbés, mais qui s'étonnerait d'une période de réactions excessives, faisant suite à des contraintes excessives ?
L’histoire de l'émancipation politique des peuples montre que souvent des révoltes plus ou moins sanglantes précédèrent puis imposèrent de nombreuses décolonisations. Joseph Michel rappelle brièvement les conditions éthiques d'une juste rébellion et d'un éventuel tyrannicide, à la lumière des abondantes explicitations des théologiens tant anciens que modernes. Avec sagesse et bon sens, il souligne que, plus d'une fois, les métropoles, en refusant de reconnaître la légitimité des aspirations des colonisés, se sont trompées sur leurs propres intérêts.
Comme missionnaire catholique, le Père Joseph Michel conclut son long cours et sa démonstration en se référant au discours du pape Pie XII, à Noël 1939, ou il proclamait solennellement le droit à la vie et à l'indépendance de toutes les nations, grandes et petites, puissantes et faibles. Le mouvement en ce sens allait vers des réalisations proches, puisque, en 1953, l'année qui précédait cet exposé magistral de Joseph Michel, l'épiscopat du Tanganyika et celui de Madagascar venaient de se prononcer clairement en ce sens.

Réticences et résistances
Joseph Michel savait fort bien que la diffusion de sa conférence mettrait le feu aux poudres, spécialement auprès de certaines personnalités liant très étroitement patriotisme, colonisation et évangélisation. De puissants intérêts politiques, coloniaux et financiers dénoncent les évêques et les missionnaires qui sympathisent avec les indépendantistes ou même les favorisent, les accusant d'être des naïfs manipulés, des agents inconscients de l'islam, ou des crypto-communistes. Mais, toujours aussi combatif, le Père Michel s'en prend aux nantis du colonialisme, dans un article incisif, "Morale coloniale et puissances d'argent" (bulletin Tam-Tam, octobre 1954, p. 11 -17). Qui donc pourrait reprocher à des catholiques, dit-il, de vérifier si les conditions d'une légitime revendication d'indépendance ne sont pas réalisées ? Face à certains étranges intérêts coloniaux, on ne peut jouer les chiens muets. Et c'est dans un tel contexte que Joseph Michel aimait citer cette phrase du Cardinal Mercier : "La colonisation est moins une occasion de bénéfices qu'une source de devoirs".
Heureusement pour Joseph Michel, faisant contrepoids à ces critiques acerbes et à ses soutiens précautionneux, le Cardinal Feltin, accompagné des représentants des principales congrégations, s'est rendu le 18 octobre 1954 au siège de l'aumônerie, rue Thibaud, pour une visite qui pouvait apparaître comme un encouragement pour les thèses défendues dans ce lieu.

Déboires et espérances, ces compagnes des indépendances
Question décolonisation, 1960 fut l'année du paroxysme, puisque 17 pays d'Afrique cessèrent officiellement d'être des colonies. Au bout de quelques années, la désillusion a été proportionnelle aux folles espérances d'abondance spontanée et généralisée. Au vu des résultats parfois cauchemardesques de trop de décolonisations, s'étale au grand jour occidental un afro-pessimisme qu'il est de bon ton d'amplifier chez tous les opposants à ce repli politique de l'Europe. 0n retrouve parfois ici la même rancoeur jalouse que l'on rencontre chez certains parents, face à l'échec professionnel ou amoureux de leurs grands enfants qui ont choisi leurs engagements à l'encontre de l'avis parental. Ils n'ont qu'à s'en prend à eux-mêmes, entend-on parfois, avec éventuellement en plus, cet assaisonnement assassin : tant pis pour eux !
Mais peut-être entrons-nous dans une ère nouvelle, où les rancoeurs liées aux colonisations et aux décolonisations vont s'estomper au profit de relations justes et respectueuses entre pays adultes et responsables. Le développement planétaire d'un commerce équitable et solidaire est certainement un signe encourageant de nouvelles mentalités publiques. Cette initiative vient s'ajouter à tant et tant de micro-réalisations sur le terrain, touchant par exemple les cultures vivrières, la préservation des sols, les soins de santé primaires, l'hygiène, l'amélioration de l'habitat, les moyens de communication, 1a formation, l'accompagnement des transformations culturelles, etc. C'est à travers de telles démarches communes que se réalise peu à peu une autre mondialisation, c'est-à-dire une mise en place de lieux de vie et d'échanges qui ne soient plus principalement dominés par la promotion des intérêts des plus riches et de plus forts. C'est là l'unique voix pour atténuer l'accumulation des ressentiments, des revendications et de l'esprit de vengeance
Ce sont des retombées, à court et moyen terme, du devoir de décolonisation si fermement rappelé par Joseph Michel. Lui même ne pouvait guère les deviner, sinon dans ses très grandes lignes. Il était mobilisé par les dimensions philosophiques et théologiques de son combat. Même si un grand nombre de ses contemporains plaidaient l'impréparation pour retarder l'accomplissement de ce devoir, lui avait conscience, face à la détermination des étudiants et des politiciens africains, que l'on ne pouvait plus tergiverser, à l'instar de ces parents qui n'ont pas vu grandir leurs enfants et qui se trouvent tout soudain mis au pied du mur. Mais c'est faire preuve de maturité, peut-être un peu tardive, que de les laisser prendre la direction de leur vie, quitte à espérer, quelque années plus tard, se retrouver ensemble au sein de relations adultes où chacun respecte l'autre. En fait, la liberté n'est jamais autarcique : elle ne s'épanouit que dans la réciprocité et la solidarité.

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