Cahier Afrique (ii)



  La découverte des Maasaï par un missionnaire catholique

Par Mgr Alexandre Le Roy, ancien sup. général

En 1890, le P. Alexandre Le Roy, un spiritain originaire de la Manche établi sur la côte du Zanguebar depuis 1881, entreprend un voyage vers le Kilimandjaro. Le futur vicaire apostolique du Gabon s'y révèle, comme à l'accoutumée, un observateur attentif doublé d'un dessinateur précis, maniant l'humour à l'occasion. Confiant souvent ses relations à diverses publications telles les Annales de la propagation de la foi, il fera paraître en France le récit de son voyage sous le titre Au Kilima-Ndjaro(Sanard et Demageon, Paris, 1893, 470 pages), réédité pendant plusieurs dizaines d'années. En voici les principaux passages concernant les Maasaï— mais en respectant l'orthographe de Mgr Le Roy. On comparera ses propos avec ceux habituellement tenus à cette époque

Le type, comme la langue, rattache les Massaïs à certaines tribus nilotiques [...]. Les enfants et les femmes sont souvent sales, crasseux et chassieux ; des essaims de mouches les poursuivent. Les anciens, aux membres secs et aux traits fanés, ne donnent plus l'idée complète de ce que fut l'homme.

Guerrier sauvage
Mais les jeunes gens, ceux par exemple de dix-sept à trente ans, représentent peut-être ce qu'on peut appeler l'idéal du guerrier sauvage, avec leur taille qui atteint 6 pieds [2 mètres] et la dépasse parfois, avec leurs proportions académiques, avec leurs membres d'acier, avec leur attitude générale qui est d'une fierté, d'une distinction, d'un naturel sans pareil.
Ajoutez à cela une facilité d'élocution étonnante, avec des intonations, des gestes, une pose, capables de rendre jaloux nos orateurs en renom.
La peau du Massaï est d'un brun chocolat, la chevelure longue et frisée, mais les traits le séparent nettement du type nègre. La tête est ronde ou ovale, le nez droit et distingué, les lèvres souvent minces, le menton correct ; mais les pommettes sont saillantes, les yeux légèrement obliques, comme ceux de la race mongole, et les dents, qui sont d'une blancheur éclatante, paraissent souvent portées en avant, à cause, peut- être, de l'habitude contractée de bonne heure à mordre sur des morceaux de chair à peine rôtie.
Le costume ordinaire consiste en peau de bœuf soigneusement tannée, d'aspect jaunâtre et presque aussi maniable que de grosses étoffes ; au besoin, on sait les coudre et les orner de perles de verre. Mais les enfants et les jeunes gens s'en préoccupent peu ; toutefois, s'ils trouvent un morceau de peau, ils s'en cachent assez volontiers... l'épaule gauche. Les anciens, au contraire, aiment à couvrir leurs vieux membres frileux d'une longue draperie très digne. Quant aux femmes, elles sont toujours modestement, mais singulièrement, fagotées des pieds à la tête. Avec cela la jambe et le bras sont régulièrement emprisonnés dans des anneaux de fer, de la cheville jusqu'au genou, du poignet jusqu'à l'épaule. Au cou, de longs cercles de métal font à la dame massaïe comme une sorte de carapace supérieure, et enfin, pendant aux oreilles, elle se met des anneaux si lourds qu'on est obligé de les retenir avec une lanière de cuir passant au-dessus de la tête. Le tout pèse au moins une douzaine le kilogrammes sans compter les perles et les peaux. C'est que, dans tous les pays, il faut savoir souffrir pour se maintenir à la mode.

L’initiation
La chevelure, chez les femmes, les enfants et les hommes mariés, n'est point l'objet de soins particuliers ; mais il n'en est pas ainsi chez le jeune homme, elmoran ou guerrier. [...]

Cette chevelure soigneusement graissée et tressée est d'ordinaire divisée en quatre parties : l'une relevée en toupet sur le front deux sur chaque tempe et une en arrière, serrées dans les lanières de cuir formant ce qu'en anglais on nomme proprement — excusez! — " queue de cochon ".[...] Point de barbe : le Massaï se rase et s'épile soigneusement. L'ocre rouge joue, du reste, avec une argile blanche, le beurre et la graisse, un grand rôle dans la toilette : c'est le fard, la pommade et les autres senteurs des tribus européennes. Chacun, pour être beau, se sert de ce qu'il a.
[...] La naissance de l'enfant ne donne lieu à aucune cérémonie particulière. Il faut dire seulement qu'on préfère généralement le garçon, qui volera des vaches, à la fille, qui ne saura que les traire. Mais il paraît qu'on n'a pas l'habitude de l'infanticide, comme dans nombre de tribus bantoues, excepté peut-être dans un cas de difformité trop grande.
[...] La circoncision, qui se pratique vers cet âge de l'adolescence, et n'a pas de caractère religieux, lui donne le rang des guerriers. Pourvu par son père d'un bouclier et d'une lance, il habite alors dans un kraal séparé, mêlé à la jeunesse des deux sexes : c'est la période d'initiation et de formation. Tous ces Jeunes gens vivent ensemble, soumis à un régime sévère de viande,
de sang et de lait, ne buvant pas de liqueurs fermentées, s'abstenant de tabac, ne mangeant aucune nourriture végétale, montant la garde près ducamp,faisant des exercices multipliés, attaques simulées, prises de villages, captures de troupeaux, danses guerrières, courses, marches forcées, etc., mais par ailleurs se donnant une liberté morale qui sera peut-être le plus érieux obstacle à la pénétration du christianisme parmi eux.
[...] Au kraal, les Morans élisent un général et un orateur en chef. Puis l’ expédition décidée on part, non sans s'être préparé d'avance par des exercices, des sauts, des ripailles exceptionnelles, des prières. Il faut alors au soldat un costume particulier : sur la tête, un bandeau de cuir de forme elliptique, noué sous le menton et garni de longues plumes d'autruches, qui se déploient autour de la tête en superbe éventail ; en arrière, un manteau flottant de toile blanche, traversé par une bande rouge ; sur les épaules, une épaisse cape en plumes de vautour et de milan ; en avant, une peau de chèvre découpée en lanières ou mieux encore une fourrure de singe ; au côté droit, son coutelas et son casse-tête ; d'une main, le bouclier ; de l'autre, la lance, fière et magnifique ; une belle couche d'huile mêlée d'ocré achève la toilette. Et c'est une chose curieuse et saisissante que de voir un bataillon de ces guerriers apolloniens se lancer dans cet accoutrement à la conquête des troupeaux d'alentour. La vue d'un seul d'entre eux a suffi bien souvent pour mettre en fuite des centaines de Noirs, moins féroces ou moins farceurs.


Prières multiples
Mais qu'est-ce donc que ce peuple singulier pense de Dieu ? Dieu en massai se dit Ngaï,et ce mot se trouve chaque instant sur les lèvres du jeune guerrier comme du vieux sage. Son existence au reste ou son action est intimement liée à celle du ciel, de la pluie et des phénomènes naturels les plus frappants. On le prie, dit-on, publiquement chaque matin, à la porte du kraal : on lui demande de l'eau, de l'herbe fraîche, une postérité nombreuse, la cessation d'un fléau, le succès d'une guerre. Peu de nations prient autant que celle-là, mais quelles prières !

Il faut convenir d'ailleurs que la dogmatique massaïe est peu chargée. Ils mettent grande confiance dans certains de leurs personnages qui ont à leurs yeux une autorité sacerdotale et auxquels ils attribuent des pouvoirs exceptionnels, ils ont leurs préjugés, leurs terreurs vaines : par exemple, les vaches doivent être traites la nuit, et sous aucun prétexte le lait ne peut être bouilli. Ils ont aussi la notion de l'âme, car une fois que quelqu'un est mort, son nom ne doit être jamais prononcé, e peur que son esprit, l'entendant ne revienne vaguer parmi les vivants : et c'est là, pour le dire en passant, un procédé peu favorable à la conservation des traditions historiques. Enfin, il y a des sacrifices impétratoires [pour obtenir quelque chose] et expiatoires : ainsi, quand une faveur est désirée, on tue un mouton qu'on dépèce, et les pièces rassemblées dans sa peau sont portées sur une montagne ou à l'embranchement de deux sentiers.
Si un petit enfant vient à mourir, on l'enterre dans le camp ou même dans la tente. Mais si c'est une personne plus âgée, on purifie le kraal avec la matière à moitié digérée de l'estomac d'un bœuf qu'on tue à cet effet, et le corps est porté aux environs, sous un arbre, dans une petite excavation où on l'assied et qu'on recouvre de pierres et d'herbes vertes, après avoir mis près de lui une calebasse de lait : la nuit suivante, les hyènes achèvent la cérémonie.

Point de diables
Par ailleurs, point d'amulettes chez les Massaïs, nulle crainte des revenants, nulles cases fétiches, et comme je demandais à l'un d'eux ce qu'il pensait du Diable, il me répondit simplement : " II n'y a point de diables chez. nous ".

Le respect des jeunes gens pour les anciens est très grand ; mais, en dehors de là, les querelles sont fréquentes et les coups pleuvent souvent. Quand, dans une dispute de ce genre, il y a mort d'homme, on ferme volontiers les yeux sur cet accident ; mais si quelqu'un a été tué en secret, par surprise, le coupable est sévèrement puni. C'est le cas de tous les peuples d'Europe, plus sauvages encore qu'ils ne le pensent, chez lesquels une attaque au couteau vous discrédite encore considérablement, mais un duel à l'épée vous attire une grande considération, surtout près des dames — toujours comme au pays massaï.
En résumé, on trouve donc chez ces nomades la notion du bien et du mal ; on trouve celle de la moralité, entendue, il est vrai, à leur manière ; on trouve l'idée d'un Dieu existant et s'occupant de nous, d'une âme, d'une vie après la mort ; on trouve le sacrifice, l'expiation, la prière : c'est le fond de toute religion.
En tout cas, il est heureux pour la pénétration européenne et pour la tranquillité des tribus voisines que ces peuples ne soient pas musulmans : si l'islam ajoutait son fanatisme à leurs instincts naturels, ils seraient inabordables.


Illustrations :
1-Femmes vaquant à leurs occupations quotidiennes au XIXème siècle. (dessin de Mgr Le Roy dans son ouvrage)
2-Double page (réduite) du livre de Mgr Le Roy, montrant divers types d'hommes

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