Les miettes font le pain. La leçon de vie d’
une favela
Des égouts à ciel ouvert, aucun
centre de santé ou de loisir, ni d’école, les favelas sont
un monde à part. Sous contrôle des narcotrafiquants, elles sont
des zones de non-droit où personne de l’extérieur
n’ose s’aventurer. À Vila Prudente, l’une des favelas
de São Paulo, le P. Patrick Clarke, un spiritain irlandais, vit et
partage depuis 35 ans les peines et les espoirs de ses
habitants.
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Rencontre de quartier
«
Pas de
photos dans les rues
! Les trafiquants de drogue vous arracheraient aussitôt
l’appareil des mains de peur que l’on ne communique quelques
clichés à la police », prévient le P. Patrick en sortant de la petite
chapelle Saint-Joseph qu’il a construite en 2010 avec l’aide de la
population. Nous le suivons dans un dédale de ruelles si étroites
que seuls les piétons ou les cyclistes les empruntent. Ce
jour-là, une rencontre est organisée chez Doña Lili, une
maman de 14 enfants. Elle est âgée et de santé fragile. Une
quinzaine de personnes, des voisins et amis, Sœur Genoveva (qui vit avec
trois autres religieuses dans le même quartier) et les animateurs du
Mouvement de défense des habitants des favelas (MDF) sont venus
l’entourer de leur affection. Toute sa vie, Doña Lili a
sillonné la favela pour visiter les malades, rencontrer les familles,
enseigner le catéchisme, réunir les gens pour les encourager
à former des comités de quartier. Elle a connu le P. Patrick lors
des travaux de canalisation des égouts, un travail de cinq ans
réalisé à mains nues, dans la puanteur et au milieu des
rats, par des volontaires de la favela…
Spiritualité pratique
Un chant ouvre le temps de prière
: «
Que Dieu bénisse Doña Lili, sa famille et cette
assemblée ici présente. » Puis viennent les témoignages
: le jeune Carlos se souvient
d’une visite, avec Doña Lili, à un enfant
handicapé, Dado, du catéchisme qu’elle lui a
enseigné. Tous témoignent de sa foi simple, profonde et
rayonnante. Sueli, la responsable du MDF, rappelle que la foi ne va pas sans
l’espérance et la persévérance, que le projet de
Dieu devient réalité quand la foi, qui nous fait rêver
à un monde différent, nous engage à nous unir pour le
transformer, sans reculer devant les obstacles. «
Au début nous
n’étions que deux ou trois à nous réunir dans une
baraque, sous un toit qui prenait l’eau, se souvient à son tour
la vieille maman. Je pensais que je n’étais capable de rien et,
la première fois que je suis allée visiter un malade, je
tremblais. […] Aujourd’hui, je vois les enfants aller à la
crèche du quartier que nous avons construite. Je rends grâce
à Jésus pour la vie et tous les gens que j’ai
rencontrés et qui m’ont soutenue. » «
L’action est liée à la mystique, nous expliquera
plus tard le P. Patrick.
Lorsque nous avons dressé un lexique du
vocabulaire employé par les gens, les mots faim, chômage, infirme
ou hôpital revenaient souvent, mais jamais le mot réunion. On
demandait qui voulait venir à la réunion, personne ne
répondait
; qui souhaitait venir à la prière, tous
levaient la main. Nous avons donc commencé avec la Légion de
Marie (un mouvement d’apostolat par la prière) dans la rue. On
célébrait la messe là où l’on pouvait. On
réunissait les gens pour prier et les faire réfléchir sur
leurs conditions de vie. Un processus long, pour que les habitants deviennent
eux-mêmes les acteurs de transformation de leur milieu.
» Manuel proclame
maintenant l’évangile du Pain de Vie (Jn 6, 51-59). Eduardo,
l’un des fils de Lili, qui vient d’ouvrir chez lui une classe
d’informatique et d’alphabétisation pour les enfants, prend
la parole
: «
Moi, je suis d’esprit
pratique. Si Jésus nous dit : “Prenez et mangez
!”
peut-on rester
sans rien faire
? Jésus aime la pratique. Il nous donne à
choisir entre le partage et l’égoïsme, il est heureux quand
nous faisons le choix de travailler ensemble et de nous entraider.
» Le temps de
prière et de partage se conclut par un chant dédié
à Marie de Nazareth. Doña Lili, la «
Marie des promesses
», comme aime
l’appeler le P. Patrick, essuie pudiquement une petite larme…
Comme la mouche sur un mur
«
Pour un
processus transformateur, il faut beaucoup de temps, explique Patrick
Clarke,
autour d’un repas simple et fraternel. On commence avec
rien, on tisse peu à peu des relations, élabore de petites
choses ensemble. C’est comparable à des miettes de pain que
l’on rassemble pour se nourrir. C’est l’Évangile qui
l’enseigne mais nous l’oublions souvent, surtout les jeunes
générations habituées à aller vite et à
tout obtenir rapidement. Paolo Freire, que j’ai rencontré une
fois à Paris, m’avait recommandé d’être
semblable à une mouche sur le mur. J’ai suivi son conseil.
J’ai pénétré le monde de la favela, appris ses
codes, sous l’œil des caïds de la drogue, inquiets de savoir
où tout cela conduirait. J’ai appris, bien plus tard,
qu’ils ont souvent discuté entre eux de ce qu’ils allaient
faire de moi, mais personne ne voulait toucher à un
prêtre.
»
Des étoiles au cœur de la favela
Le travail lent et épuisant de canalisation des égouts par
les gens du quartier leur a permis de prendre conscience de ce qu’ils
pouvaient entreprendre et réussir ensemble. Après les
égouts, les habitants ont construit le jardin d’enfants, puis le
centre culturel. Ce dernier met à disposition des enfants et des
adolescents une petite bibliothèque, des classes de danse, de musique,
de peinture, des cours d’éducation sexuelle et affective ainsi
qu’un atelier de mosaïques
: des arbres, des étoiles, des vagues multicolores,
assemblages de débris de carrelage, courent joyeusement sur les murs du
centre et des maisons avoisinantes, jusqu’au fond de la petite chapelle
ornée d’un splendide Christ en gloire.
Une Église à la marge
«
Théologie de l’égout », c’est le terme
qu’emploie le P. Patrick pour qualifier une pratique populaire de
la foi par ceux qui vivent aux marges de la société. Aussi
déplore-t-il que l’Église catholique soit devenue une
institution trop accaparée par l’administration des paroisses et
des sacrements et si peu présente auprès des populations en
marge d’une croissance économique qui donne la fausse illusion
que tous profitent de la prospérité de ces dernières
années. Il se prépare, tout de même, à recevoir un
jeune confrère spiritain qui vient en renfort. Des séminaristes,
venus à la favela de Vila Prudente pour un temps de stage, ont tous
reconnu qu’ils avaient reçu là leur plus belle
leçon de pastorale.